Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 29-35).


V

Nekhludov se sentait plus à l’aise avec les gamins qu’avec les grandes personnes, et chemin faisant, bavardait avec eux. Le petit, en chemise rose, ne riait plus et parlait avec autant d’intelligence et de sérieux que l’aîné.

— Eh bien, qui est-ce qui est le plus pauvre du village ? demanda Nekhludov.

— Qui est pauvre ? Mikhaïl est pauvre, Semen Makharov est pauvre, et puis Marfa qui est très pauvre.

— Et Anissia l’est encore davantage. Anissia n’a pas même de vache ; ils mendient, dit le petit Fedka.

— C’est vrai qu’elle n’a pas de vache, mais chez elle, ils ne sont que trois, tandis qu’ils sont cinq chez Marfa, reprit l’aîné.

— Oui, mais Anissia est veuve, insista le petit à la chemise rose.

— Tu dis qu’Anissia est veuve ; mais Marfa, c’est comme si elle l’était, reprit l’aîné. Elle n’a pas son mari.

— Où est son mari ? demanda Nekhludov.

— Il nourrit ses poux en prison, répondit l’aîné, employant l’expression usitée.

— L’été il avait coupé deux bouleaux dans le bois du seigneur, alors on l’a mis en prison, se hâta de dire le petit. Voilà six mois qu’il y est, et sa femme mendie ; elle a trois enfants et puis sa vieille mère, ajouta-t-il d’un air entendu.

— Et où demeure-t-elle ? demanda Nekhludov.

— Voici sa cour, dit le petit, désignant au bord du sentier suivi par Nekhludov, une maison devant laquelle titubait un tout petit garçon à la tête blanche, qui se tenait à peine sur ses deux jambes arquées.

— Vaska, polisson ! où vas-tu ? cria une femme qui sortit de l’izba vêtue d’une chemise si sale qu’elle paraissait couverte de cendre. L’air effrayé à la vue de Nekhludov, elle saisit son enfant et l’emporta dans l’izba.

On eût dit qu’elle craignait pour lui quelque chose de la part de Nekhludov.

C’était cette même femme dont le mari se trouvait en prison pour avoir coupé deux bouleaux dans les bois de Nekhludov.

— Et Matrena, est-elle pauvre aussi ? demanda Nekhludov en approchant de l’izba de Matrena.

— Comment serait-elle pauvre ? Elle vend de l’eau-de-vie, répondit d’un ton décidé le gamin à la chemise rose.

Arrivé à l’izba de Matrena. Nekhludov laissa partir les enfants, entra dans le vestibule puis dans la chambre. Le logis de la vieille Matrena mesurait six archines, si bien qu’un homme de grande taille n’eût pu s’étendre sur le lit qui se trouvait derrière le poêle : « C’est sur ce même lit que Katucha a accouché et qu’elle est restée longtemps malade ». songea-t-il.

La pièce où il était entré en se cognant la tête à la porte basse était presque tout entière occupée par un métier à tisser que la vieille femme venait de monter avec l’aide de l’aînée de ses petites filles. Deux autres de ses petits enfants accoururent vers l’izba, sur les pas du maître, et s’arrêtèrent à la porte, les mains appuyées au chambranle.

— Qu’est-ce qu’il vous faut ? demanda avec humeur la vieille, irritée de ce que le métier ne fonctionnait pas bien. De plus, comme elle vendait clandestinement de l’eau-de-vie, elle se méfiait des inconnus.

— Je suis le propriétaire. Je voudrais vous parler.

La vieille se mit à l’examiner avec attention et en silence, puis, soudain, son visage se transforma.

— Ah ! c’est toi, mon chéri ! Et moi, vieille bête qui ne te reconnaissais pas et me disais : c’est un passant quelconque. Ah ! mon faucon, mon chéri ! s’exclama-t-elle, d’une voix volontairement radoucie.

— Je voudrais te parler sans témoins, dit Nekhludov, en montrant les enfants et une jeune femme maigre tenant un bébé au visage pâle, vêtu de chiffons rapiécés.

— Que regardez-vous là ? Oust ! Je prends ma béquille ! cria la vieille de leur côté. Fermez ! hein !

Les enfants s’éloignèrent et la femme emmenant le sien, tira la porte derrière elle.

— Et moi qui me demandais qui était là ? Et c’était notre beau maître en personne, qu’on voudrait toujours voir ! Voyez-vous chez qui il est entré ! Il n’a pas fait fi ! Ah ! mon diamant ! Assieds-toi par ici, votre honneur, là, sur ce banc, dit-elle après avoir essuyé le banc avec un tablier. Et moi qui pensais : quel diable est là ? Et voilà que c’est lui-même, votre honneur, notre maître, mon bienfaiteur, notre nourricier. Pardonne une vieille sotte, je suis devenue aveugle.

