Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 34

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 253-261).


XXXIV

Le convoi dont faisait partie Maslova quittait la gare à trois heures ; c’est pourquoi, pour voir sortir le convoi de la prison et l’accompagner jusqu’au chemin de fer, Nekhludov avait l’intention de se rendre à la prison avant midi.

Ayant mis en ordre ses effets et ses papiers, Nekhludov prit son journal et en relut quelques passages, entre autres les dernières notes prises avant son départ pour Pétersbourg. Il y était écrit : « Katucha repousse mon sacrifice et s’obstine dans le sien. Elle a vaincu et j’ai vaincu aussi. Je suis ravi du changement intérieur qui me paraît — j’ai peur d’y croire — s’opérer en elle. J’ai peur de le croire mais il me semble qu’elle renaît ! » Et immédiatement après : « J’ai vécu un moment fort pénible et fort heureux. J’ai appris qu’elle s’était mal conduite à l’infirmerie, et j’ai ressenti une horrible souffrance. Je ne m’attendais pas à tant souffrir. Je l’ai traitée avec haine et dégoût. Puis m’étant souvenu que tant de fois j’avais commis, ne fût-ce qu’en pensée, ce qui me la faisait haïr, soudain, je me suis méprisé moi-même ; j’ai éprouvé de la compassion pour elle et j’ai ressenti du bien-être. S’il nous était donné de toujours voir la poutre qui est dans notre œil, combien nous serions meilleurs ! » Puis à la date du jour il nota : « Je suis allé chez Nathalie, et, précisément parce que j’étais satisfait de moi-même, je ne fus pas bon, mais méchant ; et cela m’a laissé une impression pénible. Mais que faire ? Dès demain commence une vie nouvelle. Adieu l’ancienne vie, et pour toujours ! Quantité d’impressions s’accumulent, mais je n’en puis encore dégager une conclusion unique. »

Le lendemain, à son réveil, le premier sentiment de Nekhludov fut un vif regret de sa conduite envers son beau-frère. « On ne peut se quitter ainsi, se dit-il, il faut aller chez eux, effacer cela. » Mais en consultant sa montre il s’aperçut qu’il n’en avait pas le temps et que, pour ne pas manquer la sortie du convoi, il devait se hâter. Nekhludov acheva en toute hâte d’emballer ses effets, les fit porter directement à la gare par le portier et Tarass, le mari de Fedosia, qui partait avec lui ; puis il héla le premier fiacre vide et se rendit à la prison.

Le train des prisonniers partait deux heures avant l’express que devait prendre Nekhludov, aussi règla-t-il la note de sa chambre, n’ayant plus l’intention de revenir à l’hôtel.


On était dans les lourdes chaleurs de juillet. Les pavés, les pierres des maisons, le fer des toitures qui n’avaient pu se refroidir durant la nuit torride, renvoyaient la chaleur à l’air immobile et étouffant. Pas le moindre vent, et quand passait un léger souffle c’était comme une haleine brûlante, imprégnée de poussière et de mauvaise odeur de peinture à l’huile. Il y avait peu de monde dans les rues ; les quelques rares passants tâchaient de marcher à l’ombre des maisons. Seuls des paysans en lapti, des paveurs, brûlés par le soleil, étaient assis au milieu de la rue, frappant de leurs maillets des cailloux qu’ils enfonçaient dans le sable brûlant ; de taciturnes agents de police en uniforme de toile blanche, barré du cordon orange de leur révolver, se tenaient aussi au milieu de la chaussée, en piétinant tristement, tandis que les tramways, les stores baissés d’un côté, les chevaux en capuchon de toile blanche, avec des ouvertures qui laissaient passer les oreilles, montaient et descendaient le long des rues, en sonnant.

