Réparation (Pradez)/7

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Payot & Cie, éditeurs (p. 125-186).


VII


L’automne arriva et la grève ensoleillée, naguère pleine de vie, de bruit, de couleur, se dépeupla. On ne voyait plus sur la perspective déserte que quelques groupes retardataires tapis au fond des tentes, à l’abri du vent aigre soufflant du nord, ou, ici et là, quelque promeneur solitaire errant sur la marge de sable sec.

Une dernière fois, avant de quitter ce coin de terre rocailleux, où des souvenirs si puissants resteraient attachés pour eux, Jacques et Isabelle arpentaient la plage abandonnée. Ils marchaient côte à côte sans se donner le bras et Jacques pensif ne quittait pas des yeux le profil droit de sa fiancée.

— Est-il possible, Isabelle, murmura-t-il enfin, que vous ne regrettiez rien ? Dites-le-moi encore, dites-le-moi souvent. Parfois il me semble que j’ai eu tort de vous enchaîner si jeune. Êtes-vous bien sûre que vous ne regretterez jamais votre décision ? Vous ne vous êtes pas même donné le temps de réfléchir.

— Qu’est-ce que je regretterais ? N’êtes-vous pas mon meilleur ami depuis des années ? Alors à quoi bon tant, tant réfléchir ?

Elle songea un instant, les yeux perdus au loin, puis elle reprit, sérieuse :

— Non, Jacques, je ne regretterai jamais rien. Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ! Je serais tout à fait heureuse si…

Il la stimula, inquiet :

— Si…

— Non, laissons cela pour aujourd’hui, vous n’aimez pas que j’en parle.

Elle soupira légèrement et la figure de Jacques s’attrista.

— Comment voulez-vous que j’aie confiance en l’avenir, dit-il, quand vous ne pouvez pas même me sacrifier un seul souvenir lointain et inutile !

Elle répéta vivement :

— Lointain et inutile ! Vous avez raison. Il est lointain et il est inutile, et pourtant il a été si présent dans ma pensée pendant toutes ces années que je ne puis pas l’en balayer ainsi du jour au lendemain. Il faut avoir un peu de patience.

Jacques se tut et, dans ce silence absolu, la jeune fille perçut vaguement un vide, un désir inassouvi que ses affectueuses protestations ne comblaient jamais. Elle reprit, attristée :

— Je ne sais pas ce qu’il faut faire pour ne pas vous chagriner. Si je vous tais ce que je pense, vous le devinez. Si je le dis, cela vous afflige. Alors qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

Jacques passa son bras autour de la taille souple et droite, l’attira, la pressa contre lui.

Le soleil commençait à baisser. Un gros rocher noir, hérissé de dents aiguës, les abritait du rare va-et-vient de la plage. La brume du soir, blanche et glacée, montait de la mer.

Un instant la jeune fille céda à l’étreinte inattendue, puis elle se dégagea :

— Il ne faut pas… il ne faut pas… les gens…

— Jacques la libéra aussitôt. Ils firent quelques pas en silence, contournant les flaques noires que la mer, en se retirant, laissait croupir au fond des creux de tous ces rocs déchirés, couleur d’encre. La marée apportait jusqu’à leurs pieds des paquets d’écume mêlés d’algues et ils longeaient de tout près cette frange mousseuse.

Jacques souffrait sourdement. Depuis ses fiançailles avec Isabelle, il n’avait pas cessé une minute de souffrir de cette même manière sourde et confuse. Il refoula avec effort la parole amère qui montait à ses lèvres et il dit simplement :

— J’ai reçu une seconde lettre de ma mère, Isabelle. Elle parle beaucoup de vous. Faut-il vous la lire ?

Elle accepta vivement et ils s’installèrent au pied d’un roc abrupt dressant derrière eux son flanc lisse. Autour de l’abri solide, le vent sifflait sans les atteindre.

Jacques lut d’un bout à l’autre l’épître maternelle, où chaque ligne ramenait le nom d’Isabelle. Quand ce fut fini, la jeune fille murmura :

— Merci. Comme elle est bonne !

— Puis elle se tut. À ses pieds, un amoncellement d’algues trempées gisait en désordre, et du bout de son ombrelle elle remuait ce tas de varechs rejeté par la mer, elle piquait, ici et là, les lourdes grappes jaunes ou bien elle les soulevait lentement, et brusquement les retournait. À chacune de ces attaques, de tous côtés, un fourmillement d’insectes s’échappaient, sautant, se démenant.

Elle dit enfin :

— Allons-nous en !

Et d’un mouvement vif, elle se leva. Mais Jacques la força de se rasseoir :

— Pourquoi voulez-vous déjà vous en aller ? Nous sommes si bien ici et c’est la dernière fois, Isabelle !

Elle céda sans protester, mais au bout d’un instant, elle dit avec effort :

— Vous n’aimez pas que je parle des choses d’autrefois. Il vaudrait mieux nous en aller d’ici, où tout me les rappelle.

Un souffle froid passa sur le cœur de Jacques tandis qu’il songeait à la longue torture d’isolement que Philippe avait subie à côté d’Isabelle. Comme il comprenait bien aujourd’hui le désir passionné du père d’arracher à tout prix son enfant à sa vie manquée ! c’était sur cette chance douteuse de l’avenir que l’enjeu de sa propre destinée se trouvait aujourd’hui placé.

Isabelle avait cessé de tourmenter, de la pointe de son ombrelle, la masse gluante des algues. Les mains croisées sur ses genoux, elle réfléchissait, les yeux errants dans le vide. Tout à coup, elle se retourna du côté de son fiancé et l’interrogea résolument :

— Pourquoi ne voulez-vous jamais me permettre de vous parler du passé ? Il y a si longtemps que tout cela m’étouffe. Cela me ferait du bien d’en parler une fois librement avec vous. Pourquoi ne voulez-vous pas ?

— Il me semblait que moins nous remuerions les réminiscences inutiles, mieux cela vaudrait pour vous. Je voulais vous aider à les oublier, voilà tout. Puisque c’est impossible, dites-moi, sans réticence, tout ce qui vous a tourmentée autrefois et tout ce qui vous tourmente encore aujourd’hui. Moi, refuser de vous écouter ! Comment avez-vous pu le croire, Isabelle ?

Elle répondit avec une animation subite :

— Si vous saviez avec quelle netteté je me souviens de ce temps-là ! Les heures se sont gravées dans ma mémoire comme dans du granit, les moindres détails, les faits les plus insignifiants, tout. Vous n’avez pas vu les choses d’aussi près que moi ; mille circonstances vous auront échappé ; vous n’avez pas assisté, jour après jour, à la suite des événements. Je vous raconterai tout depuis le commencement. Ah ! comme cela me fera du bien ! C’est une longue, longue histoire.

Offrant au regard de Jacques la rondeur de sa joue mate, aux dessous anémiés, et l’épaisse torsade fauve roulée derrière la tête, elle réfléchit quelques secondes comme si elle choisissait, au milieu du pêle-mêle de ses souvenirs, le plus approprié à figurer le premier, puis elle commença son récit d’une voix rapide :

« Pour vous faire bien comprendre tout ce que j’ai éprouvé, il faut que je remonte jusqu’au jour où papa me ramena à la maison, à mon retour de la pension. Notre rencontre à la gare avait été tendre et joyeuse et, durant le trajet en voiture, il me laissa babiller tout à mon aise sans m’interrompre. Il souriait à mes cris de joie, à mes exclamations bruyantes, et répondait à toutes mes questions sans s’impatienter. Une seule fois, il prit un air plus sérieux pour me prévenir que je trouverais chez nous un petit garçon étranger. Après m’avoir fait cette communication, il ajouta d’un ton presque sévère :

— Tu n’as pas à t’occuper de lui. Il a son travail. Il ne faut pas l’en distraire.

Dans ce moment-là ma joie de rentrer à la maison après deux ans d’exil était si grande que cette recommandation frappa mon oreille sans exciter autrement mon attention. Mon bonheur augmentait à mesure que je reconnaissais les lieux familiers, les routes blanches, les chaumières aux toits rouges, les moulins avec leurs grands bras tournants et enfin, enfin, au fond de la distance, la tache claire de la maison. Que m’importaient tous les petits garçons du monde, leur travail ou leurs loisirs ? J’allais reprendre auprès de papa ma vie d’autrefois, retrouver mes coins préférés, déterrer mes anciens jeux, réveiller tant de chers souvenirs qui me paraissaient à cette époque si loin, si loin de moi !

Durant toute la matinée qui suivit mon retour, je repris possession de la réalité avec une ivresse de joie que je n’ai jamais plus connue depuis. Tantôt j’allais de la cave au grenier, en furetant partout, tantôt je courais à perdre haleine dans les allées du parc, ou bien je m’asseyais au bord de l’étang où les trois canards blancs barbotaient tout à fait comme autrefois.