Nekhludov s’assit ; la vieille resta debout devant lui, la main droite sous le menton, la main gauche soutenant le coude pointu de son bras droit, et continuant d’une voix chantante :

— Que tu es devenu vieux, votre honneur ! Tu étais si beau, et maintenant, comme te voilà ! Ce sont tes soucis, à ce que je vois.

— Je suis venu te demander si tu te souviens de Katucha Maslova ?

— Catherine ? Comment ne pas s’en souvenir ? Elle est ma nièce. Comment ne pas s’en souvenir ? Que de larmes elle m’a fait verser ! C’est que je sais tout. Eh ! petit père, qui n’a pas péché contre Dieu et n’est pas fautif envers le tzar ? C’est la jeunesse, et puis le thé, le café qu’on boit ! Et alors le malin qui s’est emparé d’elle ! C’est qu’il est fort, lui ! Et puis que faire, le péché est arrivé ! Si encore tu l’avais abandonnée, mais non, tu l’as récompensée. Tu lui as donné cent roubles ! Et elle, qu’est-ce qu’elle a fait ? Si elle m’avait écoutée, elle serait heureuse. Mais impossible de lui faire entendre raison. Bien qu’elle soit ma nièce, je te le dirai franchement, c’est une rien du tout. Elle aurait si bien pu rester dans la bonne place que je lui avais trouvée. Mais non ; elle n’a pas voulu se soumettre ; elle a injurié son patron ! Est-ce que nous avons le droit d’insulter nos maitres ? Alors on l’a renvoyée. Après, elle aurait pu vivre chez le forestier, elle n’a pas voulu y rester.

— Je voulais t’interrroger au sujet de l’enfant. Elle a bien accouché ici. Où est l’enfant ?

— L’enfant, mon petit père ? J’ai bien arrangé les choses. Elle était très malade, on ne pensait point qu’elle s’en remettrait, alors j’ai fait baptiser convenablement le petit, et je l’ai envoyé dans un asile. Pourquoi faire languir ce petit ange quand la mère se meurt ! D’autres font autrement : ils gardent l’enfant, mais comme ils ne peuvent le nourrir, il meurt ; moi je me suis dit : il ne faut pas que je regrette ma peine, je vais l’envoyer à l’asile. Comme on avait de l’argent, je l’y ai fait conduire.

— A-t-il eu un numéro ?

— Il a eu un numéro ; mais il est mort tout de suite. Elle me l’a bien dit, qu’à peine arrivé à l’asile il était mort.

— Qui, elle ?

— Mais une femme qui demeurait à Skorodnoié. C’était son métier. Elle s’appelait Mélanie. Elle est morte à présent. Une femme bien intelligente. Voici ce qu’elle faisait : quand on lui apportait un enfant, au lieu de le conduire tout de suite à l’asile, elle le gardait chez elle, le nourrissait. Quand on lui en apportait un autre, elle le gardait aussi. Elle attendait d’en avoir trois ou quatre pour les emmener tous ensemble à l’asile. Et chez elle, tout était arrangé avec intelligence : elle avait un grand berceau, comme un lit à deux personnes, où l’on pouvait coucher en long et en travers ; et elle les mettait là tous les quatre, les têtes bien séparées pour qu’ils ne se cognent pas, et les jambes emmaillotées. Elle les emmenait de cette façon quatre d’un coup. Elle mettait un biberon dans chacune des petites bouches, et les petits ne bronchaient pas.

— Et alors ?

Elle a aussi gardé l’enfant de Catherine ; il est resté tout au plus quinze jours chez elle ; et, c’est là que le mal l’a pris.

— Était-ce un bel enfant ? demanda Nekhludov.

— Oh ! un enfant comme on ne peut pas souhaiter mieux ! Ton portrait frappant ! ajouta la vieille en clignant des yeux.

— Et comment est-il devenu faible ? On l’a donc mal nourri ?

— Eh ! quelle nourriture ! Ce n’est pas de la nourriture, cela se comprend, ce n’était pas son enfant ; elle n’avait qu’un souci : le conduire en vie jusqu’à l’asile. Elle m’a dit qu’il était mort à peine arrivé à Moscou. Elle a rapporté un certificat ; tout était en règle. C’était une femme intelligente !

Nekhludov n’en put apprendre davantage au sujet de son enfant.