Quand Nekhludov arriva devant la prison le convoi n’était pas encore sorti, et dans la prison se poursuivait le travail commencé depuis quatre heures du matin : compter et inspecter les déportés qui devaient partir. Il fallait faire l’appel, en suivant sur le registre, de six cent vingt-trois hommes et soixante-quatre femmes, séparer les malades et les faibles, puis remettre à l’escorte. Le nouveau directeur, ses deux adjoints, le médecin, l’aide-chirurgien, le chef d’escorte, le greffier de la prison, étaient assis devant une table chargée de paperasses et placée dans la cour, à l’ombre d’un mur, et ils appelaient, examinaient, interrogeaient et inscrivaient les prisonniers qui s’avancaient un à un.

Les rayons du soleil couvraient déjà la moitié de la table. La chaleur devenait excessive et suffocante par suite du manque d’air et du souffle qui montait de la foule des prisonniers.

— Mais cela ne finira jamais ! s’écria le chef du convoi, un grand et gros gaillard au visage rouge, les épaules hautes, les bras courts, qui ne cessait de rejeter la fumée de son tabac sur sa moustache qui lui couvrait toute la bouche. Je suis éreinté ! Où avez-vous pris tout ça ? Y’en a-t-il encore beaucoup ?

Le greffier regarda.

— Encore vingt-quatre hommes et les femmes.

— Eh bien ! Quoi ? Pourquoi vous êtes-vous arrêtés ? Avancez ! cria l’officier aux prisonniers qu’on n’avait pas encore examinés et qui se tenaient en tas. Depuis trois heures ils étaient là, dans les rangs, non à l’ombre, mais en plein soleil, attendant leur tour.

Ce travail se passait à l’intérieur de la prison. À l’extérieur, devant la porte, se tenait comme toujours un factionnaire, fusil à l’épaule ; deux dizaines de camions, destinés au transport des effets des prisonniers, et à celui des infirmes et des malades, stationnaient, et, au coin, un groupe de parents et d’amis attendait la sortie des prisonniers pour les revoir, échanger quelques mots, si possible, avec ceux qui partaient. Nekhludov se joignit à ce groupe.

Il resta là près d’une heure. Enfin, on entendit derrière la porte des bruits de chaînes et de pas, les voix des autorités, des toussotements et le murmure confus d’une foule nombreuse. Cela dura cinq minutes pendant lesquelles des surveillants entraient et sortaient par la porte. Enfin on entendit un commandement. La porte s’ouvrit avec fracas, le bruit des chaînes s’accentua, et des soldats en bourgerons blancs, le fusil à l’épaule, sortirent dans la rue et, exécutant une manœuvre habituelle, qu’ils connaissaient bien, vinrent former des deux côtés de la porte un vaste demi-cercle. Quand ils s’arrêtèrent, un nouveau commandement retentit, et, deux à deux, des bérets plats comme des crêpes couvrant leurs têtes tondues, sac au dos, traînant leurs jambes chargées de fer, balançant leur bras libre, et tenant de l’autre main l’extrémité du sac qui pendait sur leur dos, les prisonniers commencèrent à sortir. Les forçats, uniformément vêtus de pantalons et de capotes de couleur grise, un as cousu au milieu du dos, parurent d’abord. Tous, jeunes, vieux, maigres, gros, pâles, rouges, noirs, moustachus, barbus, glabres, Russes, Tatars, Juifs, avançaient en faisant tinter leurs chaînes et balançant le bras, comme s’ils se préparaient à aller quelque part très loin ; mais après avoir fait une dizaine de pas, ils s’arrêtèrent avec soumission et se rangèrent par quatre. Derrière eux venaient d’autres hommes pareillement vêtus et rasés, n’ayant pas de fers aux pieds, seulement des menottes aux poignets : c’étaient les condamnés à la déportation. Ils sortirent avec le même air dégagé, s’arrêtèrent, et se mirent également par quatre. Puis parurent les déportés par décisions de leurs communes. Ensuite, les femmes, marchant dans le même ordre : d’abord les condamnées aux travaux forcés, en capote grise, un fichu sur la tête ; puis les déportées ; puis celles qui partaient volontairement, pour suivre leurs maris, et qui étaient vêtues de leurs robes de citadines ou de paysannes. Quelques-unes tenaient des enfants sur leurs bras.