Ce matin-là, je ne songeai nullement à ce petit garçon qui habitait sous le même toit que moi et que je n’avais pas encore vu. Je l’avais si complètement oublié que lorsque je l’aperçus tout à coup, petit, pâle et maigre, assis entre papa et maman, j’eus un véritable choc de surprise. Il avait l’air timide, ne disait rien, et pas une seule fois son regard ne se posa sur moi. Il semblait ignorer complètement ma présence, et cette attitude étrange me remplissait d’étonnement. Je le fixais avec persistance, moi, et, à la fin, exaspérée de cette inattention soutenue, pour le sortir de son apathie, je demandai brusquement :

— Pourquoi est-ce que ce petit garçon boit tant d’eau ?

Papa tourna vivement la tête de son côté et le regarda longtemps d’un air mécontent, puis il me dit :

— Lucien boit ce qu’il veut. Laisse-le tranquille. Me croirez-vous si je vous dis que déjà alors, confuses et sourdes comme le sont les impressions des enfants lorsqu’ils s’expliquent mal ce qui se passe sous leurs yeux, j’éprouvai un premier mouvement de révolte ?

Quelque chose se soulevait au fond de mon cœur, je ne sais pas bien, même aujourd’hui, ce que c’était : de la pitié peut-être, une pitié vague, sans cause clairement définie, un sentiment de crainte, indécis et flottant, un je ne sais quoi d’inquiet qui tout de suite fixa mon attention sur ce petit compagnon d’existence que le hasard me donnait.

Il quitta la table avant la fin du déjeuner et je ne le revis plus de toute la journée. Mais, le soir, au dîner, je le retrouvai assis à la même place entre papa et maman. Comme le matin, il mangea sans dire un mot et évita de nouveau obstinément de rencontrer mon regard. Malgré mon désir, je n’osai pas lui adresser la parole. Mais le lendemain, décidée à le faire parler, à le forcer de me voir, de me sourire, je guettai pendant des heures son retour du collège. Quand je le vis enfin franchir la grille, je courus au-devant de lui, sûre d’un joyeux accueil.

J’étais très enfant pour mon âge et je voulais lui offrir tout simplement de partager mes jeux.

Au lieu d’agréer avec joie ma proposition, comme je m’y attendais, il la repoussa durement :

Je ne joue pas avec les petites filles, moi !

Je répétai stupéfaite :

— Ah ! vous ne jouez pas avec les petites filles, vous ?

Il me regarda un instant comme s’il hésitait, mais en ce moment même maman ouvrit la fenêtre et m’appela. Il se sauva en courant et je l’entendis murmurer en passant :

— Elle est ici.

Puis il disparut dans la maison.

Pendant les deux semaines qui suivirent cet échec, je n’eus plus une seule fois l’occasion de me rapprocher de Lucien.

Les premiers temps, quand je le voyais revenir du collège, je suppliais maman de me permettre d’aller à sa rencontre, mais elle s’y opposait avec une persistance inflexible :

— Non… non… votre père l’a défendu.

Et quand je la poursuivais de pourquoi, elle ne répondait rien. Quelquefois elle se mettait à pleurer.

Je cessai peu à peu de la tourmenter, mais ma gaieté s’en allait sans que je susse où, ni pourquoi. Je n’avais plus aucune envie de rire, ni de jouer. Je n’allais plus courir dans le parc, ni m’asseoir à regarder les canards. Lorsque j’étais de retour de l’école avant Lucien, je restais assise à la fenêtre jusqu’à ce que je l’eusse vu rentrer. Je ne pouvais me mettre à mon travail que lorsque je le savais dans la maison. Avant d’ouvrir mes cahiers, je l’écoutais fermer la porte de sa chambre. N’était-ce pas étrange qu’il me préoccupât ainsi longtemps avant que je comprisse rien à ce qui se passait tout près de moi ? »

Les joues pâles de la jeune fille s’étaient colorées. Elle fixa sur Jacques un regard brillant et elle ajouta :

— Vous voyez comme je me souviens, je parle… je parle…

Elle cacha un moment sa figure brûlante entre ses mains, puis elle reprit :

« Lorsque papa m’emmenait avec lui dans le phaéton, que nous étions assis tout seuls l’un à côté de l’autre sous le ciel bleu et que la jument nous emportait au grand galop à travers la campagne, je ne trouvais plus à ces courses rapides l’ancien plaisir. Il y avait un bloc sur mon cœur que rien ne remuait, il restait obstinément à la même place et m’accompagnait fidèlement partout. Je ne savais, pas bien moi-même ce que c’était. Quelquefois l’envie me venait de demander franchement la permission de jouer avec Lucien, mais chaque fois que je prononçais ce nom, la figure d’ordinaire indulgente de papa prenait un air dur que je ne lui avais jamais vu auparavant. Au moment d’être formulée, ma requête s’arrêtait au fond de mon gosier.

Parfois, lorsqu’il rentrait de ses courses quotidiennes et me trouvait assise à côté de la fenêtre, trop sérieuse et trop tranquille à son gré, papa plaisantait mon humeur taciturne et faisait des efforts pour m’égayer. Cela me faisait déjà mal, confusément. Oh ! comme je l’aimais pourtant ! Mais, tandis qu’il me racontait des histoires drôles pour me faire rire, tout le temps je voyais Lucien errer seul dans le jardin. Il allait de-ci de-là, se penchant à chaque instant sur la terre pour la regarder de tout près, comme s’il découvrait partout des choses extraordinaires sur le sol. Il cueillait aussi des petites fleurs communes, qu’il regardait longtemps l’une après l’autre, et il en faisait un bouquet qu’en rentrant il prenait avec lui.

Dès qu’il avait quitté le jardin, je courais à la place même où je venais de le voir absorbé dans cette longue et mystérieuse contemplation, mais je ne trouvais rien que du sable, de la terre, des petites fleurs insignifiantes et des fourmis noires s’entre-croisant comme toujours sur la poussière des allées.

Et constamment, de plus en plus constamment, la pensée de ce petit garçon qui menait à côté de moi une vie solitaire, pleine d’inconnu, me hantait comme un rêve obsédant.

De temps en temps, il m’arrivait de le rencontrer inopinément dans l’escalier, face à face, et tout de suite mon cœur se mettait à battre lourdement, comme si cette rencontre fortuite, ignorée de tout le monde, était un mal, ou bien que cela me donnât tout à coup une grande joie. Mais il passait très vite, sans me regarder, et ma joie s’envolait. Jusqu’à ce qu’il eût disparu, je restais à la même place, blessée, surprise, inquiète… Pourquoi est-ce qu’il ne me parlait jamais ?

Nous vécûmes ainsi jusqu’à la maladie de Lucien. C’est alors, Jacques, que je commençai à vous voir les yeux bien ouverts. Tous les jours, le cœur battant, je guettais le roulement de votre coupé sur le pavé de la cour, et quand je vous voyais traverser le corridor avec votre figure inquiète, j’avais une envie folle de me jeter à votre cou et de vous crier : « Il ne faut pas qu’il meure… il ne faut pas qu’il meure ! »

Mais vous passiez à côté de moi sans me regarder, et je vous voyais disparaître dans cette chambre qui m’était défendue et autour de laquelle, dès que papa était dehors et que maman, occupée de Lucien, oubliait de me surveiller, j’errais à la dérobée. »

Elle s’arrêta et rêva quelques secondes, les yeux perdus dans la distance, tandis que Jacques la considérait muet. Il l’encouragea enfin, affectueux :

— Il faut tout me dire aujourd’hui, Isabelle. Vous ne m’apprenez rien si ce n’est le ravage que ce malheureux événement a fait dans votre vie, et cela, il faut que je le sache clairement.

Elle reprit d’une voix basse :

— Oui, oui, je vous dirai tout…

« C’était pendant la convalescence de Lucien, et selon votre ordre, on l’avait transporté au jardin, en plein soleil. Le visage collé à la vitre, j’avais suivi avec anxiété les allées et venues de ce transport. C’était papa et Joseph qui portaient la chaise longue où Lucien était étendu. Enveloppé de châles et de couvertures, il avait l’air d’un mort. Son visage avait tellement changé que je ne le reconnaissais plus. Il avait tout à fait perdu l’aspect enfantin que je me rappelais. Enseveli sous tous ces plis d’étoffe, il me semblait aussi beaucoup plus grand. Stupide de surprise et de pitié, je le considérais ardemment, tandis que par la seconde fenêtre de la chambre, ouverte celle-là, j’entendais une voix faible répéter d’un ton las :

— Merci, merci… oui… très bien. Ce n’est pas nécessaire, non merci.

Comment faut-il expliquer cela ? Ces quelques mots si ordinaires, d’un sens si banal, m’entraient l’un après l’autre comme des aiguilles dans l’âme. Je ne percevais pourtant que d’une façon obscure la tristesse du ton, le profond découragement de l’attitude, ce je ne sais quoi de désolé que si souvent j’ai perçu dans la voix et dans les yeux de Lucien pendant les mois qui ont précédé son départ. Cela passait dans sa prunelle comme un éclair sans s’y fixer jamais. Il avait peur de mes questions, sans doute ; il les a toujours éludées jusqu’à la fin !

