Réparation (Pradez)/6

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Payot & Cie, éditeurs (p. 105-124).


VI


— Isabelle… Comment te sens-tu ce soir ?

À la voix de son père, la jeune fille sourit faiblement et l’émail pur de ses dents se montra une seconde entre les lèvres entr’ouvertes, puis il disparut. Elle dit :

— Mais bien… bien…

Étendue sur le sable, un châle plié sous sa tête, elle regardait la mer, la mer nue, frileuse et frissonnante, s’envelopper de la pourpre du couchant. Un grand chapeau de feutre blanc, rabattu sur son visage, cachait l’expression de ses yeux. Germaine, un livre ouvert sur les genoux, était assise à côté d’elle et son regard errait au loin sans se fixer nulle part.

Des flaques, restées prises entre des rocailles, étoilaient la plage de mares sanglantes et de grands rocs noirs accompagnaient la courbe gracieuse de la côte, la hérissaient de pointes, de saillies, d’écueils, Sur le sommet des falaises abruptes, l’herbe des sables, maigre et chétive, jetait un tapis de verdure roussâtre.

Toutes les années, lorsque venaient les chaleurs suffocantes de juillet, Isabelle, que sa croissance rapide avait anémiée, prenait des pâleurs inquiétantes. Philippe l’emmenait aussitôt loin de la plaine brûlante où le sol saturé d’eau exhalait une atmosphère humide et malsaine. Il la conduisait tantôt ici, tantôt là, le long des côtes vertes et salubres de la Normandie. Jamais, bien que l’océan fût tout près d’eux, ils n’allaient le chercher dans leur patrie d’adoption.

Sur le bout de plage que la mer venait d’abandonner, des bandes d’enfants folâtres, jambes nues, criaient à tue-tête. C’étaient des rires, des gambades, des appels, un croisement d’idées et de volontés, un vacarme assourdissant, que le bruit continu de la mer avalait en grondant.

Dans la distance, une flotille de barques, aux voiles gonflées, glissait, comme un vol d’oiseaux gigantesques, sur la mer déserte, et Isabelle, attentive, en suivait les capricieuses évolutions. Le sourire qu’elle avait ébauché tout à l’heure pour satisfaire son père avait entièrement disparu ; le pli de sa bouche fermée était redevenu tendu et triste.

Tout à coup, elle sortit de sa prostration, quitta vivement sa pose nonchalante, s’assit sur son châle et dit :

— Oh ! voyez donc, maman, là-bas, un navire, un tout gros.

Et croisant ses mains sur ses genoux elle regarda les tourbillons de fumée s’échapper des deux grosses cheminées. Le nuage gras s’élevait avec peine à quelques mètres puis il rabattait sur l’eau son panache pesant, et la traînée noire s’allongeait épaisse et persistante.

Philippe se leva. Depuis qu’Isabelle avait interpellé sa belle-mère, il n’avait pas cessé d’observer sa fille.

Il dit, sans la quitter des yeux :

— Le froid va venir, Isabelle, voilà le vent qui se lève. Il faut marcher à présent.

Le soleil venait de sombrer dans les vapeurs et au même instant une fraîcheur était tombée. Un voile gris, uniforme, enveloppa tout à coup l’espace, tandis qu’une brise glacée chassait les nuages éteints, les roulait avec effort les uns sur les autres du côté du couchant.

Isabelle et Germaine se levèrent simultanément, et tous les trois ils s’en allèrent du côté de la mer. L’immense nappe mouvante, aux dessous glauques, commençait à se crever ici et là, lançant au vent des floraisons d’écume. Les trois promeneurs s’approchaient de l’eau sans parler.

De temps en temps, Philippe s’efforçait d’apercevoir le visage d’Isabelle, mais les bords du grand chapeau mou le lui dérobaient ; l’expression triste du fugitif sourire qu’il lui avait arraché tout à l’heure le poursuivait douloureusement.

Que de fois, pendant les six années qui venaient de s’écouler si lentes, si longues, il avait interrogé Jacques au sujet de cette tristesse tenace qu’aucune distraction ne tentait ! Toujours il avait reçu la même réponse laconique : « Elle n’a rien ». Quand, mécontent de ce diagnostic péremptoire qui ne diminuait en rien son inquiétude, il insistait, le docteur ajoutait quelquefois : « Aujourd’hui, on n’y peut plus rien, ni toi ni personne. Elle est comme ça parce qu’elle est comme ça ». De loin en loin, il concluait brusquement : « Toujours pas de nouvelles ? » Philippe répondait d’un ton bref : « Aucune ». Et l’entretien s’arrêtait net.

