Réponse aux objections contre la philosophie de Newton/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 23 (p. 71-86).

RÉPONSE
AUX OBJECTIONS PRINCIPALES QU’ON A FAITES EN FRANCE
CONTRE
LA PHILOSOPHIE DE NEWTON[1].
(1739)

Les Éléments de Newton furent donnés au public parce qu’il semblait utile de mettre le public au fait de ces nouvelles vérités dont tout le monde parlait à Paris comme d’un monde inconnu. M. Algarotti travaillait en même temps à faire goûter cette philosophie à ses compatriotes, et ornait, par les agréments de son esprit, des vérités qui ne semblaient soumises qu’au calcul. Ces vérités pénétraient dans l’Académie des sciences, malgré le goût dominant de la philosophie cartésienne ; elles y furent d’abord proposées par un grand mathématicien[2], qui depuis, par ses mesures prises sous le cercle polaire, a reconnu et déterminé la figure que Newton et Huygens avaient assignée à la terre. D’autres géomètres physiciens, et surtout celui qui a traduit la Statique des végétaux[3] et qui enchérit encore sur ses expériences étonnantes, embrassaient avec courage cette physique admirable, qui n’est fondée que sur les faits et sur le calcul, qui rejette toute hypothèse, et qui, par conséquent, est la seule physique véritable.

L’auteur des Éléments tâcha de mettre ces vérités nouvelles à la portée des esprits les moins exercés dans ces matières ; et quoique son ouvrage ait été imprimé avec beaucoup de fautes, et que l’impatience des libraires ne lui eût pas donné le temps de l’achever, il n’a pas laissé pourtant d’être de quelque utilité. On n’a pas reproché le défaut de clarté à ce livre.

Cependant il faut bien qu’il soit plus difficile à entendre qu’on ne croyait, puisque tous ceux qui ont écrit contre les vérités dont il était l’interprète lui ont reproché des choses qui assurément ne se trouvent ni dans son livre ni dans aucun disciple de Newton.

L’un s’imagine, par exemple, que, dans un verre ardent, le milieu doit attirer plus que les bords, et que c’est par cette raison que les rayons de lumière, selon Newton, se rassemblent au foyer du verre ; et il perd bien du temps et de la peine pour réfuter ce qui n’a jamais été dit.

Un autre croit que chez Newton la lumière ne vient du soleil sur la terre que parce que la terre l’attire de 33 millions de lieues.

Il y en a qui, ayant lu par hasard ces mots : la lumière se réfléchit du sein du vide, ont cru, sans faire attention à ce qui précède et à ce qui suit, qu’on attribuait au vide une action sur la matière ; et là-dessus ils ont triomphé, et ils ont débité ou des injures, ou des plaisanteries, ou des arguments également inutiles.

Si ces messieurs, par exemple, au lieu de crier contre ce qu’ils n’avaient pas assez examiné, s’étaient voulu informer de l’état de la question, voici ce qu’on leur aurait répondu.

Newton a découvert entre la lumière et les corps une action dont on n’avait pas d’idée. Il fait voir, par exemple, que la même lumière oblique qui ne se transmet point à travers un cristal s’y transmet dès qu’on met de l’eau sous ce cristal ; il a assuré que, si on trouvait le secret de pomper l’air sous ce cristal dans la machine du vide, ce même rayon oblique, qui passait presque tout entier du verre dans l’eau appliquée à ce cristal, ne passerait point du tout dans ce vide. L’auteur des Éléments de Newton est peut-être le premier en France qui en ait fait l’expérience, et de là il a conclu, avec grande raison, qu’il y a une action inconnue du cristal et de l’eau sur la lumière, action d’une espèce nouvelle, action dont aucun philosophe n’a pu rendre raison par les mécaniques ordinaires ; action que l’on nomme attraction, propter egestatem linguæ et rerum novitatem, en attendant que Dieu nous en révèle la cause.

L’auteur des Éléments, en parlant de ce phénomène, s’est servi de cette expression très-française, que la lumière rejaillit du sein du vide[4], à peu près comme il a dit en vers :

Valois se réveilla du sein de son ivresse…[5]

Gouverner son pays du sein des voluptés…
[6]

Il n’y a personne qui ne sache ce que valent ces expressions ; elles sont si claires qu’on peut s’en servir en prose comme en poésie, pourvu qu’on n’affecte pas de les employer fréquemment, et qu’on évite la prose poétique avec autant de soin que le style familier et plaisant. On sait bien que ni l’ivresse, ni les voluptés, ni le vide, n’ont un sein qui agisse réellement ; et tout ce qu’un lecteur qui ne veut point chicaner devait comprendre, c’est que la lumière qui rejaillit du vide en rejaillit parce que le corps voisin exerce une force quelconque sur elle.