Ce jour-là, je ne pensais pas encore à le questionner, mais j’avais une envie folle d’aller m’asseoir à côté de lui au soleil, de chasser les mouches noires et lourdes qui le harcelaient, de lui tenir compagnie en silence sans le fatiguer.

Tout à coup, dans la chambre voisine, la voix sonore de papa résonna ; instinctivement je m’éloignai de la fenêtre. Pour tout ce qui touchait Lucien, je n’avais pas, avec mon père, la liberté d’allures qu’il aimait à me voir dans les circonstances ordinaires de la vie. Dès qu’on prononçait ce nom, sa figure se rembrunissait et aussitôt, sans l’aide de ma volonté, mes lèvres se fermaient d’elles-mêmes ; je devenais muette et glacée.

J’allai m’asseoir à l’ombre tout au bout de la chambre, et tapie au fond d’un fauteuil, j’attendis ce qui allait se passer. J’étais sûre qu’il allait se passer quelque chose, et je respirais avec effort, sans savoir au juste si c’était la crainte ou l’espérance qui me dominait. »

— Je n’ai pas voulu surprendre des paroles qui n’étaient pas pour moi, Jacques. C’est le hasard qui a tout fait. Ne croyez pas que j’aie écouté avec intention derrière une porte.

— Non, Isabelle. Continuez, continuez. Si vous saviez de quel poids votre franchise me soulage.

Isabelle répondit sourdement :

— À moi aussi cela me fait du bien de parler, après tant d’années !

Elle poursuivit :

« Papa parlait d’une voix irritée et, sans la voir, je devinais que maman avait la figure inquiète qui m’avait frappée si souvent depuis mon arrivée.

Je ne l’aimais pas beaucoup dans ce temps-là. Peut-être l’expression soucieuse et distraite qu’elle avait toujours en s’occupant de moi me blessait-elle obscurément, ou bien me restait-elle trop incompréhensible et lointaine, je ne sais. Je la considérais comme une étrangère dans la maison. Elle ne me gênait pas autrement. Seulement quelquefois, quand papa m’emmenait promener en voiture, je saisissais au vol, sur sa figure, une expression étrange, dure, presque méchante. Cela me glaçait jusqu’aux moelles et cette vision rapide s’incrustait dans ma mémoire à côté des autres énigmes au milieu desquelles je me débattais. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai découvert la cause de sa souffrance, et alors, elle a cessé de m’être énigmatique ; je me suis peu à peu rapprochée d’elle. Mais papa n’aimait pas nos relations. Cela aussi l’irritait. Tout les jours, je sentais grandir son mécontentement. Pourtant, malgré ce blâme tacite, je n’ai pas pu me résoudre à abandonner maman ; par pitié d’abord, et ensuite parce qu’elle était la seule personne avec qui je pouvais librement m’entretenir du passé. Cela ne l’intéressait pas au même degré que moi, mais elle m’écoutait et me répondait. Si je ne l’avais pas eue à côté de moi pour laisser échapper quelque chose de ce trop plein oppressant, il m’aurait étouffée. »

Elle s’interrompit, rêva quelques secondes et reprit :

— Il ne faut pas oublier ce qu’elle a souffert ni ce qu’elle a été pour moi pendant toutes ces années.

Et sans laisser au jeune homme le temps de répondre, elle continua :

« Je vous disais que papa avait une voix irritée. Tout de suite, à cause de ce timbre élevé et mécontent, je compris de qui il s’agissait et, le cœur tremblant, possédée par un instinct trop puissant pour être combattu, j’écoutai avidement. Très haut, d’une voix sèche et dure, papa disait :

— Puisqu’il en a nettement exprimé le désir, c’est assez. Il a voulu partir, il partira.

Il respira bruyamment et ajouta :

— Enfin, une fois, on en sera débarassé !

Il y eut un silence très court, puis il reprit :

— Pourquoi ne dites-vous rien ? Est-ce que l’idée de ce départ vous contrarie ?

La réponse de maman se fit longtemps attendre. Elle dit enfin :

— Vous ferez ce que vous voudrez. Seulement, laissez-lui au moins le temps de se remettre.

Papa se promenait de long en large dans la chambre. Il s’arrêta, brusquement et je me le figurai debout en face de maman. Cette fois, il y avait quelque chose d’étouffé dans sa voix lorsqu’il murmura :

— Voyons, Germaine, est-ce que je suis un tyran, un monstre ? Est-ce que je vous ai jamais opprimée ? Dites-moi au moins une fois clairement ce que vous pensez. Je ne vous comprends plus du tout depuis quelque temps. Cet enfant ne vous est rien, ni à moi non plus. Il met entre nous une ombre, une distance, que sais-je ? une séparation, et vous vous cramponnez à lui comme s’il était la chair de votre chair. Avouez que votre attitude est étrange.

De nouveau la réponse de maman se fit attendre. Je ne sais pas pourquoi, je m’imaginai qu’elle pleurait et pour la première fois j’eus envie de courir à elle et de l’embrasser. Elle finit par articuler avec effort :

— Vous ne m’aimez plus comme autrefois, Philippe.

Elle ajouta tout de suite d’une voix résolue :

— Cet enfant partira dès qu’il sera guéri. Puisque c’est lui qui l’a désiré, eh bien, oui, il partira.

À ces mots décisifs, mon cœur gonflé d’appréhensions confuses éclata. Dans ma détresse, je criai tout haut sans souci d’être entendue :

— Non… non !

Et je me mis à sangloter éperdument, comme si pour moi, désormais, tout était fini !

Elle s’arrêta, respira avec effort et reprit :

— Si vous vous étonnez que tous ces détails soient restés gravés dans ma mémoire avec une telle exactitude, pensez que, dans ces larmes-là, toute la foi naïve et inconsciente qui sert de tuteur à l’enfance et la soutient jusqu’à ce qu’elle ait acquis la force de se tenir droite sans appui, toute ma confiance d’enfant unique et choyée sombrait et se noyait à jamais.

Je sanglotais à perdre haleine, avec des spasmes qui m’étranglaient. Comme on ne parvenait pas à me calmer, on vous fit appeler.

Je vous vois encore entrer tout essoufflé et demander précipitamment :

— Qu’a-t-il ? Où est-ce qu’il est ?

Ce n’était pas à moi que vous songiez. Vous ne me voyiez même pas… Vous ne pensiez qu’à Lucien. Mieux que tous vos calmants, cette parole me tranquillisa comme par miracle. À partir de ce jour-là, je vous ai aimé fidèlement. Bien souvent, en sentant dans ma tête un fardeau de pensées trop lourdes pour moi, j’aurais tout voulu vous dire comme aujourd’hui. Mais je n’osais pas. Vous me traitiez comme une petite fille un peu fantasque à qui il faut passer ses caprices pendant qu’elle se développe avec effort. Plus tard, quand j’ai été plus grande, je n’osai pas davantage. Vous ne me questionniez jamais, et je ne savais comment aborder ce sujet qui semblait volontairement banni par tout le monde.

Pourtant depuis ce moment, sans vous en douter, vous avez été celui à qui, dans mes heures d’angoisse, je songeais toujours, en me disant : « Un jour, je lui dirai tout ».

Et maintenant ce jour est venu. »

Jacques l’attira brusquement à lui. Pour la première fois une bouffée de joie, de vraie joie lui montait au cerveau :

— Isabelle, ma chérie, merci de m’avoir depuis si longtemps donné votre confiance. Je ne la tromperai pas. Coûte que coûte, je vous rendrai le bonheur perdu, je vous le promets ; continuez.

Sans résistance, elle laissa sa main dans celle de Jacques, une petite main très froide sous le gant de peau claire et elle reprit :

« Le lendemain de ce jour, le soleil si brillant la veille avait disparu. Nous touchions à la fin d’avril. Après un commencement de printemps chaud, le froid revint, piquant. Des torrents de pluie glacée ruisselaient le long des vitres, et maman ne me permit pas d’aller à l’école. Lucien non plus ne quitta pas sa chambre.

Quand j’eus fini mes devoirs, je m’assis à côté de la fenêtre, selon mon habitude depuis que j’avais cessé de courir partout comme un écureuil libre et joyeux.

Avec une ténacité d’esprit fatigante, je songeais aux paroles de papa surprises la veille : « Il a voulu partir, il partira ». Et je me les répétais sans cesse. De temps en temps, je les intervertissais : « Il partira, il a voulu partir ».

Tout à coup j’entendis résonner sur les dalles du vestibule un pas ferme, bien connu. Je me levai brusquement. Une résistance de tout mon être me dressa sur mes pieds et, les yeux fixés sur la porte, j’attendis impatiemment qu’elle s’ouvrît. Mais elle resta fermée. Papa s’était éloigné sans même s’arrêter sur le seuil. Je me rassis désappointée tandis que la pluie mêlée de neige continuait de battre les vitres par saccades violentes et que l’eau se précipitait le long des gouttières avec un bruit de cascade.