Isabelle avait obstinément refusé d’aller passer une saison à Paris. Elle aimait mieux rester à la maison avec Germaine, l’aider dans les soins domestiques, la soulager des tracas de son intérieur comme si la société de sa belle-mère avait pour elle un charme plus grand que l’attrait de tous les plaisirs.

Si parfois, exaspéré de la préférence ouverte que ce choix témoignait à sa femme, Philippe s’efforçait d’arracher Isabelle à des préoccupations où il n’avait point de part, s’il essayait de réveiller un écho de l’ancienne gaieté, vive et bruyante, de la petite fille d’antan, Isabelle, au lieu de rire comme autrefois des saillies de son père, s’attristait davantage. La joie factice de Philippe semblait lui faire un mal aigu.

Alors le père, mordu au cœur par une jalousie insupportable vis-à-vis de Germaine, s’en allait galoper à travers la campagne pendant des heures. Quelquefois il s’arrêtait chez Jacques, poussé par un désir ardent de se plaindre de l’attitude d’Isabelle ou d’accuser tout haut devant quelqu’un la sournoise influence à laquelle il attribuait la froideur de sa fille, mais une fois en face de son ami, il ravalait brusquement son chagrin. Il y avait eu, pendant les six dernières années, une altération dans ses rapports avec Jacques, un imperceptible changement, qu’il ne parvenait pas à définir et qui gênait la libre expression de ses rancunes touchant sa femme. Il ne prononçait plus jamais le nom de Germaine quand Jacques était présent. Mais, depuis qu’Isabelle avait cessé d’être une enfant taciturne, presque morose, qu’elle était devenue une grande jeune fille tranquille et sérieuse, quelquefois le père, lorsqu’il se trouvait seul avec son ami, lui disait à brûle-pourpoint :

— Elle t’aime, toi. Elle écoute ce que tu lui dis, elle fait tout ce que tu veux… N’aie pas peur… je ne suis pas jaloux de l’amitié qu’elle a pour toi, au contraire. Mais, avec l’influence que tu as prise sur elle, est-ce que tu ne peux donc rien faire pour me la rendre ? Tu pourrais si tu voulais. Et il regardait son ami fixement, comme pour mieux faire pénétrer dans ce cerveau étranger l’idée qui avait germé dans le sien au milieu de l’angoisse et du chagrin et que ses lèvres hésitaient à formuler tout entière.

Mais Jacques se récusait toujours, surpris :

— Moi… allons donc ! Je suis bon tout au plus à embellir un peu la solitude de sa jeunesse, voilà tout. Je ne sais pas ce que tu t’imagines, Philippe.

Philippe se taisait, mais l’intimité qui unissait Jacques et Isabelle restait un rayon d’espoir vague auquel son cœur inquiet s’accrochait.

Sans ouvrir la bouche une seule fois, les trois promeneurs traversèrent, dans toute sa largeur, la plage sablonneuse, et lorsque la lisière d’écume vint effleurer leurs pieds, ils s’arrêtèrent côté à côte en face de la mer.

Au bout de quelques secondes de contemplation muette’, Philippe dit en regardant sa fille :

— Il est temps que j’aille à la rencontre de Jacques. C’est ce soir qu’il arrive. Tu t’en souviens, Isabelle ?

— Si je m’en souviens ! Ce bon Jacques, oui, c’est ce soir qu’il arrive ! Vous nous l’amènerez tout de suite, n’est-ce pas ?

Et soulevant le bord du chapeau que la masse des cheveux tordus derrière la tête rejetait toujours en avant, elle montra enfin à son père l’ovale de son visage délicat. La brise de mer animait la peau d’une teinte rosée, mais, en dépit de cette fraîcheur d’emprunt, la physionomie conservait un air maladif et las. Elle ajouta :

— Ou bien nous irons à votre rencontre le long des falaises. Qu’en pensez-vous, maman ?

Germaine acquiesça d’une voix vide :

— Je ferai tout ce que vous voudrez, mon enfant.

Philippe fronça ses sourcils noirs et s’éloigna rapidement. Les deux femmes continuèrent à marcher sur la grève mouillée ; Isabelle, grande, svelte, le buste serré dans une jaquette de drap sombre ; Germaine, fluette, amaigrie, consumée.

Elles allaient devant elles le long de la lisière d’écume, contournant les rocs noirs dont les aspérités menaçantes émergeaient du sable. Autour de ces récifs qu’à chaque marée l’eau recouvrait en grondant, des paquets d’algues, abandonnés par la mer, traînaient en désordre. Une odeur forte, pénétrante ; montait de ces amas de varechs détrempés, et, sur les lourdes grappes gonflées d’eau, des myriades d’insectes gris pullulaient, allaient, venaient, sautaient, s’agitaient dans une folle ivresse de mouvement.