Quelques-uns, plus injustes encore, prenant l’accessoire pour le principal, comme il arrive presque toujours, ont fait semblant de croire que l’auteur se vantait d’avoir trouvé la trisection de l’angle par la règle et le compas ; et, au lieu d’examiner avec lui une question d’optique très-importante, ils ont laissé là cette question dont il s’agissait, et l’ont harcelé sur la prétendue trisection de l’angle, dont il ne s’agit point du tout.

Voici, encore une fois, le problème que proposait l’auteur : Vous regardez à la fois deux hommes, ou plusieurs hommes de même taille, dont le premier est à un pied de vous, et le dernier à quarante : le premier trace sur votre rétine un angle quarante fois plus grand que le dernier ; la grandeur des images dépend de la grandeur des angles, et cependant ces deux hommes vous paraissent d’égale hauteur. Je dis que ce phénomène journalier ne peut être expliqué par aucun changement dans l’œil ou dans le cristallin, comme l’ont prétendu presque tous les opticiens ; je dis que si l’œil prend une nouvelle conformation, il la prend également pour l’homme qui est distant d’un pied et pour celui qui est à quarante pieds ; je dis que les voyant tous deux à la fois, si l’angle sous lequel tous les voyez s’agrandit ou diminue, il s’agrandit ou diminue également pour tous deux ; je dis donc que ce problème est insoluble aux règles de l’optique.

Personne n’a répondu, et l’on ose dire que personne ne pourra répondre à cet argument.

Qu’a-t-on donc fait ? On a prétendu jeter un ridicule sur l’expression ; les censeurs ont dit qu’il n’était pas absolument vrai qu’un homme distant de 30 pieds trace dans votre rétine un angle précisément 30 fois plus petit qu’à un pied ; non, cela n’est pas absolument vrai ; sans doute, on le sait bien. Mais 1o la différence est si petite qu’elle ne change en rien l’état de la question ; quand cet angle ne serait que 26 ou 27 fois plus petit, le phénomène et la difficulté ne subsistent-ils pas ? Ce cas est précisément le même que celui de deux hommes qui partiraient au même moment de Paris, et qui iraient d’un pas égal, l’un à Saint-Denis, l’autre à Orléans. Si quelqu’un vous dit qu’il faut trente fois plus de temps à l’un qu’à l’autre, serez-vous bien venu à prétendre que sa proposition est ridicule, sous prétexte qu’il s’en faut quelques pas qu’il n’y ait une lieue complète de Paris à Saint-Denis ? D’ailleurs ces critiques ne savaient pas que par angle l’on n’entend ici que les diamètres apparents, qui sont réellement en raison réciproque des distances.

La plupart des objections que l’on a faites contre les Éléments de Newton sont dans ce goût, et ceux que la passion de critiquer domine, n’ayant pas de meilleures raisons à dire, ont eu recours aux injures, selon l’usage ; ils ont voulu faire un crime à l’auteur d’avoir enseigné des vérités découvertes en Angleterre ; ils lui ont reproché l’esprit de parti, à lui qui n’a jamais été d’aucun parti ; ils ont prétendu que c’est être mauvais Français que de n’être pas cartésien. Quelle révolution dans les opinions des hommes ! La philosophie de Descartes fut proscrite en France, tandis qu’elle avait l’apparence de la vérité, et que ses hypothèses ingénieuses n’étaient point démenties par l’expérience ; et aujourd’hui que nos yeux nous démontrent ses erreurs, il ne sera pas permis de les abandonner !

Quoi ! les noms de Descartes et de Newton deviendront des mots de ralliement ! et on se passionnera toujours quand il ne faut que s’instruire ? Qu’importent les noms ? qu’importent les lieux où les vérités ont été découvertes ? Il ne s’agit ici que d’expériences et de calculs, et non de chefs de parti.

Je rends autant de justice à Descartes que ses sectateurs : je l’ai toujours regardé comme le premier génie de son siècle ; mais autre chose est d’admirer, autre chose est de croire. Je l’ai déjà dit[7] : Aristote, qui réunissait à la fois les mérites d’Euclide, de Platon, de Quintilien, de Pline ; Aristote, qui, par l’assemblage de tant de talents, était, en ce sens, au-dessus de Descartes et même de Newton, est pourtant un auteur dont il ne faut pas lire la philosophie.