Je ne sais pas combien de temps s’écoula dans cette pesante solitude, des minutes ou des heures…

À la fin la porte s’ouvrit doucement et maman entra. Elle vint à moi, me regarda de cet œil inquiet que si souvent je devais lui voir depuis, et me dit :

— Isabelle, votre père vous permet d’aller tenir compagnie à Lucien ce matin.

À cette déclaration inattendue, je demeurai quelques secondes frappée de stupeur sans trouver un mot à répondre. Ce bloc qui m’écrasait la poitrine depuis si longtemps venait de s’envoler comme un fétu de paille, et, chose étrange, cette délivrance me donnait tout d’abord une envie de pleurer. Mais cela passa vite ; la joie effaçait tout le reste, mes craintes vagues, mes appréhensions, mes informes soupçons ; je m’écriai, trompée par une logique enfantine :

— Ce n’est donc pas vrai qu’il s’en va ?

Maman me regarda très surprise, en murmurant :

— Qui est-ce qui vous a parlé de cela ? Il est malade pour le moment.

Je ne répondis rien, mais de nouveau quelque chose de lourd m’étouffa. Etonnée de mon silence, maman reprit :

— Cela ne vous fait donc pas plaisir d’aller tenir compagnie à Lucien par ce mauvais temps ?

Je me réveillai comme d’un rêve :

— Oh ! si… si… Et, pour la première fois, je me jetai à son cou. Elle parut surprise, puis au bout d’un instant elle me rendit mes caresses d’un air distrait.

Une seconde plus tard, folle d’impatience, je m’élançais dans l’escalier. En atteignant le palier, je croisai papa qui descendait lentement ; mais, dans ma hâte, je l’avais aperçu trop tard ; je le heurtai rudement sans le vouloir. Il m’arrêta et me dit :

— Eh bien, eh bien, fillette ?…

Il me regardait avec une telle bonté, une si tendre sollicitude brillait dans ses yeux souriants que mes craintes lugubres s’évanouirent de nouveau. Ma révolte aussi s’envola. Je nouai mes deux bras autour de son cou, en disant :

— Merci, papa, merci, j’y vais…

Il me détacha aussitôt de son cou, et, comme à l’ordinaire lorsqu’on parlait de Lucien, son visage s’assombrit. Il me laissa cependant continuer mon chemin sans essayer de me retenir. Mais je ne courais plus avec la même impétuosité qu’auparavant, je gravissais à pas lents la seconde rampe d’escaliers. De nouveau mon ardent désir venait de heurter l’obstacle mystérieux où se brisait tous les jours mon ancienne vivacité joyeuse d’enfant sans souci.

Au moment où je posais la main sur la poignée de la porte jusque-là défendue, une phrase monta du rez-de-chaussée. Claire, brève, distincte, elle traversa l’air comme un son de clairon et elle m’arriva tout entière. Une voix disait :

— J’ai cru vous complaire en permettant à ces enfants de se voir, et je crains déjà d’avoir eu tort. Heureusement, cela ne durera pas.

Je restai immobile sur le seuil de la porte, la main cramponnée au bouton de cuivre, mais sans le tourner. Papa continuait :

— Depuis que cette enfant est ici, elle ne pense qu’à se rapprocher de ce garnement ; il n’y a pas moyen de la distraire de cette idée. Eh bien, à la bonne heure… mais cela ne durera pas.

Une porte se ferma, je n’entendis plus rien.

Tremblante, j’entrai chez Lucien. Il était étendu sur une chaise longue, la figure tournée du côté du jour. Il ne me vit que lorsque je fus tout près de lui. Jamais, non jamais, je n’ai oublié l’expression de ce visage décharné, livide, sans une goutte de sang nulle part, lorsque tout à coup il m’aperçut. Et vous voulez que j’efface tout cela de ma mémoire ? Mais après ce qui s’est passé, c’est impossible, c’est impossible !

Il s’était dressé sur ses oreillers et il murmurait :

— Isabelle… c’est vous… c’est vous ?…

Il ne put rien dire d’autre et longtemps nous restâmes la main dans la main sans prononcer une parole. Qu’est-ce que nous nous serions dit quand nous sentions peser sur nous ce je ne sais quoi d’occulte que nous ne savions ni l’un ni l’autre expliquer ni traduire en mots ?

Ce fut lui qui parla le premier. Il me dit, l’œil brillant :

— C’est donc vrai qu’on vous permet de venir ? Ah ! que je suis content, que je suis content !

— Oui, maintenant je viendrai tous les jours. Quand il y aura du soleil, nous irons au jardin.

Tout en parlant, je le considérais stupéfaite. Il était tellement différent du Lucien d’avant la maladie que je ne le reconnaissais presque plus. Enfin, je lui dis :

— Comme vous êtes changé ! Vous êtes devenu très grand et très… maigre. Vous n’avez plus que de la peau.

Il sourit :

— Oui, j’ai été bien malade, si malade qu’un instant j’ai espéré…

— Qu’est-ce que vous avez espéré ?

— Rien. Maintenant que je vous verrai tous les jours, je n’y pense plus.

Comment faut-il vous expliquer cela ? Nous avions vécu sous le même toit sans nous parler, presque sans nous voir et, au bout d’une heure, il nous semblait que nous nous étions toujours connus.

Je le questionnais sur ses longues stations quotidiennes dans le jardin, et il me montrait ses récoltes de petites fleurs étiquetées de noms bizarres, proprement collées sur des feuilles de carton blanc.

Il y en avait une toute petite, délicate, d’un rose fin. Il la détacha et me la donna.

— Elle s’appelle l’herbe aux sorciers, dit-il. On en trouve beaucoup dans les forêts du Nord, elle aime l’ombre et la fraîcheur. Le long du chemin, près de la haie, il y en a quelquefois. Si vous en découvrez une, un de ces jours, vous me l’apporterez.

Il ajouta :

— Ah ! si vraiment elle était sorcière, je sais bien ce que je lui demanderais, moi !

Amusée, j’interrogeai :

— Quoi donc ?

Pour la première fois alors, je vis passer dans ses yeux l’expression dont je vous ai parlé tout à l’heure, mais elle disparut si vite que je n’eus pas le temps d’en saisir l’intensité. Il souriait déjà en murmurant :

— Mon Dieu, que je suis content que vous soyez venue ! Quand je suis si longtemps seul, sans rien faire, il me vient des idées qui me tourbillonnent dans la tête comme des essaims de papillons noirs. C’est tellement fatigant !

Il rencontra mon œil étonné, un peu inquiet, et tout de suite il ajouta :

— Ce n’est rien. C’est parce que je suis encore très faible. Cela passera dès que je pourrai marcher.

Combien de temps restai-je ainsi à l’écouter et à lui répondre, je ne sais. Tout à coup, j’entendis du bruit en bas, quelqu’un montait l’escalier ; je crus qu’on venait me chercher. Alors la question qui m’avait brûlé le cœur tout le temps de ma visite m’échappa ; je demandai, frémissante :

— Pourquoi est-ce que vous voulez vous en aller ?

Il y eut un long silence. L’éclair désolé passa de nouveau au fond de la prunelle fiévreuse et cette fois je le vis clairement, tandis qu’enfin Lucien me répondait :

— Ce n’est pas encore sûr. N’y pensons pas aujourd’hui. D’ailleurs, ce n’est pas encore sûr.

En ce moment la porte s’ouvrit. C’était vous, Jacques. Vous veniez voir votre patient et maman vous suivait de près. En m’apercevant, votre figure s’illumina. Votre sourire content me pénétra de joie jusqu’aux moelles. Comme je vous aimais déjà alors ! Vous me caressiez la joue en disant :

— Oh ! oh ! voilà une fameuse recrue, la meilleure garde-malade de tout le pays.

Ce jour-là, vous avez trouvé Lucien beaucoup mieux.

À partir de ce moment, toutes mes heures de liberté se passèrent à côté de Lucien. Papa ne me retira pas la permission donnée, et jusqu’au jour du départ nous pûmes librement nous amuser ensemble. Nous amuser !

Est-ce vraiment le mot qu’il faudrait employer ? Tant d’éléménts de tristesse se mêlaient sourdement à notre réunion ! L’irritation de papa, d’abord, que je sentais grandissante à mesure que je trouvais plus de plaisir à étudier avec Lucien les plantes et les bêtes qu’il m’apprenait à regarder vivre autour de nous, à comprendre, à aimer… et puis le cauchemar de ce départ qui approchait. Il ne voulait jamais que je lui en parle, et si parfois, malgré son déplaisir, je me risquais à y faire allusion avec la tenace espérance que ce malheur pourrait être évité, il me désabusait d’un mot bref :

— Il le faut, c’est inutile d’en parler, il le faut.

Exaspérée, je le pourchassais de questions :

— Pourquoi… mais pourquoi ?

Alors toujours l’expression désolée passait sur son visage, le contractait un moment, mais il ne répondait rien. Quelque chose de lourd m’oppressait… m’oppressait et, moi aussi, je me taisais.

