Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 36-45).


VI

Après s’être cogné de nouveau la tête à la porte de la chambre et à celle du vestibule, Nekhludov sortit dans la rue. Les gamins, en blanc et en rose, l’attendaient. D’autres enfants s’étaient joints à eux. Il y avait aussi des femmes avec leurs nourrissons, et parmi celles-ci, la femme maigre portant le petit garçon pâle, en haillons rapiécés, qui continuait à sourire étrangement de tout son visage vieillot, et ne cessait d’agiter ses longs doigts recroquevillés.

Nekhludov savait que c’était là le sourire de la souffrance. Il demanda qui était cette femme.

— C’est cette même Anissia, dont je t’ai parlé, répondit l’aîné.

Nekhludov se tourna vers elle.

— Comment vis-tu ? De quoi te nourris-tu ? lui demanda-t-il.

— De quoi je vis ? Je mendie, répondit Anissia, et elle se mit à pleurer.

Le visage vieillot de l’enfant s’était détendu dans un sourire, et ses petites jambes minces se tortillaient comme des vers.

Nekhludov prit son portefeuille et donna dix roubles à la femme. À peine avait-il fait deux pas, qu’une autre femme, avec un enfant, s’approcha de lui ; puis une vieille, puis encore une femme. Toutes criaient misère et demandaient secours. Nekhludov leur distribua les soixante roubles de menus billets qu’il avait dans son portefeuille ; et le cœur profondément angoissé, il retourna à la maison, c’est-à-dire, au pavillon du gérant.

Celui-ci vint à sa rencontre en souriant et lui annonça que les paysans se réuniraient dans la soirée. Nekhludov le remercia, et sans entrer à la maison, il alla se promener au jardin, dans les vieilles allées envahies par l’herbe et jonchées des pétales blancs des pommiers, en songeant à ce qu’il avait vu.

D’abord, autour du pavillon, tout était calme, mais peu après Nekhludov entendit deux voix de femmes irritées qui voulaient parler toutes deux à la fois et auxquelles se mêlait, de temps en temps, la voix tranquille du gérant souriant. Nekhludov prêta l’oreille.

— C’est au-dessus de mes forces ! Veux-tu donc m’arracher jusqu’à la croix de mon cou ? disait une voix de femme indignée.

— Mais elle n’est restée dans le champ qu’une minute ! reprenait une autre voix. Rends-la moi, te dis-je ! Pourquoi fais-tu souffrir et la bête et les enfants, qui sont sans lait ?

— Paie en argent ou en travail, intervint la voix calme du gérant.

Nekhludov quitta le jardin et s’approcha du perron près duquel se tenaient deux femmes échevelées : l’une d’elles était sur le point d’être mère. Le gérant, la main dans les poches de son paletot de toile écrue, se tenait sur les marches. Quand les femmes aperçurent le maître, elles rajustèrent leurs fichus de tête, et le gérant retira ses mains de ses poches et se mit à sourire.

Voici de quoi il s’agissait : les paysans, au dire du gérant, lâchaient exprès leurs veaux et même leurs vaches dans les prairies seigneuriales. Les vaches de ces deux femmes avaient été prises dans les prés et confisquées. Le gérant exigeait des femmes ou le paiement de trente kopeks par vache ou deux journées de travail. Les femmes affirmaient, premièrement que leurs vaches n’avaient fait qu’entrer ; deuxièmement qu’elles n’avaient pas d’argent ; troisièmement, que si elles promettaient de payer en travail, elles demandaient la restitution immédiate des vaches, qui, depuis le matin sans fourrage, meuglaient plaintivement.

— Que de fois leur ai-je dit en toute honnêteté : « Quand vous faites rentrer votre bétail surveillez-le », dit le gérant souriant, en se tournant vers Nekhludov, comme pour le prendre à témoin.

— Je ne suis rentrée qu’un instant auprès de mon petit, et elles se sont échappées !

— Tu n’as qu’à ne pas t’en aller, quand tu t’es engagée à surveiller.

— Et qui donnera à manger au petit ? Ce n’est pas toi qui lui donneras le sein !

— Si encore ma vache avait causé du dommage dans la prairie ; mais elle venait d’y entrer ! disait l’autre.