[8]Veut-on se faire une idée très-juste de la physique de Descartes, qu’on lise ce qu’en dit le célèbre Boerhaave, qui vient de mourir[9] ; voici comment il s’explique dans une de ses harangues :

« Si de la géométrie de Descartes vous passez à la physique, à peine croirez-vous que ces ouvrages soient du même homme ; vous serez épouvanté qu’un si grand mathématicien soit tombé dans un si grand nombre d’erreurs ; vous chercherez Descartes dans Descartes, vous lui reprocherez tout ce qu’il reprochait aux péripatéticiens, c’est-à-dire que rien ne peut s’expliquer par ses principes. »

Voilà comme pensent, malgré eux, des livres de Descartes, ceux-là mêmes qui se disent cartésiens ; aucun ne peut suivre son système sur la lumière, que toutes les expériences ont ruiné ; ses lois du mouvement furent démontrées fausses par Waren et par Huygens, etc. Sa description anatomique de l’homme est contraire à ce que l’anatomie nous apprend ; de tous ceux qui ont adopté son roman contradictoire des tourbillons il n’y en a aucun qui n’en ait fait un autre roman. On proscrit donc tous ses dogmes en détail, et cependant on se dit encore cartésien : c’est comme si on avait dépouillé un roi de toutes ses provinces l’une après l’autre, et qu’on se dît encore son sujet.

L’auteur du nouveau livre intitulé Réfutation des Éléments de Newton[10] a ramassé toutes ces fausses accusations ; il en a composé un volume ; il a fait comme tous les critiques qui, sentant la faiblesse de leurs raisons, s’acharnent à rendre leur adversaire odieux ; il a le courage de dire, page 121, que l’auteur des Éléments a péché contre sa patrie. Mais en quoi celui qu’il attaque a-t-il commis ce grand crime envers sa patrie ? en disant que Snellius, Hollandais, a le premier trouvé la raison constante des sinus d’incidence aux angles de réfraction. Voilà ce que l’auteur de la Réfutation transforme judicieusement et avec charité en crime d’État.

Le critique, devenu ainsi délateur, accuse au hasard M. de Voltaire d’avoir trouvé ce fait dans Vossius, et il ajoute que le théorème dont Vossius parle est contraire à celui de Descartes.

Mais M. de Voltaire proteste qu’il n’a point lu Vossius, et que le fait se trouve dans Huygens, contemporain et disciple de Descartes, pages 2 et 3 de sa Dioptrique. Si d’ailleurs on veut savoir l’histoire de cette découverte, la voici : la mesure des réfractions fut tentée d’abord par l’Arabe Alhazen, puis par Vitellion, ensuite par Kepler, qui échouèrent tous ; Snellius Villebrode trouva enfin la proportion des sécantes, et Descartes finit par celle des sinus : ce qui est le même théorème que celui des sécantes, comme on peut le voir dans l’excellente physique de M. Musschenbroeck, page 285. « Cartesius, dit-il, adhibuit sinus usus inventioni Snellii, etc. » L’auteur des Éléments n’a fait en cela que dire simplement la vérité : est-ce être mauvais citoyen que de rendre justice aux étrangers ? y a-t-il donc des étrangers pour un philosophe[11] ?

Après avoir traité M. de Voltaire de traître à la patrie pour avoir loué un Hollandais, il le tourne de son mieux en ridicule sur ce même sujet tant rebattu de l’attraction de la lumière : il a cru voir que Newton et ses disciples pensent que la terre attire la lumière du corps même du soleil. Est-il possible, encore une fois, qu’on entende si fort à rebours l’état de la question ? et est-il possible qu’on puisse nous attribuer une opinion digne tout au plus de Cyrano de Bergerac ?

Voici ce qui a donné lieu probablement à cette étrange méprise.

L’auteur des Éléments, ayant souvent à parler dans son livre de la raison inverse du carré des distances, avait jugé à propos d’expliquer ce que c’est, en parlant de la lumière, parce qu’en effet l’intensité de la lumière est précisément en cette proportion ; mais il avertit expressément, page 88, édition de Londres, que l’attraction de la lumière et des corps, et l’attraction des planètes et du soleil, qu’on nomme gravitation, sont différentes.

De ce que Newton a découvert deux phénomènes admirables, il ne s’ensuit pas que ces phénomènes obéissent aux mêmes lois.

Il faut bien se mettre dans la tête que Newton a trouvé que les corps et les rayons de lumière agissent les uns sur les autres à des distances très-petites, et que les planètes agissent mutuellement les unes sur les autres à des distances très-grandes. L’action du soleil sur Saturne, sur Jupiter, sur la terre, est aussi différente de l’action d’un cristal auprès duquel et dans lequel un rayon s’infléchit, que ce rayon diffère en grosseur du globe de Saturne. Confondre l’attraction de la lumière avec celle des planètes, c’est n’avoir pas la plus légère idée des découvertes de Newton.