Enfin l’affreux jour arriva. J’avais demandé à papa la permission de manquer l’école, et après un moment d’hésitation, d’un signe de tête muet, il me l’avait accordée.

Lucien devait partir le matin.

Dès que je fus prête, je courus au jardin. Il m’avait promis qu’une dernière fois nous nous assiérions ensemble à l’ombre du lilas, vous savez, du gros lilas blanc qui est derrière la maison. C’était l’automne, il n’y avait plus de fleurs, mais le feuillage touffu se dressait tout droit, immobile sur un ciel uni, blanc comme un linceul. Pas un souffle d’air ne passait dans les branches et on n’entendait rien si ce n’est, dans la cour, le bruit des sabots de la jument qui frappait la pierre avec impatience. Quelque chose d’écrasant pesait dans l’atmosphère atone.

Je m’étais assise sur le banc où si souvent nous avions trié et classé les fleurs que Lucien aimait, et je l’attendais, le cœur bondissant. Il me semblait que toute ma vie future tenait dans cette minute unique qui allait venir et disparaître. Chose étrange, ce n’était pas de la tristesse que j’éprouvais à ce moment-là, ce n’était que l’ardente expectative de ce dernier revoir.

Enfin je vis Lucien descendre en courant les degrés du perron. Il disparut un instant derrière les massifs de verdure, puis il surgit devant moi, les traits bouleversés et tellement pâle que tout de suite mon cœur révolté éclata. Je criai tout haut :

— Je savais bien, moi, ah ! oui, je savais bien que ce n’est pas vous qui avez voulu partir !

Il mit vivement sa main sur ma bouche et me dit bas, presque froidement :

— Si, Isabelle, c’est moi qui veux m’en aller, c’est moi, entendez-vous ? Maintenant, si vous criez encore, je m’en irai tout de suite.

Je me tus et me mis à pleurer sans bruit. La fièvre de l’attente était tombée et la tristesse était venue. Insupportable, elle me torturait.

Il s’était assis à côté de moi et nous ne nous disions rien. Seulement, comme vous à présent, il tenait une de mes mains. La mienne était brûlante et la sienne était glacée. Enfin, je murmurai :

— Comme vous avez froid !

Il se leva et dit :

— Il faut que je m’en aille, à présent.

Je m’accrochai à son bras.

— Oh ! non… pas encore… Vous ne faites que d’arriver. Ne vous en allez pas encore !

Il murmura :

— Isabelle, vous êtes la seule… oui la seule qui m’ayez témoigné de l’affection ici.

Et tout à coup il me prit dans ses bras et m’embrassa. »

La jeune fille s’interrompit brusquement. La main qui tenait la sienne avait eu un tressaillement, une secousse, un petit choc subit. Elle regarda Jacques avec surprise. Il murmura :

— Continuez ! pourquoi vous arrêtez-vous ?

Elle reprit :

« Il me tint un moment serrée contre lui et je devinai qu’il faisait de grands efforts pour ne pas pleurer ; tout le temps il disait des choses heurtées, entrecoupées :

— Vous avez été pour moi une… petite sœur chérie. Vous et Jacques Isolant je ne vous oublierai jamais… non jamais… Merci… de ce que vous m’avez donné… du bien que vous m’avez fait.

Je ne pleurais plus. Je l’écoutais avec de grands coups sourds au cœur sans rien trouver à lui répondre.

Enfin, il me fit asseoir sur le banc et murmura faiblement :

— À présent, il faut absolument que je m’en aille. Restez là. Il ne faut pas me suivre. Promettez-moi que vous allez rester là. Dites oui tout haut pour me faire plaisir.

Il alla cueillir dans l’herbe quelques fleurs qu’il me donna en répétant :

— Dites oui, Isabelle ; il ne faut pas nous quitter fâchés.

Penché sur moi, il écoutait. Enfin, j’articulai avec peine un faible oui. Il me reprit dans ses bras et m’embrassa encore une fois rapidement.

Un instant passa, bref comme l’éclair. Il avait disparu.

Quelques minutes plus tard, un bruit de roues résonna sur le pavé de la cour et, côte à côte au fond du phaéton, je vis passer les silhouettes de papa et de Lucien.

Quand je n’entendis plus le bruit de la voiture, que le silence étouffant de la nature m’enveloppa comme la mort, je me précipitai dans la maison et pendant des heures je sanglotai éperdument, mêlant à mes larmes des cris de colère et de révolte que maman, épouvantée, ne réussissait pas à apaiser.

Lorsque, le soir, papa rentra seul de sa course, la lassitude m’avait calmée. D’une des fenêtres de la chambre où maman m’avait installée devant mes devoirs, je guettais le retour de la voiture. Tous mes cahiers étaient fermés et je ne sentais plus passer le temps. À mon chagrin se mêlait un désir si intense de comprendre que j’en ressentais une sorte d’apaisement passager. Je n’éprouvais plus ni crainte, ni timidité et j’attendais de pied ferme papa pour l’interroger. À tout prix, je voulais savoir pourquoi Lucien était parti.

Enfin le phaéton entra dans la cour. Je vis papa sauter à terre, jeter les rênes à Joseph et le rappeler pour lui faire quelque recommandation au sujet de la jument, tandis que maman, le visage inquiet, l’interrogeait. Ils me semblaient tous deux mécontents et contrariés. Ils montèrent ensemble les degrés du perron et, au bout d’un instant, j’entendis papa demander :

— Où est Isabelle ?

Presque aussitôt, il entra. Il me vit debout près de la fenêtre, et, vivement, vint à moi. Il prit ma tête entre ses mains, et me regarda tendrement sans rien dire. Moi, je demeurais immobile sans même penser à jeter mes bras autour de son cou ; j’avais un tourbillon dans l’esprit et un tel battement de cœur que, malgré la tension de ma volonté, je ne parvenais pas à prononcer une syllabe. Papa me dit enfin :

— Eh bien, fillette ? Mais sa voix me sembla avoir un timbre nouveau, étrange. Cette altération me saisit. Je le regardai, surprise, et sa figure aussi me parut différente de celle de tous les jours. Un instant j’hésitai, puis, brusquement, je me cramponnai à son cou et j’éclatai :

— Pourquoi est-ce que Lucien est parti ?

Il me caressait la figure des deux mains, sans répondre. Il n’avait pas pris cette fois son air fâché, mais il ne disait rien. Je répétai frémissante :

— Pourquoi est-ce qu’il est parti ? Pourquoi ?

Il répondit enfin :

— Voyons, Isabelle, mon enfant, il faut être raisonnable. Lucien était en âge de se choisir une destinée. C’est le sort des garçons de s’en aller. Toi-même tu n’es presque plus une enfant.

Je protestai énergiquement :

— Mais il n’avait pas envie de s’en aller, je le sais, moi.

Il cessa brusquement de me caresser et demanda :

— C’est lui qui te l’a dit ?

— Non.

C’était vrai. Il ne me l’avait jamais dit ; il ne m’avait même jamais permis de le supposer devant lui, et pourtant combien j’en étais sûre !

Je repris, résolue, audacieuse :

— Il ne me l’a jamais dit, mais je le sais quand même. Et je sais aussi pourquoi il est parti… Il est parti parce que… parce que…

— Parce que quoi ? Allons parle !

— Parce que vous, papa… vous ne l’aimiez pas !

Il prit une figure de marbre et resta longtemps silencieux. Enfin il murmura :

— Ce n’est pas toi qui as inventé cela. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris à qui il pensait à ce moment-là. Alors, je crus qu’il doutait de ma parole ; je ne savais pas ce que c’était que tromper ; je répétai, suffoquée :

— Je ne mens pas, moi. Lucien ne me l’a jamais dit !

Il murmura :

— Je ne parle pas de Lucien.

Puis il se tut, fit le tour de la chambre et revint à moi. Sa figure avait une expression presque aussi désolée que celle que j’avais vue le matin à Lucien. D’une voix basse, tremblante, il me dit :

— Jamais ta mère ne m’a parlé comme tu viens de le faire, Isabelle.

Je ne pouvais pas me souvenir de ma mère, je ne l’ai jamais connue, mais, à force d’en entendre parler dans ma toute première enfance, elle avait pris une place et une consistance dans mon esprit. Je me la figurais flottant invisible derrière le ciel bleu, vêtue de blanc et constamment préoccupée de ce que je faisais. Chaque fois que ma petite volonté d’enfant croisait la sienne, papa me disait d’un ton sérieux : « Tu oublies ta mère… tu vas la faire pleurer ».

Et ce mot avait toujours sur moi le même effet magique. L’image.de ma mère était gravée dans mon cœur au milieu d’une auréole de cheveux.d’or, comme celle du portrait. L’idée que je la faisais pleurer subjuguait sur-le-champ mes caprices les plus violents. Lorsque papa avait été particulièrement satisfait de moi, il me disait en me regardant avec un sourire un peu triste : « Comme tu ressembles à ta maman ! » Ces quelques mots étaient, à mes yeux, l’expression d’une louange suprême.