— Ils ont tondu tous les prés, dit le gérant à Nekhludov ; si on ne les mettait pas à l’amende, il n’y aurait pas une botte de foin.

— Ah ! ne pèche pas ! cria la femme enceinte. Les miennes n’ont jamais été prises !

— Mais à présent, elles y sont, prises ! Alors, paie ou travaille !

— Eh bien ! Je travaillerai. Mais rends d’abord la vache, ne la fais pas mourir de faim ! cria-t-elle avec colère. Sans compter que je n’ai déjà pas un instant de repos, ni jour ni nuit ! Ma belle-mère est malade ; mon homme est ivre-mort ; je suis seule à tout faire et je n’en ai plus la force ! Que tu t’étrangles avec ton travail !

Nekhludov pria le gérant de relâcher les vaches, et retourna au jardin pour y reprendre ses réflexions, mais il n’avait plus à réfléchir.

Tout à présent lui paraissait si clair, qu’il s’étonnait que les hommes et lui-même n’eussent pas vu depuis longtemps ce qui était si évident pour lui. Le peuple meurt, il est habitué à son agonie, et en lui-même se sont formés des éléments de vie adéquats à cet état de choses : la mortalité fréquente des enfants, le travail exagéré imposé aux femmes, le manque de nourriture pour tous et surtout pour les vieillards ; et le peuple est arrivé si graduellement à cette situation qu’il finit par n’en plus voir l’horreur et ne plus s’en plaindre. C’est pourquoi nous jugeons cette situation naturelle et fatale. Maintenant il était clair pour Nekhludov que la principale cause de la misère dont le peuple a conscience et qu’il met toujours en avant, c’est qu’il a été dépossédé par les propriétaires de cette terre seule capable de le nourrir. Il est évident, d’autre part, que les enfants et les vieillards meurent parce qu’ils n’ont pas de lait, et qu’ils n’ont pas de lait parce qu’ils n’ont pas de terre où faire paître le bétail, récolter du blé et du foin ; il est évident que tout le mal du peuple, ou du moins la principale cause de ce mal, c’est que la terre, pour le moment, ne lui appartient pas, mais appartient à ceux qui jouissent du droit de vivre du travail de ce peuple. Or la terre, qui est à ce point indispensable aux hommes qu’ils meurent de n’en pas avoir, est cultivée par ces mêmes hommes, réduits à l’extrême misère, afin que le grain qu’elle produit soit vendu à l’étranger et que le propriétaire foncier puisse s’acheter des chapeaux, des cannes, des calèches, des bronzes, etc. À présent tout cela était pour lui aussi évident qu’il est évident que des chevaux enfermés dans un pré dont ils ont mangé toute l’herbe, maigrissent et crèvent de faim, si on ne leur laisse pas la possibilité d’aller sur des terres où ils peuvent trouver de la nourriture… Et cela est terrible. Cela ne peut et ne doit être ainsi. Il faut donc trouver le moyen de détruire cet état de choses, ou tout au moins n’y pas contribuer. « Et je le trouverai, absolument ! » songeait-il en allant et venant dans l’allée de bouleaux. « Dans les sociétés savantes, dans les administrations, dans les journaux, nous ratiocinons sur les causes de la misère du peuple, sur les moyens de le relever, mais nous négligeons le seul moyen qui le relèverait sûrement, et qui consiste à lui restituer la terre qui lui est nécessaire et qu’on lui a prise ». Et il se remémora nettement les théories principales d’Henry George, et l’enthousiasme qu’il avait jadis ressenti pour elles, et il s’étonna d’avoir pu les oublier. « La terre ne saurait être un objet de propriété ; elle ne peut être ni un objet d’achat ni de vente, pas plus que l’eau, l’air, et les rayons du soleil. Tous ont un droit égal à la terre et à tous les avantages qu’elle procure aux hommes. » Et il comprit alors pourquoi sa honte à cause des arrangements faits à Kouzminskoié. Il s’était trompé lui-même : sachant que l’homme n’a pas le droit de posséder la terre, il s’était reconnu ce droit et n’avait abandonné aux paysans qu’une partie de ce que, au fond de son âme, il savait ne pas devoir lui appartenir. Maintenant il agirait autrement, et il détruirait ce qu’il avait fait à Kouzminskoié. Alors, mentalement, il élabora un nouveau projet : louer ses terres aux paysans et employer l’argent des loyers à payer leurs impôts et à couvrir les dépenses de la communauté. Ce n’était pas encore le Single-tax, mais c’était ce moyen qui s’en rapprochait le plus et qui était le plus réalisable en l’état actuel. Le principal était de renoncer pour soi-même au droit de propriété foncière.