L’empressement ou l’esprit de parti qui a porté tant de personnes à critiquer la philosophie de Newton, avant de l’avoir étudiée, les a jetés ici dans une étrange contradiction.

D’un côté ils s’imaginent que la terre attire, selon Newton, la lumière de la substance du soleil, ce qui est ridicule ; de l’autre ils ne peuvent concevoir comment Newton admet l’émission de la lumière de la substance même du soleil, ce qui est pourtant fort aisé à comprendre.

Le grand Newton était convaincu, et M. Bradley a prouvé aussi depuis, que la lumière nous est dardée du soleil et des étoiles. La découverte connue de M. Bradley, qui démontre à la fois le mouvement de la terre et la progression de la lumière, nous fait voir que cette progression est uniformément la même ; qu’elle n’est point retardée dans son cours ; qu’elle parcourt également environ 33 millions de lieues par sept minutes, dans un cours uniforme de plus de six ans ; qu’ainsi il n’y a depuis les étoiles jusqu’à notre atmosphère aucune matière résistante : car, s’il y en avait, cette lumière serait retardée, et par conséquent la lumière nous est dardée de la substance des étoiles à travers un milieu non résistant. Il reste à voir à ceux qui raisonnent de bonne foi s’il est possible qu’un rayon de lumière vienne à nous pendant six ans sans se déranger, et sans retarder sa course à travers un plein absolu. Newton, ni aucun de ses disciples, n’ont donc, encore une fois, jamais imaginé que cette lumière du soleil et des étoiles nous vînt par attraction : ils enseignent tous qu’elle est dardée de la substance du globe lumineux.

Il est très-aisé de concevoir comment le soleil nous envoie ses rayons si rapidement ; il faut songer seulement ce que c’est qu’un tel globe enflammé qui tourne sur son axe quatre fois plus rapidement que la terre[12].

L’auteur de la réfutation prétendue a donc un très-grand tort : premièrement, d’avoir cru qu’il s’agisse d’attraction dans l’émission des rayons du soleil ; secondement, d’avoir cru que la lumière ne peut émaner du soleil ; mais il a beaucoup plus de tort encore d’oser appeler énorme absurdité ce que les Newton, les Keill, les Musschenbroeck, les S’Gravesande, etc., et de très-grands philosophes français, croient si bien prouvé. Ce serait assurément le comble de l’indécence de traiter ainsi de pareils hommes, quand même on aurait raison contre eux. Que sera-ce donc lorsqu’on se trompe si visiblement ?

On ne peut s’empêcher ici de faire voir combien l’esprit de système et de parti pervertit les idées les plus naturelles des hommes : quel est celui qui, en voyant au milieu de la nuit un flambeau éclairer tout d’un coup une lieue de pays, ne soupçonnera pas que ce flambeau qui se consume envoie des parties de flamme à une lieue à l’entour ? N’y a-t-il pas des corps odoriférants qui, sans diminuer sensiblement de leur poids, envoient en un instant des corpuscules à plus d’une lieue à la ronde ? La même chose arrive à la lumière, et il n’est pas d’un philosophe de se révolter contre la rapidité de son cours et contre la petitesse de ses parties : car rien en soi n’est ni petit, ni prompt, et il se peut faire qu’il y ait des êtres un million de fois plus déliés et plus agiles.

L’auteur de la Réfutation n’est ni plus exact ni plus équitable, quand il reproche à M. de Voltaire et à ceux qu’il appelle newtoniens d’avoir dit que la pesanteur est essentielle à la matière ; il est tout aussi faux qu’ils aient avancé cette erreur, qu’il est faux qu’ils aient dit que la terre attire la lumière de la substance du soleil.

L’auteur des Éléments a dit, à la vérité, avec tous les bons philosophes, que la pesanteur, la tendance vers un centre, la gravitation, est une qualité de toute la matière connue, laquelle lui est donnée de Dieu, et qui lui est inhérente : le terme inhérent est bien éloigné de signifier essentiel ; il signifie ce qui est attaché intérieurement, comme adhésion signifie ce qui est attaché extérieurement : l’essence d’une chose est la propriété sans laquelle on ne peut la concevoir ; mais on peut très-bien concevoir la matière sans pesanteur : il faudrait toujours commencer par convenir de la valeur des termes ; cette méthode abrégerait bien des disputes.

Voici une discussion d’un détail plus utile, et qui peut conduire à des vérités nouvelles.

L’auteur de la Réfutation s’étonne que l’auteur des Éléments ait dit que la lumière décrit une petite courbe en pénétrant le cristal.

