Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 33

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 246-252).


XXXIII

— Eh bien ! Comment vont les enfants ? demanda Nekhludov à sa sœur, quand il se sentit plus calme.

La sœur raconta que les enfants étaient restés avec leur grand’mère paternelle, et, très contente que la discussion avec son mari eût pris fin, elle se mit à raconter que ses enfants jouaient aux voyages exactement comme lui-même jouait étant enfant, avec ses poupées, dont un nègre, et une autre appelée la Française.

— Tu te souviens encore de cela ? dit Nekhludov en souriant.

— Et imagine-toi qu’ils jouent exactement de la même façon !

La conversation désagréable était terminée. Nathalie, tranquillisée, mais voulant éviter de parler devant son mari de choses qu’elle seule et son frère pouvaient comprendre, pour entamer une conversation générale se mit à parler de la nouvelle, arrivée de Pétersbourg : le malheur de madame Kamensky, qui avait perdu son fils unique, tué en duel. Ignace Nikiforovitch désapprouva les mœurs qui empêchent de ranger le meurtre en duel dans la catégorie des crimes de droit commun.

Cette observation provoqua une riposte de Nekhludov, qui engendra une nouvelle discussion, toujours sur le même sujet, où les adversaires ne purent exprimer toute leur pensée et demeurèrent chacun avec des convictions opposées. Ignace Nikiforovitch sentait que Nekhludov le désapprouvait et méprisait ses occupations, et il voulait lui prouver la fausseté de ses raisonnements. De son côté Nekhludov, sans parler du dépit qu’il éprouvait parce que son beau-frère se mêlait de ses arrangements concernant ses biens (au fond de son cœur il reconnaissait que son beau-frère, sa sœur et leurs enfants, en tant que ses héritiers, en avaient le droit) était agacé surtout de l’assurance et de la suffisance avec lesquelles cet homme borné admettait comme justes et raisonnables des principes que lui tenait à présent pour absurdes et criminels. C’était surtout cette suffisance qui agaçait Nekhludov.

— Alors que devait faire le tribunal ? demanda-t-il.

— Mais condamner l’un des duellistes aux travaux forcés, comme un vulgaire meurtrier.

Nekhludov sentit ses mains se refroidir, et répartit vivement :

— À quoi cela aboutirait-il ?

— Ce serait juste.

— Comme si la justice était le but de la fonction du tribunal ! fit Nekhludov.

— Et quel autre objet poursuit-il donc ?

— Maintenir les intérêts de castes. Pour moi la justice n’est pas autre chose qu’un moyen administratif pour conserver l’ordre de choses existant, avantageux à notre classe.

— C’est un point de vue tout-à-fait nouveau, répartit Ignace Nikiforovitch avec son sourire calme. D’ordinaire on attribue à la justice un rôle un peu différent.

— En théorie, oui, mais pas en pratique, comme je m’en suis aperçu. Le tribunal ne sert qu’à maintenir la société dans son état actuel, et, à cette fin, il persécute et punit également ceux qui sont au-dessus du niveau commun et veulent la relever : ceux qu’on appelle des criminels politiques, et ceux qui sont au-dessous : les soi-disant criminels-nés.

— D’abord il ne me paraît pas exact de dire que les criminels politiques sont punis parce qu’ils sont au-dessus du niveau moyen. La plupart ne sont que des rebuts de la société, des êtres aussi pervertis, mais un peu autrement, que ces criminels-nés que vous placez au-dessous du niveau moyen.

— Et moi je connais des inculpés incomparablement supérieurs à leurs juges : tous les sectaires sont des gens d’une moralité absolue, ferme…

Mais Ignace Nikiforovitch, avec l’habitude d’un homme qu’on n’interrompt pas quand il parle, n’écoutant pas Nekhludov, et par cela l’irritant davantage, continua à parler en même temps que Nekhludov.

— Je ne puis admettre davantage que le tribunal ait pour objet de maintenir l’ordre de choses existant. Le but qu’il poursuit c’est d’abord de corriger…

— Elle est jolie la correction dans les prisons, interrompit Nekhludov.

— Ou d’écarter ces hommes dépravés ou féroces qui menacent l’existence même de la société, poursuivit Ignace Nikiforovitch sans écouter.

— Mais précisément les tribunaux ne font ni l’un ni l’autre. La société n’a aucun moyen de le faire.