Quand il revint à la maison, le gérant, avec un sourire plus particulièrement empressé, lui proposa de dîner, mais en exprimant la crainte que les mets, préparés par sa femme et la jeune fille aux boucles d’oreilles, ne fussent trop bouillis ou trop rôtis.

La table était couverte d’une nappe de toile écrue ; au lieu de serviette, c’était un essuie-mains brodé, et sur la table, dans une soupière de vieux saxe à l’anse cassée, fumait une soupe aux pommes de terre, faite avec le même coq, qui allongeait alternativement ses pattes noires ; maintenant le coq était dépecé, et par endroits les morceaux étaient couverts de duvet. Après la soupe on servit le même coq, avec son duvet flambé, puis des gâteaux de fromage blanc très beurrés et sucrés. Tout cela était peu engageant, mais Nekhludov mangeait sans même s’en apercevoir, tout entier à la pensée du nouveau projet, qui avait subitement dissipé le malaise qu’il avait rapporté de sa promenade dans le village.

Par la porte entre-bâillée, la femme du gérant surveillait le service de la jeune paysanne aux boucles d’oreilles, et le gérant, tout fier des talents culinaires de son épouse, s’épanouissait de plus en plus dans son sourire.

Après le dîner, Nekhludov, à grand’peine, obligea le gérant à s’asseoir : il voulait contrôler ses propres idées et, en même temps, communiquer à quelqu’un ce qui le préoccupait si fort ; il lui fit donc part de son projet d’abandonner ses terres aux paysans, et lui demanda son avis. Le gérant sourit comme s’il pensait tout cela depuis longtemps et qu’il fût heureux de l’entendre exprimer, alors qu’en réalité il n’avait rien compris, et cela, non pas que Nekhludov se fut mal expliqué, mais parce qu’il le voyait renoncer à son intérêt personnel en vue de l’intérêt des autres. Le gérant était si convaincu que tout homme est incapable de s’occuper d’autre chose que de son propre intérêt au détriment de son prochain, qu’il croyait avoir mal compris la proposition de Nekhludov, lorsque celui-ci déclara vouloir employer tout le revenu de ses terres à constituer aux paysans un capital pour les besoins de la communauté.

— Je comprends. Ainsi, vous recevrez les intérêts de ce capital ? dit-il tout rayonnant.

— Pas du tout. Comprenez-moi bien : je leur abandonne complètement mes terres.

— Et alors vous ne toucherez pas de revenu ? demanda le gérant en cessant de sourire.

— Eh bien, oui ; j’y renonce.

Le gérant poussa un profond soupir auquel succéda bientôt un nouveau sourire. Maintenant il avait compris. Il avait compris que Nekhludov n’avait pas son bon sens, et aussitôt il se mit à chercher dans le projet de Nekhludov, qui renonçait à ses terres, le moyen d’en tirer un profit personnel, et il voulait à toute force comprendre ce projet d’une manière qui le faisait bénéficier de cet abandon des terres.

Mais quand il se rendit compte que cela aussi était impossible, il en fut peiné et cessa de s’intéresser au projet, et c’est seulement pour être agréable au maître qu’il continua de sourire. Voyant que le gérant ne le comprenait pas, Nekhludov le laissa partir et s’assit à la table toute tailladée et tachée d’encre, et il commença à mettre son projet sur le papier.

Le soleil venait de se coucher derrière le jeune feuillage des tilleuls ; des cousins, par nuées, avaient envahi la chambre et piquaient Nekhludov. Quand il eut fini d’écrire, il entendit par la fenêtre le bruit du bétail qui rentrait, le grincement des portes ouvrant sur les cours, les voix des paysans qui se rendaient à la réunion, et Nekhludov déclara au gérant qu’il ne voulait pas recevoir les paysans au bureau et qu’il irait leur parler au village, devant la maison où ils se réuniraient. Puis il but rapidement un verre de thé, servi par le gérant, et s’achemina de nouveau vers le village.