Avec les femmes, d’autres enfants, garçons et filles, marchaient à pied. Ces enfants se serraient contre les prisonniers comme de jeunes poulains dans un troupeau de chevaux. Les hommes se tenaient silencieux, toussotant seulement de temps en temps ou faisant quelque brève observation. Au contraire, dans les rangs des femmes, le bruit des voix ne tarissait pas. Nekhludov crut reconnaître Maslova, à la sortie, mais il la perdit bientôt de vue et ne distingua plus qu’une masse confuse de créatures vêtues de gris, toutes semblables, toutes privées également d’apparence humaine, surtout féminine, et qui, avec les enfants et les sacs, se rangeaient derrière les hommes.

Quoiqu’on eût déjà compté les prisonniers dans la cour de la prison, les soldats de l’escorte se mirent à les compter de nouveau, en vérifiant les listes. Cette vérification dura longtemps, surtout parce que certains prisonniers changeaient de place et troublaient ainsi le compte des soldats. Ceux-ci injuriaient, bousculaient les prisonniers, dociles mais haineux, et reprenaient leur vérification. Quand ce travail fut terminé, l’officier convoyeur prononça quelque chose, et une certaine confusion se fit dans la foule. Les malades, hommes et femmes, et les enfants, se devançant les uns les autres, se précipitaient vers les chariots, et y plaçaient les sacs sur lesquels ils s’asseyaient. Les mères avec des nourrissons montèrent et s’installèrent ainsi que des enfants, plus grands, joyeux, qui se querellaient pour les places, et des prisonniers mornes et tristes.

Quelques autres prisonniers, la tête nue, s’approchèrent de l’officier convoyeur et lui demandèrent quelque chose. Nekhludov apprit plus tard qu’ils lui avaient demandé l’autorisation de monter dans les chariots. Il remarqua comment l’officier du convoi, sans les regarder, aspirait la fumée de sa cigarette et, soudain, leva sa main courte sur l’un d’eux, qui rentra sa tête dans ses épaules pour éviter le coup, puis fit un bond en arrière.

— Je vais t’ennoblir, moi ! Tu t’en souviendras ! Tu arriveras bien à pied ! cria l’officier.

Un haut vieillard, tout tremblant, chargé de fers, fut seul admis par l’officier à faire le trajet en chariot, et Nekhludov vit comment il ôta son bonnet plat, se signa, se dirigea vers le chariot et longtemps fit des efforts pour y monter, ne pouvant lever sa jambe sans forces et enchaînée, et comment une femme déjà installée dans le chariot l’aida à monter en lui tenant les bras.

Quand tous les chariots furent pleins de sacs et qu’y furent assis tous ceux qui en avaient l’autorisation, l’officier se découvrit, essuya avec son mouchoir son front, son crâne chauve et son cou rouge, puis se signa.

— Convoi, en marche ! commanda-t-il.

Un bruit de crosses retentit ; les prisonniers, ôtèrent leurs bonnets, se signèrent, quelques-uns de la main gauche ; ceux qui étaient venus les accompagner leur crièrent quelque chose à quoi ils répondirent en criant aussi quelque chose ; des lamentations s’élevèrent des rangs des femmes, et le cortège, encadré des soldats aux bourgerons blancs, s’ébranla, les pieds chargés de fer, soulevant la poussière. Derrière les soldats marchaient en tête, avec un bruit de chaînes, les condamnés aux travaux forcés, par rangées de quatre ; puis les condamnés par décisions communales, les menottes aux poignets et deux par deux ; puis les femmes ; et enfin les chariots chargés de sacs et de malades où, sur l’un d’eux, était assise une femme tout emmitouflée qui, sans répit, hurlait et sanglotait.