Chaque fois qu’une de ces fourmilières d’êtres presque imperceptibles se trouvait sous ses pas, Isabelle ramassait dans ses mains les plis de sa robe de laine blanche et elle s’arrêtait net. De la pointe de son ombrelle, elle remuait le tas de varechs et de tout près, longuement, elle considérait les bonds désordonnés de ce petit monde remuant. En même temps, le souvenir de Lucien et de son amour pour les choses de la nature, ce Souvenir puissant qui remontait tout vivant du passé chaque fois qu’elle était en contact avec les fleurs, les plantes, l’air, le soleil, tout ce qui constitue la vie intime de la terre, la saisissait brusquement. Elle restait penchée sur le sol, le cœur déchiré de regrets.

Ni le passage de tant de jours monotones, ni les efforts désespérés de Philippe n’avaient diminué en rien l’obsession de cette réminiscence tenace enracinée au fond de sa mémoire. Elle était demeurée aussi vivace qu’au premier jour, comme si quelque stimulant secret caché dans un repli mystérieux de son âme l’y ranimait sans cesse.

L’ombre descendait et déjà la ligne de l’horizon s’effaçait dans le vague brumeux du lointain. À l’ouest, à l’extrémité d’un roc aigu, le feu d’un phare venait de s’allumer. Très avant dans la mer, il étincelait fixe et solitaire. Germaine dit, indifférente :

— Il faut aller à présent, mon enfant.

Isabella passa familièrement son bras sous celui de sa belle-mère et les deux femmes traversèrent le bourg pour aller rejoindre la route des falaises. Elles se parlaient à mi-voix, intimes.

— Quelquefois, maman, dit Isabelle, je voudrais redevenir toute petite. Il y a tant de choses qu’on ferait aller différemment si l’on pouvait seulement tout recommencer depuis le premier jour ! Chaque fois que je pense au passé, j’ai cette impression. Et vous ?

— Non, dit Germaine, la bouche amère, à quoi bon ? Nous serions toujours entourées des mêmes apparences, des mêmes mensonges. Il n’y aurait rien de changé.

Isabelle ne répondit pas. Mais au bout d’un instant elle entoura de son bras la taille frêle de sa compagne et la pressa contre elle silencieusement. C’était le seul moyen dont elle disposât pour exprimer sa sympathie au sujet d’une épreuve, devinée depuis longtemps, et que son propre père infligeait. Ainsi enlacées, elles firent quelques pas sans parler, puis elles reprirent l’entretien interrompu.


À l’autre bout de la blanche chaussée, Philippe et Jacques s’étaient rejoints depuis longtemps.

Dès qu’ils furent sortis de l’encombrement bruyant de la gare, Philippe ralentit le pas. Il interrogeait à la dérobée le visage sérieux de son ami et attendait, dévoré d’impatience, qu’il ouvrît le premier l’entretien. Agacé de son silence, il le stimula enfin un peu sèchement :

— Pourquoi ne dis-tu rien ? N’as-tu pas reçu ma lettre ?

— Si, Philippe, je l’ai reçue hier et je l’ai méditée toute la nuit. Après tout ce que tu as fait pour moi, c’est encore la plus grande preuve d’affection que tu m’aies donnée… Et pourtant… pourtant… comment faut-il t’expliquer cela ?

— Et pourtant, acheva Philippe froidement, tu ne veux pas, ce projet ne cadre pas avec les tiens, dis franchement ta pensée, va, ne te gêne pas.

— Je ne veux pas te laisser t’enfoncer dans un monde de chimères, voilà ce que je ne veux pas. Si je te prenais au mot, tu serais le premier à me le reprocher un jour, tout haut ou tout bas. Il faut voir les choses raisonnablement et les accepter telles qu’elles sont. Isabelle est beaucoup trop jeune pour moi. Laisse-moi continuer à l’aimer sans autre ambition que de conserver le plus longtemps possible ma place d’ami préféré. Ce qu’il lui faut, pour le moment, c’est l’apaisement, le calme d’esprit, la tranquillité, voilà tout.

Philippe répéta lentement :

— L’apaisement, le calme d’esprit, la tranquillité, bien. Comment les lui donner ? Le moyen ? Indique-le moi.

Jacques se tut, embarrassé. Toute son expérience pratique des maux du corps ne lui suggérait rien pour procurer à Isabelle l’oubli d’un fait lointain, resté trop vivant dans son esprit. Là était son mal, et aujourd’hui personne n’y pouvait rien.