— Comment cela ? Je ne comprends pas, demanda Ignace Nikiforovitch avec un sourire forcé.

— Je veux dire qu’en fait de punitions raisonnables il n’y en a que deux, les deux employées jadis : la punition corporelle et la peine de mort, qui, par suite de l’adoucissement des mœurs sont de moins en moins usitées, dit Nekhludov.

— Voilà qui est nouveau, et je trouve surprenant de vous entendre dire cela.

— Oui, il est logique de faire souffrir un homme pour l’empêcher de commettre de nouveau un acte qui lui vaut le châtiment. Il est tout à fait raisonnable de trancher la tête à un membre nuisible et dangereux de la société. Ces deux punitions ont un sens. Mais quel sens y a-t-il à arrêter un homme, déjà dépravé par la paresse et le mauvais exemple, pour l’enfermer dans une prison, pour le maintenir dans des conditions d’oisiveté obligatoire exempte de soucis matériels, et en compagnie des gens les plus dépravés ? Quel sens y a-t-il encore à le transporter aux frais de l’État — chaque déporté coûte plus de cinq cents roubles — du gouvernement de Toula dans celui d’Irkoutsk, ou de celui de Koursk…

— Cependant les hommes redoutent ces voyages aux frais de l’État ; sans eux et sans les prisons nous ne serions pas assis tranquillement comme nous le sommes maintenant.

— Mais ces prisons n’assurent pas du tout notre sécurité ; car ils n’y restent pas éternellement, on les relâche. Au contraire, dans ces établissements, les hommes atteignent les plus hauts degrés du vice et de la dépravation ; par conséquent ils augmentent le danger.

— Vous voulez dire que notre système pénitentiaire a besoin d’être perfectionné.

— Il est impossible de le perfectionner. Les prisons perfectionnées coûteraient plus que l’instruction publique, ce serait une nouvelle charge pour le peuple.

— Mais de ce que le système pénitentiaire présente des défauts il ne résulte pas que les tribunaux soient mauvais, continua Ignace Nikiforovitch, de nouveau sans écouter son beau-frère.

— On ne peut corriger ces défauts, répliqua Nekhludov, en élevant la voix.

— Alors quoi ? Il faut tuer ? Ou bien, comme l’a proposé un homme d’État, crever les yeux ? fit Ignace Nikiforovitch avec un sourire triomphant.

— Ce serait cruel, mais au moins conséquent ; tandis que ce que l’on fait à présent est non seulement cruel et inconséquent, mais tellement stupide qu’on ne peut comprendre que des hommes sains d’esprit puissent participer à une œuvre aussi insensée et cruelle que celle du tribunal criminel.

— Et cependant, moi j’en fais partie, dit en pâlissant Ignace Nikiforovitch.

— Cela vous regarde. Quant à moi je ne le comprends pas.

— Il me semble qu’il y a bien des choses que vous ne comprenez pas, repartit Ignace Nikiforovitch d’une voix tremblante.

— À la cour d’assises, j’ai vu un procureur dépenser toutes ses forces à accuser un pauvre garçon qui n’eût inspiré que de la pitié à tout homme non dépravé. J’en sais un autre qui, pour une simple lecture de l’Évangile, demandait pour un sectaire l’application de la loi criminelle ; et toute l’activité des tribunaux ne comporte que des actes stupides ou cruels.

— Je ne serais pas magistrat si j’avais cette opinion, dit Ignace Nikiforovitch ; et il se leva.

Nekhludov crut voir quelque chose briller sous les lunettes de son beau frère. « Des larmes ? » se demanda-t-il. Et c’étaient bien des larmes, des larmes d’humiliation.

Ignace Nikiforovitch s’approcha de la fenêtre, tira son mouchoir et, en toussotant, essuya ses lunettes et en même temps ses yeux ; puis il s’assit sur le divan, alluma un cigare et ne dit plus rien.

À la pensée d’avoir si profondément blessé son beau-frère et sa sœur, Nekhludov devint triste et honteux d’autant plus que, partant le lendemain il n’aurait plus l’occasion de les revoir. Tout gêné il prit congé d’eux et rentra chez lui.

« Ce que je lui ai dit est probablement vrai, du moins il n’a rien trouvé à m’objecter. Mais il ne fallait pas lui parler ainsi. Je suis très peu changé si je me laisse entraîner de la sorte par un sentiment mauvais, et offense et attriste ainsi ma pauvre Natacha », songeait-il.