Nous ne l’en croirons pas, dit-il, sur sa parole. Non, ce n’est pas à ma parole qu’il faut croire, pourrait-il répondre ; mais c’est à la nature, et l’examen de la nature nous apprend qu’il ne peut y avoir ni réflexion ni réfraction sans une petite courbure : ce serait une grande erreur de penser qu’une boule quelconque pût se réfléchir par des lignes droites qui formeraient un angle absolument en pointe : il faut qu’au point d’incidence l’angle se courbe un peu, sans quoi il y aurait un saut, un changement


d’état sans raison suffisante ; ce qui est impossible. Tout se fait par gradation, comme l’a très-bien remarqué le célèbre Leibnitz ; et c’est en conséquence de ce principe invariable de la nature qu’il n’y a aucun passage subit dans aucun cas ; la chaîne de la nature n’est jamais cassée. Ainsi un rayon ni ne se réfléchit ni ne se réfracte tout d’un coup d’une ligne droite dans une autre ligne droite, et la physique de Newton s’accorde en ce point à merveille avec la métaphysique de Leibnitz. Cette action du verre qui détourne le rayon incident de la ligne droite est la machine que la nature emploie ici pour obéir à ce grand principe général.

Voici comment se forme nécessairement cette courbe imperceptible. Qu’un corps rond et à ressort tombe sur ce plan D D,


suivant la direction A B, son mouvement est composé de la ligne horizontale A F et de la perpendiculaire A G, la seule suivant laquelle le corps se précipite en bas. Or, lorsque ce corps à ressort est en B, il perd dans l’instant de la compression une quantité de sa vitesse proportionnelle à cette compression ; mais cette vitesse ne peut être perdue que dans la direction de la ligne de chute A G, et non dans la direction horizontale A F, suivant laquelle le corps ne se comprime pas. Donc ce corps avance un peu dans cette direction horizontale en B C, et cet espace B C devient la naissance d’une courbe. Il en est de même de l’action que le corps réfringent exerce sur le rayon de lumière : il commence à se courber en approchant de sa surface.

Ce principe est sensible aux yeux dans l’inflexion de la lumière auprès des corps ; il ne faut pas croire, par exemple, que quand la lumière s’infléchit auprès d’une lame d’acier dans une chambre obscure, elle forme un angle absolu ; elle courbe, et se plie visiblement en cette sorte[13].

Natura est sibi consona : et c’est par la même raison que la lumière, en passant de l’air dans l’eau, décrit une petite courbe A B, en cette manière.

Et cette petite courbe est renfermée dans les limites de l’attraction du verre, limites imperceptibles, et qui sont bien différentes de celles d’une attraction prétendue entre la terre et un rayon lumineux partant du soleil.

On a fait encore une méprise non moins singulière. L’auteur des Éléments avance, après Newton, et fondé sur l’extrême porosité des corps, qu’un rayon de soleil de 33 millions de nos lieues n’a pas probablement un pied de matière solide mise bout à bout.

« Nous ne savons pas si c’est d’un pied linéaire ou d’un pied cubique qu’il parle », disent quelques censeurs ; et, sur cette incertitude, l’auteur de la Réfutation fait son calcul sur un pied cubique ; il évalue le poids d’un rayon du soleil à 1,000 livres pesant, et il conclut que les seuls rayons qui tombent sur la terre en un jour montent à 144,000 fois 1,000 millions de livres. Mais on pouvait s’épargner ce calcul ; il n’y avait qu’à consulter le premier bon livre de physique ou le bon sens, et on aurait vu qu’il ne s’agit ici ni de pied purement linéaire, ni de pied cubique, mais d’un pied en longueur, dont un trait de lumière fait la grosseur.

Il est très-sûr qu’il y a peu de matière propre dans tous les corps de l’univers ; il est sûr que tous les corps les plus déliés sont ceux qui en ont le moins ; que la lumière est des êtres sensibles le plus délié, le plus rare, et qu’ainsi les prétendus millions de millions de livres que le soleil nous envoie par jour peuvent aisément se réduire à deux ou trois onces, tout au plus. Voilà où conduit l’équivoque du mot linéaire, et voilà qui prouve qu’il faudrait au moins avoir des idées nettes des choses pour critiquer avec tant de hauteur et de mépris.

L’auteur des Éléments a dit que, dans le système de Descartes, nous devrions voir clair la nuit. Cela est très vrai, et cela est démontré par les lois des fluides. Si la lumière était un fluide répandu dans l’espace, et toujours existant ; s’il n’attendait que d’être pressé pour agir, il agirait en tout sens dès qu’il serait pressé : et non-seulement le soleil sous l’horizon pousserait la lumière à nos yeux, comme le son fait le tour d’une montagne pour venir à nos oreilles ; mais nous ne verrions jamais si clair que dans une éclipse centrale du soleil : car si la lune, en passant sous le soleil, presse l’atmosphère, elle presse la prétendue matière lumineuse, et cette matière lumineuse, plus pressée qu’elle n’était, doit agir davantage.