Philippe reprit :

— Il faut donc se résigner à la voir s’étioler en plein soleil de jeunesse… il faut que je me contente de la regarder de loin passer tous ses jours à côté de Germaine, et tout cela pourquoi… pourquoi ?

Il s’interrompit, regarda la mer qui venait d’apparaître au détour de la route fermant l’horizon d’une ligne noire, corrigea avec effort sa pensée dirigée sur Germaine et ajouta :

— Parce qu’un jour, sans réfléchir, sans m’attarder à considérer le pour et le contre des choses, j’ai cédé à l’antipathie que cet intrus, accroché aux jupons de Germaine, m’inspirait.

— Pourquoi as-tu fait cela, Philippe ? dit Jacques vivement, je ne l’ai jamais compris.

— Pourquoi j’ai fait cela ? répéta Philippe très excité. Comment faut-il t’expliquer ? Dès le début de mon mariage, la présence de cet enfant m’avait été antipathique. Il me semblait que Germaine s’occupait trop de lui. Oui, en vérité, j’étais aveugle au point de le croire, et cela m’irritait à toute heure, sourdement. J’accusais cet hôte étranger d’empêcher l’ancien bonheur de revenir. Je croyais que c’était lui qui créait entre Germaine et moi la distance que je sentais grandir tous les jours, et je l’ai haï d’une haine stupide, égoïste, aveugle, jusqu’au moment où, froidement, Germaine me déclara qu’elle n’avait jamais aimé ce garçon. Mais pourquoi donc n’aimait-elle pas cet enfant confié à sa sollicitude par un mourant ?

Il marcha un moment d’un pas nerveux, puis il reprit :

— Elle disait cruellement vrai, elle ne s’est jamais souciée de lui. Ce jour-là je compris trop tard que ce n’était pas la présence de Lucien qui était l’obstacle entre nous, que c’était autre chose. Je ne l’aimais plus comme elle l’aurait voulu ! voilà ce qui nous séparait.

Sans laisser place à une interruption, il poursuivit :

— Et aujourd’hui elle se venge en me prenant mon enfant, elle me l’enlève tous les jours davantage sans que je réussisse à déjouer ses artifices. Toi seul, tu aurais pu nous garantir d’un esclandre public, mais tu ne veux pas.

Il ajouta, amer :

— Cela te semble donc si difficile que cela d’aimer cette pauvre enfant qui s’appuie sur toi avec tant de confiance ?

Jacques murmura, agité :

— Ne me trouble pas inutilement, Philippe. Autrefois j’ai fait une expérience très cruelle. Tout cela est passé aujourd’hui et je n’y pense plus jamais. Seulement, je ne pourrais pas envisager une seconde épreuve comme la première. Ne me trouble pas inutilement, je t’en prie. Tous ses rêves de jeunesse entraînent Isabelle loin de moi. Elle n’a jamais vu en moi que l’ami de son père, avec lequel elle ne se gêne pas, justement parce qu’étant l’ami de son père il ne peut jamais être autre chose à ses yeux.

Il réfléchit une seconde, préoccupé. Pour la première fois depuis qu’il avait vu Isabelle se transformer lentement sous ses yeux, il eut la brusque impression que dans leur franche intimité Philippe avait perçu un élément que lui-même n’y avait jamais soupçonné. Une inquiétude le mordit aussitôt au cœur, une tristesse d’appréhension, une souffrance sourde où se confondaient le souvenir du passé et la crainte des jours à venir.

Il reprit avec effort :

— Elle n’a pas vingt ans et j’en ai trente-cinq. Ce serait la sacrifier au seuil de la vie. Est-ce cela que tu veux, dis ? D’ailleurs, qu’importe… c’est elle qui ne voudra pas.

Philippe s’arrêta brusquement et saisissant les deux mains de Jacques, il les serra, les secoua en murmurant d’une voix entrecoupée :

— Elle voudra… je te dis, moi, qu’elle voudra. Elle t’aime plus que tu ne crois… Elle voudra !…

Jacques resta silencieux. Son sang s’était mis à battre lourdement dans ses veines ; il reconnaissait avec angoisse ce martellement pesant qui n’était plus revenu depuis l’heure de sa cruelle déception. Il dit enfin d’un ton décidé :

— Je persiste à croire que tu te trompes, Philippe ; en tous cas tu ne diras rien de tout ceci à Isabelle. C’est moi qui lui parlerai. Je lui parlerai au moment que je choisirai. Je te défends de l’influencer, comprends-tu ? Si l’ombre d’une surprise passe dans ses yeux, cela suffira à m’éclairer.