Son reproche inattendu me fit donc l’effet d’un soufflet d’autant plus cruel qu’il n’avait plus l’enveloppe enfantine où jusque-là papa avait enfermé ses réprimandes. Il me parlait comme à un être raisonnable avec lequel on peut discuter. Mais, moi, je ne possédais point d’argument plausible à faire valoir. Je n’avais rien de précis dans l’esprit, si ce n’est la certitude, qui ne m’a jamais quittée depuis, que Lucien était parti contre son gré.

Je restai un instant assommée, stupide de chagrin. Cette conviction qui m’écrasait le cœur, il fallait donc, sous peine de cesser de ressembler à maman, la taire, la cacher, l’enfouir dans le silence ! Je m’écriai enfin, suffoquée :

— Je veux faire comme maman…

Et en sanglotant, je me jetai dans les deux bras ouverts pour me recevoir.

Je me cramponnais à papa de toutes mes forces et je l’inondais de mes larmes. Avec des caresses, il essayait de me calmer. Il pressait ma tête brûlante contre sa joue, et dans une de ses mains il serrait les deux miennes, il les écrasait dans une étreinte étroite, mais il ne disait rien, pas un mot.

À la fin, il me prit la figure dans ses mains, me baisa le front à plusieurs reprises en murmurant à voix basse :

— Mon enfant !… mon enfant !… Puis il s’en alla. »

La jeune fille cacha brusquement son visage entre ses mains et elle se tut. Jacques murmura :

— Continuez, Isabelle, courage ! Je ferai le tour du monde, s’il le faut, pour vous rendre la paix, mais achevez.

Elle balbutia :

— Ah ! que vous êtes bon ! Comme cela me soulage de tout vous dire !

Et elle reprit :

« Quelques heures plus tard, la tempête se déchaînait. On m’avait apporté une lampe, mais mes cahiers étaient restés fermés. Longtemps, dans la solitude et l’inaction, j’écoutai hurler le vent à travers les arbres. Cela devenait toujours plus fort, toujours plus fort. Des morceaux d’ardoises arrachés au toit venaient heurter les vitres avec violence, des choses craquaient partout dehors et dedans, et de grands coups brusques secouaient les fenêtres dans leurs châssis. Et au lieu de diminuer, cela allait en augmentant à mesure que la nuit se faisait plus dense. L’épouvante m’envahissait peu à peu. Je me figurais les grosses vagues de la mer soulevées écumeuses et tourbillonnant avec rage autour du navire où était Lucien. Par moments, il me semblait qu’elles l’avaient pris et qu’elles l’engloutissaient avec fracas tout au fond de l’eau furieuse dans la nuit et le froid. À la fin, affolée par le bruit grandissant de cet affreux ouragan, je quittai en courant la chambre écartée où je me trouvais pour aller me réfugier auprès de papa. Un bruit de voix venait de la bibliothèque. J’ouvris la porte, mais le vent la repoussa brusquement contre moi et à l’intérieur j’entendis une fenêtre qui se fermait avec fracas. Au même instant papa disait : « À présent, Isabelle, tu peux entrer ». Il faisait tout à fait nuit dans la chambre et j’errais en tâtonnant au milieu de cette complète obscurité. Je ne voyais rien que le rectangle de la fenêtre coupant une éclaircie dans les épaisses ténèbres.

Papa me dirigeait :

— Ici, ici…

À la fin, je le découvris et tout de suite je me cramponnai à son cou, en balbutiant pleine d’anxiété :

— Ce vent… ce vent… Est-ce que Lucien…

Il me détacha de lui doucement et me dit :

— Ne t’inquiète pas ; il n’y a aucune raison de se tourmenter.

Je ne voyais pas distinctement son visage, mais je devinais au son de sa voix qu’il était agité et mécontent ; tout à coup il s’écria :

— C’est stupide de rester ici à écouter le vent ! Et pourquoi demeurer ainsi dans l’obscurité ?

Aussitôt maman sortit pour aller demander de la lumière. Dès que nous fûmes seuls, il me prit dans ses bras et, d’une voix tendre, il me dit :

— Isabelle, comme tu ressembles à ta maman !

La tête me tournait, j’avais les oreilles pleines de ce vent sifflant, qui déchirait l’air, et le cœur torturé d’angoisse. Pourtant ces paroles me donnèrent un peu de joie. Sans bien savoir ce que je disais, je demandai :

— À celle du portrait ?

Il répéta :

— Oui, à celle du portrait.

Je réfléchis un instant et j’ajoutai craintive :

— Est-ce qu’elle aurait eu peur du vent comme moi ?

Il demeura quelques secondes pensif, tandis que, haletante d’appréhension, j’attendais sa réponse comme un arrêt suprême. Il dit enfin, lentement :

— Je crois qu’elle aurait eu peur comme toi.

En ce moment Joseph entra, apportant de la lumière, et maman le suivit presque aussitôt. Nous restions tous les trois silencieux. Papa se promenait de long en large avec agitation sans nous regarder. Enfin, il s’arrêta près de la porte et s’écria :

— On étouffe dans cette chambre ; j’ai une chaleur à la tête !… Je vais faire un tour dehors.

Et comme maman essayait de l’en dissuader, alléguant le vent, il se fâcha :

— Qu’on ne me parle plus du vent aujourd’hui ! Voilà des heures que nous ne disons pas autre chose. On ne peut pas se débarrasser de ce garnement ! J’en ai assez pour aujourd’hui.

Et il s’en alla. »

Isabelle demeura quelques secondes rêveuse, puis elle reprit lentement :

« Quelques semaines plus tard, papa m’apporta la nouvelle que le bâtiment où se trouvait Lucien n’avait subi aucune avarie et qu’il avait atteint Marseille sain et sauf ; mais à la lettre adressée au voyageur à cette étape, à cette lettre où papa le sollicitait de renoncer à la carrière maritime si elle lui déplaisait et d’en choisir une selon son cœur, à cette lettre où le malheureux enfant apprenait qu’à partir de sa majorité le petit bien de son père lui revenait, aucune réponse ne fut faite. Toutes les démarches tentées depuis ont eu le même résultat, vous savez tout cela aussi bien que moi. Mais ce que vous ne pouviez pas deviner, c’est la raison pour laquelle ce souci m’a ainsi rongée, jour après jour, pendant tout ce temps. Vous avez cru à un chagrin d’enfant, trop tenace, dû à une sorte d’obstination maladive, mais ce n’était pas cela… »

Elle poursuivit après un court silence :

« Chaque fois que papa essaie de m’égayer, il y a quelque chose en moi, tout au fond, qui se dresse et qui proteste. Cela me fait un mal aigu et j’ai envie de crier : Oh ! non, non ! Mais, avant que je parle, il me devine ; il s’en va, et moi, au lieu de le rappeler, je le laisse s’en aller. Je le laisse s’en aller et je ne puis autrement. Tandis qu’il s’éloigne avec tristesse, devant mes yeux tous les tableaux du passé passent et repassent incessamment. C’est d’abord Lucien tout petit, vivant sa vie solitaire, enfermé dans une enceinte de mystère que ma curiosité inquiète s’efforce en vain de franchir ; puis c’est encore lui, mais après la maladie, mêlant son existence à la mienne, m’initiant aux intérêts passionnés de son intelligence ; puis enfin, je le revois au pied du gros lilas avec sa figure blême et ses traits bouleversés. Tant que j’aurai ces images devant les yeux, comment faut-il faire pour rire et m’étourdir ? Je ne peux pas. Mais songez-y donc : des aptitudes spéciales, un goût décidé, une carrière définie, et tout cela sacrifié brutalement… Pourquoi ?… Pour rien ! »

Elle se tut une seconde et continua rapidement :

« A partir de la disparition de Lucien, papa devint tous les jours plus doux et plus tolérant vis-à-vis de moi. Il ne me contrariait jamais, au contraire il essayait plutôt de réveiller les caprices violents que jusque-là il avait combattus en moi avec sévérité, mais sa bonté, sa patience, sa sollicitude n’avaient d’autre effet que de me troubler davantage. Je ne comprenais pas pourquoi une si entière liberté m’était laissée, tandis qu’un autre avait été injustement brisé. Les tolérances dont j’étais l’objet, au lieu de. me toucher, soulevaient davantage le ferment de révolte caché au fond de mon cœur. Plus papa m’accablait de prévenances et de bonté, plus je devenais insensible et contrainte.

Un seul désir me possédait, ardent : parler avec quelqu’un du passé. Avec papa j’osais de moins en moins à mesure que toute espérance de retrouver les traces perdues s’enfonçait dans la nuit, et ce silence achevait d’élever la barrière qui nous sépare. Quand je vois ses yeux tristes fixés sur moi avec obstination, je me dis : « Il y pense ». Et moi aussi j’y pense, et je souffre, sans parvenir à briser l’esclavage qui m’enchaîne loin de lui.