L’auteur de la Réfutation, et plusieurs autres, opposent à cette vérité des hypothèses : ils supposent qu’il faut raisonner de la lumière comme du son ; mais ce n’est pas ici qu’il est permis de dire que la nature agit toujours de la même manière. La nature n’est uniforme que dans les mêmes cas, et ici les cas sont absolument différents. Si la lumière nous venait comme le son, elle nous viendrait à travers une muraille : le son est l’effet des vibrations de l’air, qui est un élément, et la lumière est l’effet d’un autre élément.

Il ne restait à l’auteur de la Réfutation, après tant de malentendus, tant de fausses imputations, tant de fausses critiques et de reproches injustes, qu’à oser donner un petit système pour expliquer les effets de la nature, que Newton a découverts ; et c’est ce qu’on n’a pas manqué de faire.

Newton nous apprend, par exemple, et les plus obstinés sont forcés enfin d’en convenir, que la lumière ne rejaillit point des parties solides des corps.

Au lieu de se contenter d’une vérité nouvelle que Newton a démontrée, et qu’on ne peut nier, on imagine une hypothèse, on feint un petit vernis de matière lumineuse répandue dans les pores et sur les surfaces des corps ; on pense qu’à la faveur de ce petit vernis, de cette prétendue atmosphère, on pourra expliquer pourquoi la lumière se réfléchit uniformément sur une glace toujours inégale : cette atmosphère, dit-on, remplit les sinuosités et les aspérités de cette glace. Mais n’est-il pas évident que votre vernis d’atmosphère lumineuse que vous supposez s’attacher intimement à cette glace doit se conformer à sa figure, et que, si cette glace est raboteuse, votre vernis doit l’être aussi ?

Vous avez beau soutenir cette hypothèse par des exemples ; vous avez beau alléguer que tout a son atmosphère, qu’un vaisseau a la sienne, et que c’est cette atmosphère qui fait qu’une halle tombant du haut du mât du vaisseau vient frapper le pied du mât, en décrivant une parabole : vous avez lu, il est vrai, cet exemple dans plusieurs auteurs qui rapportent ce fait à l’impression de l’atmosphère ; mais malheureusement tous ces auteurs-là se sont trompés, et voici en quoi consiste leur erreur et la vôtre.

Qu’un oiseau, planant sur le mât d’un vaisseau qui vogue à pleines voiles, laisse tomber du haut du mât un corps pesant, il s’en faudra beaucoup que ce corps tombe au pied du mât, ni qu’il décrive une parabole : il tombera ou sur la poupe, ou derrière la poupe dans la mer, en ligne droite ; pourquoi ? Parce que le mouvement de la parabole étant le résultat d’une force perpendiculaire sur l’horizon avec une vitesse de projection parallèle à l’horizon, il n’y a point ici de vitesse de projection, mais seulement une force perpendiculaire : par conséquent, point de parabole.

Quel sera donc le cas où ce corps décrira une parabole ? Ce sera lorsqu’il participera à la fois au mouvement horizontal du vaisseau, et au mouvement de gravité qui l’entraînera du haut du mât[14].

Soit le vaisseau A, voguant de A en B, le mât C C, le corps D attaché au mât par une corde que l’on coupe ; le corps a le mouvement en D D comme le vaisseau, et le mouvement en D C par la gravitation : or de ces deux mouvements se compose la parabole D B ; et quand le mât est en B, le corps y est aussi : donc



l’air et l’atmosphère n’ont aucune part à ce phénomène, ils ne pourraient que le troubler. C’est uniquement par la même raison qu’un cavalier jetant en l’air une orange perpendiculairement, la retient dans sa main en courant au galop ; mais si une autre main lui jette cette orange tandis qu’il court, elle retombe loin derrière le cavalier. C’est encore la même raison qui fait retomber à peu près à plomb une pierre qu’on a jetée perpendiculairement à l’horizon, malgré la rotation de la terre ; et l’atmosphère n’a pas plus de part à tout cela que celle d’un homme qui se promène n’en a aux moucherons qui voltigent autour de lui.

