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Répertoire national/Vol 1/Pouvoir de la Raison et des Passions

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Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 71-74).

1807.

POUVOIR DE LA RAISON ET DES PASSIONS.

La raison seule, privée du secours des passions, a-t-elle beaucoup de pouvoir sur la conduite de l’homme ? ou même en a-t-elle aucun ? Question difficile à résoudre, sur laquelle néanmoins je vais dire mon avis, après m’être expliqué sur les termes de la question qui ont besoin d’éclaircissement. J’appelle passion, tout sentiment naturel de l’âme qui peut se réduire à l’amour-propre, c’est-à-dire à l’amour que l’homme a pour lui-même. J’entends avec tout le monde par raison, cette faculté de l’âme qui nous éclaire sur nos véritables intérêts. Enfin, je considère la conduite de l’homme dans l’ordre naturel, nullement par rapport à la grâce. Cela posé, je dis que la raison seule, dénuée du secours des passions, n’a aucun pouvoir sur les hommes ; ou que si elle en a, du moins il est très borné et ne s’étend qu’aux choses très faciles.

L’amour que l’homme a naturellement pour lui-même, le portant vers les objets qui lui paraissent agréables, et le détournant de ceux qui lui paraissent désagréables ; cet amour, dis-je, qui est véritablement l’amour-propre, est le principe de toutes les passions, puisqu’elles ne sont que des sentiments naturels de l’âme qui lui font poursuivre les choses qui lui plaisent ou éviter celles qui la rebutent. On voit par là qu’elles se réduisent à l’amour-propre ayant les mêmes objets que lui. Il est donc clair que la raison sans les passions, n’a aucun pouvoir sur les hommes, si elle n’en a sans l’amour-propre ; or, je vais le prouver, en montrant que cet amour est le seul mobile de la conduite de l’homme.

Il est de la nature de l’homme de s’aimer constamment cet amour l’oblige continuellement de pourvoir à sa félicité ; tous ses désirs, toutes ses actions, toutes ses démarches, tendent donc à cette fin ; et par conséquent l’amour-propre est la seule cause qui influe dans sa conduite. Pourquoi le héros s’expose-t-il aux dangers ? Pourquoi le ministre se consume-t-il par la méditation et par les veilles ? Pourquoi le magistrat fait-il toute son occupation des affaires publiques ? Pourquoi le savant étudie-t-il sans cesse ? Que l’on examine ; et l’on découvrira que le ressort qui les fait agir n’est autre chose que l’amour-propre. Ce n’est, j’y consens, ni la gloire qui les anime, ni l’intérêt qui les excite, ni l’ambition qui les aiguillonne : je veux qu’ils n’aient d’autre but que celui de servir leur patrie. Ah ! qu’il y a de noblesse et de perfection dans un tel motif ! et dès-là qu’il est capable de piquer l’amour-propre ! Oui, les occasions où l’homme paraît s’oublier lui-même, sont peut-être celles où il se trouve davantage. L’amour que Codrus se portait eut plus de part à son sacrifice que le salut de son peuple : c’était ou les éloges d’une longue postérité ou la récompense qu’il attendait des Dieux, peut-être même l’héroïsme d’une action si difficile et si rare, qui l’engagèrent à se dévouer à la mort pour procurer la victoire à son peuple. Le pouvoir de la raison sur l’homme dépend donc de l’amour-propre ; n’agissant que pour lui, elle ne peut le mettre en action qu’autant qu’elle l’intéresse. Trop souvent impuissante avec le secours de l’amour-propre, que pourrait-elle en étant dénuée ? si elle fait aimer la vertu et haïr le vice, si elle porte les hommes à se prévenir les uns les autres par une bonté mutuelle, si elle adoucit la cruauté des barbares, si elle corrige l’orgueil des grands, la mollesse des riches, l’insolence du peuple, et si elle relève les courages abattus.

Comme l’amour que l’homme a pour lui-même lui donne de l’avidité pour ce qui paraît le conduire à son bonheur, et de l’aversion pour ce qui semble l’en éloigner, il le remplit aussi d’indifférence pour ce qui ne l’intéresse par aucun de ces deux endroits ; et ce qui lui est indifférent, est par soi-même incapable de l’émouvoir et de le faire agir. Réflexion bien propre à faire sentir la dépendance dont je parle.

Mais enfin la raison ne peut-elle donc rien sur nous par elle-même ? N’arrive-t-il jamais qu’elle en obtienne quelque chose, sans mettre de passion en usage ? Et du moins la grande facilité d’une action, n’est-elle pas un moyen qu’elle emploie quelquefois avec succès ? Cela peut être ; aussi ai-je ajouté que si la raison seule a du pouvoir sur les hommes, ce n’est qu’à l’égard des choses très faciles. Je dis que cela peut être ; car il y a lieu de douter si, lorsqu’une action qui n’intéresse nullement l’homme, est très facile, si, dis-je, la liberté n’en est pas l’unique cause.

Qui l’eût dit, que l’amour-propre si décrié pût être le principe du bien comme du mal, de la vertu comme du vice ? Il n’est blâmable qu’autant qu’il poursuit des objets illicites ; il est une suite nécessaire de notre essence. Et quand l’homme aurait conservé cette justice qui le sanctifia dès son origine, ses actions naturelles seraient parties de la même source ; avec cette différence néanmoins, que connaissant mieux ses avantages, il ne se serait attaché qu’à des plaisirs solides, au lieu que maintenant il ne poursuit que des agréments frivoles. Dieu lui-même, tout jaloux qu’il est de sa gloire, lorsqu’il nous recommande de le regarder en tout comme notre dernière fin, ne nous ordonne pas de nous oublier ; et s’il veut que nous allions à lui, c’est pour y trouver une félicité complète.

S. P.