Que de fois j’ai pleuré devant le portrait de maman en lui demandant de m’aider ! Quelquefois il me semble que son œil devient sévère et qu’elle me blâme ; d’autres fois elle paraît sourire avec une pitié qui me comprend, mais le plus souvent, tout à fait indifférente, elle a l’air de penser à autre chose que je ne sais pas, oui, comme si elle me disait : « Tout cela n’est rien… rien ».

Un jour, au retour d’une longue promenade en voiture avec papa, pleine de mon chagrin contenu et possédée de l’irrésistible désir de le partager avec quelqu’un, je courus à l’image toujours muette et immobile, mais qui m’accueillait pourtant de façons si différentes, et je l’interrogeai tout haut :

— Maman… maman ?…

Aussitôt une voix un peu étouffée murmura tout près de moi :

— Isabelle, mon enfant, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’avez-vous ?

Dans l’angle de la fenêtre, cachée par les plis de la lourde draperie rouge, j’aperçus ma seconde maman.

Elle était assise là, immobile, et elle pleurait. Hâtivement elle avait essuyé son visage, mais ses yeux rougis étaient restés pleins de larmes. Je courus à elle :

— Pourquoi pleurez-vous ?

J’attendais sa réponse, le cœur battant. J’étais si sûre, oh ! si sûre qu’elle allait me dire : « Je pense à Lucien. » Je l’embrassais et moi aussi, je pleurais, je pleurais.

Enfin, elle murmura :

— Je suis un peu nerveuse, aujourd’hui, ce n’est rien. Mais vous, Isabelle, qu’est-ce que vous avez ?

Elle ajouta d’un ton bas :

— Ne venez-vous pas de faire une belle promenade avec votre père ? Ce fut la première fois que je devinai quelque chose de sa souffrance ; vaguement, très vaguement, comme on aperçoit dans l’épais brouillard la ligne confuse des formes lointaines. La seule chose que je saisis clairement, c’est que cette promenade qui avait été pour moi si longue, elle me l’enviait. Je dis enfin :

— Depuis que Lucien est parti, je n’aime plus à m’en aller. Je veux rester à la maison avec vous.

Elle répliqua :

— Il faut faire ce que votre père veut. Moi, j’ai des occupations à la maison, je n’ai pas le temps de sortir tous les jours.

Il y eut un petit silence, puis je repris :

— Je ne peux pas comprendre pourquoi Lucien n’écrit pas. Et vous ?

Elle me regarda rêveuse, et me dit :

— Non, je ne sais pas.

Ce jour-là, elle n’ajouta rien. Sa pensée était ailleurs, elle ne parvenait pas à s’arracher à sa propre préoccupation, mais plus tard, quand elle eut recouvré plus de calme, je l’ai toujours trouvée prête à m’écouter et à me répondre. Sans elle mon fardeau eût été trop lourd. Elle ne partageait pas directement mon inquiétude ; son attention était trop possédée par autre chose. Quelquefois pourtant, elle m’a dit :

— Pourquoi est-ce que je l’ai permis ? Ah ! si seulement je ne l’avais pas permis !

Dans ces moments-là, fugitifs comme l’éclair, elle est mordue par le même regret que moi, mais cela ne dure pas. Ce regret même la conduit à d’autres pensées, qu’elle cache, mais que je devine, et alors toutes les deux nous nous taisons.

Ainsi le temps a passé lentement ; six longues années, jour après jour, se sont écoulées. Et maintenant, vous savez tout ce qui a rempli mes pensées pendant cet espace de vie ; je ne vous ai rien, rien caché. »

Le jeune homme murmura sourdement :

— Vous avez bien fait de tout me dire.

Après un court silence, il ajouta :

— Allons-nous en maintenant, Isabelle. Voici la nuit qui vient.

Ils longèrent un moment sans parler la marge sèche que la mer n’avait pas encore atteinte. Le même vent léger et égal soufflait, et les vagues roulantes qui venaient de très loin en s’amassant crevaient près du bord avec fracas. Jusqu’à l’horizon, la grande masse d’eau se soulevait, agitée, inquiète. Isabelle demanda enfin :

— Pourquoi ne dites-vous rien ?

— Je pense, je réfléchis. Je partirai demain. J’irai d’abord à Paris consulter son oncle. Ensuite, je verrai.

Isabelle répéta :

— Demain, déjà demain ?

Et elle ajouta :

— Ah ! que j’ai bien fait de tout vous dire !

En même temps, très légèrement, elle pesa sur le bras où s’appuyait sa main.

Jacques se pencha pour la regarder et ses yeux rencontrèrent deux prunelles affectueuses, humides. Les deux regards se mêlèrent, se fondirent.

Autour d’eux, tout était silencieux, plein d’ombre. La coquette petite plage, naguère pleine de bruit, de couleur, de rire, n’était plus qu’un désert triste et muet. Jacques murmura d’un ton altéré :

— Oui, vous avez bien fait de tout me dire, Isabelle.

Et dans l’obscurité presque complète qui les enveloppait, il l’attira contre lui et lui demanda à demi-voix :

— Dites-le-moi encore une fois, êtes-vous sûre que vous ne vous trompez pas ? Aujourd’hui, il me semble que je suis si vieux pour vous.

Elle dit simplement :

— Depuis des années je savais que ce moment viendrait.

Et comme Jacques la pressait plus étroitetement contre lui, elle céda sans résistance. Son chapeau blanc, un peu rejeté en arrière, laissait à découvert le visage fin que l’excitation du long récit avait nuancé de rose. Une irrésistible impulsion s’empara du jeune homme. Il se pencha, le cœur troublé, avide, et pour la première fois ses lèvres cherchèrent celles d’Isabelle. Un instant, il la retint captive sous cette caresse imprévue, un peu brutale, puis il la lâcha.

Jusqu’à l’entrée du petit bourg, ni l’un ni l’autre ne prononça plus une syllabe. Jacques balbutia enfin :

— Autrefois, Isabelle, j’aurais peut-être pu vivre à côté de vous sans songer à être autre chose qu’un frère aîné ou, si vous voulez, une sorte d’oncle d’adoption, dévoué, sans prétention, mais maintenant je ne puis plus accepter cette idée. Ce qui m’a été une fois donné, je ne pourrais plus le rendre.

Isabelle avait repris sa pâleur ordinaire. Elle sourit très légèrement, mais elle ne répondit rien.

Quelques minutes plus tard, ils entraient dans la villa où cette veille de départ bouleversait toutes les habitudes quotidiennes. Un va-et-vient affairé remplissait de bruit la tranquille demeure que l’ombre d’un petit jardin séparait de la route.

Isabelle monta directement chez elle, tandis que Jacques allait à la recherche de Philippe. En franchissant la grille, il l’avait aperçu sur un banc du jardinet et tout de suite il vint s’asseoir à côté de lui. Un instant il battit le gravier de sa canne, puis il dit précipitamment :

— Isabelle m’a parlé ouvertement du passé aujourd’hui, Philippe. Elle m’a raconté, jour après jour, l’histoire de sa longue inquiétude. Il n’y a qu’une chose à faire. Il faut à tout prix arriver à une certitude.

Philippe se récria :

— Comme tu dis cela ! À t’entendre, on croirait qu’il n’y a qu’à parler !… Ah ! s’il suffisait de vouloir et de parler, il y a longtemps que ce serait fait.

Jacques poursuivit :

— Ce fantôme entre nous, je ne pourrais pas le supporter. Isabelle n’a qu’un seul désir aujourd’hui, une seule pensée, une passion unique : effacer le souvenir qui se dresse entre elle et toi.

Il resta un moment rêveur, avec un pli profond entre ses sourcils châtains, puis il reprit :

— Aujourd’hui, elle ne se connaît pas elle-même, comprends-tu ?

Et sans laisser à Philippe le temps de placer un mot, il continua :

— Tu n’as jamais pensé à aller à Paris ?

— Non. J’ai écrit à M. Roche au moment du départ de Lucien pour le consulter à ce sujet. Il n’a soulevé aucune objection. Je lui ai écrit une seconde fois pour l’avertir de la disparition de ce garçon, mais il n’a pas même pris la peine de me répondre. Dans quelques jours je lui enverrai les comptes de tutelle. Lucien est désormais majeur, et je ne veux pas garder le dépôt de cet argent un jour de plus qu’il n’est absolument nécessaire.

Il ajouta, nerveux :

— Toutes mes recherches se sont tournées du côté de l’étranger. Tu oublies qu’il était sur mer.

Jacques continua :

— Je partirai demain pour Paris. J’irai d’abord voir ce M. Roche. Ensuite, je ne sais pas.

Il ajouta au bout d’un instant :

— Jusque-là, Philippe, personne ne peut savoir ce que sera l’avenir.

En ce moment, sur le seuil de la maison, la silhouette mince et délicate de Germaine parut. Hésitante, elle y demeura un instant, l’air perplexe, regardant avec inquiétude les arbres au feuillage luisant frissonner sous le passage de la brise. Tout à coup, elle aperçut les deux hommes tout près d’elle, et elle se retira vivement.