Ce petit système des effets prétendus d’une atmosphère doit servir au moins à mettre sur leurs gardes tous ceux qui, n’étant point encore guéris de la maladie des hypothèses, en inventent tous les jours pour rendre raison, à ce qu’ils croient, des découvertes de Newton. Ce grand homme, pendant soixante ans de recherches, de calculs et d’expériences, a été obligé de se contenter du simple fait qu’il a découvert. Jamais il n’a fait d’hypothèse pour expliquer la cause de l’attraction des planètes et de celle de la lumière : il a démontré que cette gravitation existe ; qu’un corps grave ne retombe sur la terre que par la même force centripète qui retient les astres dans leur orbite, et qu’aucun tourbillon de matière subtile, grand ou petit, ne peut être la cause de cette force centripète. Qu’on s’en tienne là, et qu’on n’imagine pas pouvoir faire par un roman ce que Newton n’a pu faire par ses mathématiques.

Un de ceux qui ont écrit le plus modérément contre Newton est l’estimable auteur du Spectacle de la Nature et de l’Histoire du Ciel ; mais il s’en faut bien qu’il lui ait rendu justice. Il suppose, dans ses objections, que Newton a eu, comme les autres philosophes, la témérité d’imaginer un système pour expliquer la formation de l’univers, ce qui est assurément le contre-pied des procédés de Newton. Hypotheses non fingo, etc., dit Newton à la fin de ses Principes mathématiques, et avec cela on lui reproche encore ce qu’il nie si formellement.

L’auteur de l’Histoire du Ciel suppose, après beaucoup de personnes, et beaucoup d’autres supposent après lui[15], que les newtoniens regardent l’attraction comme un principe qui « a donné l’être à des comètes, aux planètes, un rang dans le zodiaque, un cortége plus ou moins grand de satellites ». Mais c’est encore une imputation que ni Newton ni aucun de ses disciples n’ont jamais méritée. Ils ont tous dit formellement le contraire ; ils avouent tous que la matière n’a rien par elle-même, et que le mouvement, la force d’inertie, la pesanteur, le ressort, la végétation, etc., tout est donné par l’Être souverain.

Par quelle injustice peut-on soupçonner que celui qui a découvert tant de secrets du Créateur, inconnus au reste des hommes, ait nié l’action de Dieu la plus connue et la plus sensible aux moindres esprits ? Il n’y a point de philosophie qui mette plus l’homme sous la main de Dieu que celle de Newton. Cette philosophie, la seule géométrique et la seule modérée, nous apprend les lois les plus exactes du mouvement, la théorie des fluides et du son ; elle anatomise la lumière ; elle découvre la pesanteur réelle des astres les uns sur les autres ; elle ne dit point que cette pesanteur, cette gravitation dont elle calcule les lois et les effets, soit la même chose que la force par laquelle la lumière se détourne de sa route et accélère son mouvement dans des milieux différents ; elle est bien loin de confondre les miracles de la réflexion et de la réfraction de la lumière avec ceux de la pesanteur des corps graves ; mais, ayant démontré que le soleil pèse sur la terre, et la terre sur lui, elle démontre que ce pouvoir est dans les moindres parties de la matière, par cela même qu’il est dans le tout : elle avoue ensuite que nul mécanisme ne rend raison de ses profondeurs, et elle adore la Sagesse éternelle qui en est le seul principe.

Elle ne dit point (comme on le lui reproche) que l’attraction universelle est la cause de l’électricité et du magnétisme, elle est bien loin d’une telle absurdité ; mais elle dit : Attendez, pour juger de la cause du magnétisme et de l’électricité, que vous ayez assez d’expériences. Il n’est pas encore prouvé qu’il y ait une vertu magnétique. On est sur les voies de la matière électrique ; mais, pour la gravitation et le cours des planètes, il est prouvé qu’aucun fluide n’en est la cause, et que nous devons nous en tenir à une loi particulière du Créateur : car recourir à Dieu est d’un ignorant, quand il s’agit de calculer ce qui est à notre portée ; mais, quand on touche aux premiers principes, recourir à Dieu est d’un sage.

L’auteur de l’Histoire du Ciel renouvelle encore une méprise assez considérable, où plusieurs savants sont tombés. Ils croient que Newton attribue l’élévation de l’équateur au pouvoir seul de l’attraction de la terre.

Ni Newton ni ses sectateurs ne s’expriment ainsi. Ils avouent tous que l’élévation nécessaire de l’équateur vient et doit venir de l’effort de la force centrifuge, qui est plus grande dans le grand cercle d’une sphère que dans les petits, et qui est nulle au point des pôles de la sphère.

L’attraction, la gravitation, la pesanteur est moins forte sous l’équateur, parce que cet équateur est plus élevé ; mais il n’est pas plus élevé parce que l’attraction y est moins forte.