Ils venaient de franchir le point culminant de la route et le petit bourg apparut tout à coup très loin avec ses lumières jaunes clignotant dans la nuit. Sur ce fond brouillé, piqué de feux vacillants, les silhouettes inégales de Germaine et d’Isabelle se détachaient brusquement tout près d’eux.

Jacques soupira, oppressé. Déjà Isabelle ne lui apparaissait plus comme la petite fille triste et songeuse qui avait grandi sous ses yeux. Elle venait à lui sous la forme d’un être attirant et redoutable. Si Philippe se trompait, c’en était fait de sa libre intimité avec la jeune fille, et la vie dépouillée de ses relations avec Isabelle lui semblait soudain un désert aride et sans fin. La joie du travail où s’était noyé jusque-là le vide secret de son existence ne lui suffirait plus.

En dépit du sourire amical qu’il ébaucha en abordant les deux femmes, Isabelle perçut sans peine une préoccupation, un souci, quelque chose d’insolite dans l’expression des yeux lumineux de son fidèle compagnon. Familière, elle saisit le bras de Jacques et l’entraîna :

— Jacques, vous avez quelque chose. Qu’est-ce que c’est ?

S’il eût été seul avec elle dans ce moment, oui, dans le frémissement de ce revoir si différent de celui qu’il avait anticipé, peut-être aurait-il osé l’interroger.

Mais déjà elle fixait sur lui un œil attentif, impatient, et elle ajoutait d’un ton changé. :

— Un malheur, dites ?

— Non, Isabelle, non.

Il avait tout de suite saisi la pensée de la jeune fille, l’éternelle pensée harcelante qui avait empoisonné cette jeunesse en fleur. Il la considérait sans parler, plongeant tout au fond des yeux aimants levés sur lui un regard scrutateur. Il dit enfin en hésitant, comme s’il abordait un terrain inconnu où, tout à coup, son pied pouvait enfoncer :

— Il ne faut plus penser obstinément au passé comme vous le faites, Isabelle. Aujourd’hui qu’on n’y peut rien changer, il faut l’oublier comme s’il n’avait jamais existé.

Elle fit quelques pas, les yeux baissés, puis elle dit, tendue :

— Pourquoi me dites-vous cela, aujourd’hui ? Vous me trompez, vous savez quelque chose.

— Non, je ne sais rien de ce que vous vous imaginez, mais ce que je sais, ce que je vois, c’est que depuis des années vous vous rongez d’inutiles regrets et que, sans aucun profit pour personne, vous torturez votre père. Regardez-le.

Elle tourna vivement son visage blanc du côté de Philippe. Silencieux, vieilli, lassé, il marchait un peu courbé à côté de Germaine. Elle dit d’une voix basse :

— Je ne peux pas faire autrement. C’est comme une chaîne qui me tient ; je ne puis pas la briser.

Son animation un peu factice était tombée. Toutes les lignes tristes de son visage avaient repris leur place, et elle continuait de regarder son père comme si elle ne voyait plus que lui. Jamais elle n’avait perçu si clairement les flétrissures du visage et le changement de l’allure. Tout à coup, elle quitta le bras de Jacques et alla s’accrocher à celui de Philippe. Des deux mains elle s’y cramponna et elle l’entraîna, mais quand ils furent seuls l’un à côté de l’autre sur la route déserte et qu’elle put librement lui parler sans être entendue de personne, de ses lèvres serrées, entr’ouvertes avec effort, un seul mot sortit :

— Papa…

Il dit, content :

— Fillette… Est-ce que Jacques… est-ce que Jacques…

Mais elle l’interrompit sourdement, hâchant ses mots :

— Ce n’est pas… volontairement… que je vous tourmente ainsi par mon attitude chagrine… C’est comme une chaîne qui me tient… je ne puis pas être autrement… C’est comme une chaîne…

C’était la première fois, depuis que le départ de Lucien les avait séparés, qu’Isabelle faisait, devant son père, une allusion directe à son persistant chagrin. Il serra le bras tremblant qui frémissait sous le sien et murmura :

— Non… non… ce n’est pas ta faute… c’est… c’est…

Mais le nom de Germaine, qui était monté à ses lèvres, s’y arrêta.

Cherchant en vain les mots qui fuyaient, ils atteignirent en silence les abords du bourg. Pourtant, quand Jacques et Germaine les eurent rejoints, Philippe jeta à son ami un regard reconnaissant. Si quelqu’un pouvait lui rendre la confiance et l’amour d’Isabelle, c’était l’auxiliaire qu’il avait choisi !