L’œil sombre de Philippe avait suivi tous ses mouvements avec attention. Quand elle eut disparu, il éclata, amer :

— Si, un jour maudit, j’avais su résister au plus stupide des entraînements, rien de ce qui s’est passé ne serait arrivé, et aujourd’hui…

Jacques l’interrompit froidement :

— Non, Philippe, je ne peux pas te laisser continuer. Moins que personne tu aurais le droit t’accuser ta femme, si même ce que tu prétends aujourd’hui était vrai, mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas ta femme qui a amené ce malheur dans ta maison.

— Alors c’est moi, n’est-ce pas ? Tu le penses, comme Isabelle. Dis-le seulement tout haut, toi. C’est moi qui ai attiré ce garçon dans ma maison, n’est-ce pas ? C’est moi qui ai fait des promesses à un mourant ? C’est moi qui ai enveloppé cet enfant de faux semblants d’affection et ensuite qui n’ai pas eu le courage de plaider en sa faveur, de dire quand il en était temps un seul mot juste et décisif qui m’aurait arrêté ? C’est moi qui lui ai caché les perspectives de son avenir ? Est-ce que je m’en souvenais, moi ? Mais, elle s’en souvenait, elle ! Est-ce qu’à l’aide de quelques syllabes, elle n’aurait pas pu éveiller ma mémoire ? Mais non, elle a préféré s’accrocher à une parole dite en l’air afin de donner à mon action l’apparence d’une infamie. Et Isabelle la suit partout comme son ombre, et, toi aussi, elle finira par t’entortiller dans je ne sais quelles intrigues ténébreuses, jusqu’à ce que le vide et le désert règnent autour de moi. Et tout cela pourquoi ? Parce que je ne l’aime plus, tandis qu’elle…

Il eut un geste d’impatience et il se tut.

— Et pourtant, Philippe, insista Jacques du même ton froid, je te répète que ce n’est pas ta femme qui a fait partir cet enfant. Elle aurait une excuse, elle, d’ailleurs ; tes plus légers désirs faisaient sa loi ; mais toi, tu n’en as aucune. Sans même te donner la peine de l’analyser, tu as suivi une impulsion mauvaise, et ce n’est qu’après coup que tu as découvert les secrets et vains mobiles auxquels tu obéissais aveuglément. Et aujourd’hui que cet acte inconsidéré a amené des conséquences imprévues, tu te débarrasses de ta responsabilité sur cette femme qui est un jouet entre tes mains. Tu dis : « C’est elle… c’est elle… » mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas elle… c’est toi !

Philippe garda le silence. Son visage sanguin s’était lentement décoloré. Il regardait la terre sans dire un mot.

Jacques reprit hâtivement :

— Ecoute encore ceci. Sans la présence de Germaine, le chagrin qui a rongé les plus belles années de ta fille aurait pu avoir des conséquences telles que rien au monde, pas même le retour de Lucien, si nous parvenons à le retrouver, n’aurait pu les atténuer. Grâce à la présence, à côté d’elle, d’une amie avec qui son cœur trop plein pouvait s’ouvrir librement, Isabelle, si nous lui apportons demain la certitude que Lucien a trouvé une destinée selon ses goûts, que ses anciennes ambitions ont été remplacées par d’autres, qu’il est satisfait de son sort, en un mot, si nous lui apportons cette certitude-là, eh bien, il se peut qu’Isabelle efface elle-même, d’une main joyeuse, jusqu’à la trace de ses cruels souvenirs. Si ce bonheur arrive, c’est à ta femme que nous le devrons, à elle seule.

— Mais ses motifs, protesta Philippe vivement, tu les comptes donc pour rien ? Elle m’enlève Isabelle. Depuis des années elle la détache de moi tous les jours davantage. C’est comme une corde qui s’allonge, s’allonge. Sans toi, bientôt je n’aurais plus osé l’embrasser ; elle me devenait tellement étrangère que moi, son père, j’avais, en l’abordant, la timidité d’un écolier. Depuis que je te l’ai donnée, elle me revient. Je la sens souffrir, comme moi, de cette cruelle séparation. Comment faut-il faire pour ne pas comparer deux influences si différentes, la tienne et l’autre ?

— C’est que moi, dit Jacques après une seconde de réflexion, depuis que nous nous connaissons, tu m’as traité comme un frère. Tu m’as toujours montré le même visage et les mêmes sentiments. Je ne t’ai pas vu tout à coup renier tes anciennes protestations. Mais elle, après l’avoir brûlée au feu de ta passion, tu l’as dédaignée par satiété. Une femme honnête ne peut pas supporter, sans révolte, une pareille insulte. Tu l’as soumise à un supplice au-dessus de ses forces. Dès qu’Isabelle a eu l’âge de comprendre ce qui se passait à côté d’elle, cette souffrance muette l’a attirée mystérieusement. Ce qui est arrivé devait arriver, et aujourd’hui, quelle que soit la cause occulte qui a conduit les événements, c’est à Germaine que nous devons la tranquillité relative d’Isabelle… C’est le médecin qui te parle en ce moment. Comprends-tu cela ?

— Non, balbutia Philippe, que veux-tu dire ? — Ceci : qu’Isabelle aurait pu, en renfermant en elle-même, à un âge délicat, la violence de son chagrin et de sa révolte, devenir la proie de troubles nerveux si graves que toute sa vie à venir en aurait été compromise. Cela, c’est un fait, un fait brutal qu’il n’y a pas moyen d’envisager sous deux angles différents. Quels que soient les motifs que tu puisses prêter à Germaine, les conséquences de sa conduite sont claires et nettes. Et maintenant, c’est à toi de tirer les conclusions que tu voudras. Ne parlons plus de cela aujourd’hui, Philippe.

La nuit était tout à fait venue ; un ciel brumeux s’étendait triste et lourd au-dessus de leurs têtes et le bruissement des feuilles continuait, monotone, sous le passage régulier du vent.

Dans la maison, derrière les vitres éclairées, des ombres passaient rapides et fuyantes. On les voyait glisser sans bruit, aller, venir et disparaître, et parmi elles la mince silhouette de Germaine s’apercevait à tout moment.

Enfin, comme si tout à coup la lassitude la terrassait au milieu de sa fiévreuse activité, elle se détacha du groupe des domestiques et elle vint s’appuyer de tout son poids au carré lumineux de la porte vitrée.

Philippe la regarda avec attention. Très loin, au fond de ses souvenirs, il la revoyait dans son grand deuil de veuve, si fraîche, si éclatante de jeunesse au milieu du noir sévère des crêpes.

Dans ce temps-là, une autre expression animait ce visage délicat… Une expression de joie qu’il avait adorée jusqu’à la frénésie. Puis tout cela s’était éteint sans qu’il sût pourquoi. Oui, cela était mort tout doucement, sans raison. Lorsqu’il avait cherché en Lucien la cause de l’irritation insupportable que chacun des mots, des gestes, des actes de sa femme éveillait en lui, à ce moment-là déjà il avait cessé de l’aimer depuis longtemps.

Il se détourna tristement de cette vision du passé et il dit, les yeux baissés :

— Il y a des sentiments qui meurent comme ils sont.venus, sans qu’on sache pourquoi, des défaites du cœur que rien n’explique, des passions épuisées qui s’en vont d’elles-mêmes pour toujours. Il faut les laisser s’en aller. Elle n’a jamais pu comprendre cela : il faut les laisser s’en aller et les remplacer, à temps, par autre chose. Cette réserve de l’avenir, elle n’a pas su la créer, et aujourd’hui il n’y a rien. Rien que le vide et l’ennui !

Il réfléchit quelques secondes et continua :

— Tant qu’elle a eu sous les yeux cet enfant, à cause de je ne sais quel fétichisme attaché à cette présence, elle donnait, par-ci par-là, des signes d’inquiétude ou de désapprobation ; dès qu’il a disparu, elle n’a plus senti qu’une chose, la délivrance de cet obstacle qu’elle croyait être le seul entre nous. Explique cela comme tu le pourras, mais cette indifférence pour ce garçon, que moi-même j’ai presque chassé de chez moi, me la faisait parfois haïr ; oui, il y a eu des moments où elle m’a fait horreur. Et elle… ce qu’elle aurait voulu…

Il s’interrompit et ajouta avec impatience :

— On ne rallume pas un foyer où il n’y a plus que des cendres. C’est inutile de le tenter. Jamais je ne pourrai plus l’aimer comme elle le voudrait.

Jacques ne répondit rien. Il lui était impossible de continuer plus longtemps un entretien où ses propres préoccupations n’avaient point de place. Il avait fait tout ce qu’il avait pu pour ouvrir les yeux de Philippe et améliorer le sort de Germaine, tandis que le récit confiant d’Isabelle, avec sa candide clarté de détails, le poursuivait lui-même comme une souffrance sourde et continue. Il se leva et Philippe l’imita. Au-dessus de leurs têtes, les arbres élancés, au feuillage frissonnant, bruissaient sous le vent, et la fenêtre d’Isabelle venait de s’éclairer.