On nous demande dans un livre sérieux[16] « si ce n’est pas l’attraction qui a mis en saillie le devant du globe de l’œil, qui a élancé au milieu du visage de l’homme ce morceau de cartilages qu’on appelle le nez ». Nous répondrons qu’une telle raillerie n’est ni une bonne raison ni un bon mot ; et quand même la raillerie serait fine, elle ne conviendrait point dans un livre où il ne faut que chercher la vérité, et serait très-mal appliquée à un homme comme Newton, et aux illustres géomètres qui l’étudient. D’ailleurs nous félicitons le sage auteur du Spectacle de la nature et de l’Histoire du Ciel de tomber moins qu’un autre dans le défaut de vouloir être plaisant: cette affectation trop répandue de traiter des matières sérieuses d’un style gai et familier rendrait à la longue la philosophie ridicule sans la rendre plus facile.

On reproche encore à Newton qu’il admet des qualités immatérielles dans la matière. Mais que ceux qui font un tel reproche consultent leurs propres principes : ils verront que beaucoup d’attributs primordiaux de cet être si peu connu qu’on nomme matière sont tous immatériels, c’est-à-dire que ces attributs sont des effets de la volonté libre de l’Être suprême : si la matière a du mouvement, si elle peut le communiquer, si elle gravite, si les astres tournent sur eux-mêmes d’occident en orient plutôt qu’autrement, tout cela est un don de Dieu, aussi bien que la faculté que ma volonté a reçue de remuer mon bras. Toute matière qui agit nous montre un être immatériel qui agit sur elle. Rien n’est plus certain que ce sont les vrais sentiments de Newton.

Ces réflexions que l’on donne au public ont déjà fait impression sur quelques esprits, et on espère qu’enfin les préjugés de quelques autres céderont à des choses si sublimes et si raisonnables dont l’auteur des Éléments n’a été que le faible interprète.

FIN DE LA RÉPONSE AUX OBJECTIONS, ETC.
  1. C’est sous ce titre que Voltaire a publié cet opuscule en 1739, in-8o de vingt-six pages, plus le frontispice ; l’auteur ne le regardant que comme un écrit de circonstance, avec d’autant plus de raison que l’ouvrage dont il est la défense a, comme je l’ai déjà dit, subi de très-grands changements, n’avait compris cette Réponse dans aucune édition de ses Œuvres. Les éditeurs de Kehl, les premiers qui l’aient recueilli, l’intitulèrent Défense du newtonianisme. Je m’en suis tenu au titre donné par Voltaire. Leratz de Lanthenée a publié une Lettre à M. de Voltaire sur son écrit intitulé Réponse aux objections, etc., 1739, in-8o. (B.)
  2. M. de Maupertuis ; il a trouvé le moyen d’occuper le public de lui seul, et de faire oublier ses compagnons de voyage. (K.)
  3. M. de Buffon ; il a eu depuis avec M. Clairaut une dispute sur la nature des forces attractives, dispute où tout l’avantage a été pour le grand géomètre. (K.)
  4. Dans les éditions de 1738, ces expressions se trouvaient au chapitre ii des Éléments de la philosophie de Newton ; maintenant elles sont au chapitre iii de la seconde partie ; voyez tome XXII, page 454.
  5. Henriade, III, 99.
  6. Zaïre, I, ii.
  7. Voyez tome XXII, page 276.
  8. Quelques-unes des phrases suivantes se retrouvent dans une lettre de Voltaire à Maupertuis ; voyez la Correspondance, octobre 1738.
  9. Boerhaave était mort le 23 septembre 1738.
  10. Jean Banières. Son ouvrage est intitulé Examen et Réfutation des Éléments de la philosophie de Newton.
  11. On ne peut guère se dispenser de croire, sur la parole de Huygens et de Vossius, que cette proportion ne se trouve dans le manuscrit de Snellius ; et il est certain qu’elle donne celle de Descartes ; mais le philosophe français connaissait-il la découverte de Snellius ? Voilà toute la question ; et il n’est pas vraisemblable que Descartes n’ait connu ni le manuscrit de Snellius, ni cette proportion en particulier. (K.)
  12. Et même plus, puisque l’étude des taches donne 25 jours 34 heures pour cette rotation. (D.)
  13. Il va sans dire que cette petite courbe n’a jamais été vue. Il faut l’admettre comme conséquence du système de Newton ; mais si le système est rejeté, comme cela a lieu, il n’y a pas à s’en occuper. (D.)
  14. Ceci a été fort discuté entre les coperniciens et leurs adversaires. Galilée a tranché la question. Si le mât était assez haut pour que sa vitesse fût sensiblement supérieure à celle du vaisseau, le corps, à cause de la rotation de la terre, tomberait un peu à l’est. (D.)
  15. C’est en effet l’opinion d’Herschell. Newton n’a pas été jusque-là. (D.)
  16. C’est à propos de l’explication de l’anneau de Saturne de M. de Maupertuis. (Note de Voltaire.)