Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 24

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 469-477).


XXIV

Malgré l’insuccès de sa démarche à la prison, Nekhludov, toujours dans le même état d’activité fébrile, se rendit à la Chancellerie du gouverneur, afin de demander si l’avis officiel de la grâce de Maslova y était arrivé. Le papier ne s’y trouvait pas, et Nekhludov, rentrant à l’hôtel, écrivit aussitôt à Sélénine et à son avocat. Sa correspondance terminée, il regarda sa montre ; il était l’heure d’aller dîner chez le général.

Mais de nouveau, en route, il fut obsédé par cette pensée : comment Katucha accepterait-elle sa grâce ? Où l’enverrait-on ? Comment vivrait-il avec elle ? Que fera Simonson ? Quelle attitude gardera-t-elle vis-à-vis de lui ? Il se rappela le changement survenu en elle. Il se remémora aussi son passé. « Il faut oublier, l’effacer ! » se dit-il, et de nouveau il se hâta de ne point penser à cela. « On verra plus tard », se dit-il. Et il se mit à réfléchir à ce qu’il dirait au général.

Le dîner du général, organisé avec ce luxe des gens riches et des fonctionnaires haut placés, auquel était accoutumé Nekhludov, lui fit un plaisir tout particulier après la longue privation non seulement de ce luxe, mais même du plus élémentaire confort.

La maîtresse de la maison, une grande dame pétersbourgeoise du vieux temps, ancienne demoiselle d’honneur de la Cour de Nicolas Ier, parlait parfaitement le français, et le russe comme une étrangère. Elle se tenait très droite, et, dans ses mouvements de mains, elle ne détachait pas ses coudes de sa taille. À son mari, elle témoignait une considération tranquille, légèrement triste, et se montrait très affable pour ses hôtes, mais différemment, suivant leur importance. Elle accueillit Nekhludov en familier, avec cette admiration fine, imperceptible, grâce à laquelle Nekhludov se rappela de nouveau tous ses mérites, et se sentit pleinement satisfait. Elle lui donna à entendre qu’elle connaissait le motif, un peu singulier, mais honorable, de son voyage en Sibérie, et qu’elle le tenait pour un homme exceptionnel. Cette flatterie délicate et le luxe élégant qui remplissait la maison du général, firent que Nekhludov s’abandonna tout entier au plaisir de ce riche décor, de la bonne chère, de la conversation avec des personnes distinguées et de son monde, comme si tout ce qui s’était passé ces temps derniers n’était qu’un rêve dont il s’éveillait pour revenir à la réalité.

À ce dîner, outre les familiers de la maison, la fille du général avec son mari, et l’aide de camp, — il y avait l’Anglais, un propriétaire de mines d’or, un gouverneur de passage, venu du fond de la Sibérie. Toutes ces personnes parurent très agréables à Nekhludov.

L’Anglais, un homme bien portant, rouge, parlant fort mal le français, mais très bien et même éloquemment l’anglais, avait beaucoup vu, et il racontait des choses intéressantes sur l’Amérique, les Indes, le Japon et la Sibérie.

Le jeune propriétaire de mines d’or, fils de paysans, portait des vêtements faits à Londres, et des boutons de chemise en brillants ; il était possesseur d’une riche bibliothèque, donnait de grosses sommes pour des oeuvres de bienfaisance et affichait des opinions libérales. Nekhludov le trouvait très agréable et intéressant parce qu’il représentait un type tout nouveau et très bon, produit par la greffe de la culture européenne sur le robuste sauvageon paysan.

Le gouverneur de la ville lointaine était ce même ancien directeur de département dans un ministère dont on avait tant parlé, lors du séjour de Nekhludov à Pétersbourg. C’était un homme gras, avec des cheveux rares, bouclés, des yeux bleus, humides, un ventre gros et tombant, des mains blanches et soignées, ornées de bagues, et un sourire aimable. Ce gouverneur était très apprécié du maître de la maison, parce que lui seul, parmi tant de concussionnaires, ne prenait pas de pots de vin ; et la maîtresse de la maison tenait à lui, parce que, aimant la musique et étant très bonne pianiste, elle avait trouvé en lui un bon musicien qui jouait avec elle à quatre mains. Nekhludov était en si bonne disposition que même cet homme, aujourd’hui, ne lui déplaisait pas non plus.

L’aide de camp, énergique, joyeux, le menton rasé, bleuâtre, offrant à tous propos ses services, l’attirait par son air bon enfant.

Mais l’impression la plus agréable qu’éprouva Nekhludov, lui fut donnée par le jeune couple : la fille du général et son mari. Cette jeune femme n’était pas jolie, mais paraissait ingénue et tout absorbée par ses deux premiers enfants. Son mari, qu’elle avait épousé par amour, après une longue résistance de ses parents, était licencié de la Faculté de Droit de Moscou. C’était un fonctionnaire d’opinion libérale, modeste, intelligent. Il s’occupait de statistique, surtout de celle des aborigènes, qu’il étudiait et aimait, et qu’il s’efforçait de sauver de la disparition progressive. Tout ce monde se montrait non seulement affectueux et aimable à l’égard de Nekhludov, mais même visiblement heureux de le voir, comme une personne nouvelle et intéressante. Le général vint dîner en uniforme, la croix blanche au cou, et il salua Nekhludov comme un vieil ami, et aussitôt invita les convives à prendre les hors-d’œuvre et l’eau-devie.

Le général lui ayant demandé ce qu’il avait fait depuis sa visite, Nekhludov lui raconta qu’il était allé à la poste et avait appris la grâce de la personne dont ils avaient parlé le matin, et il redemanda au général l’autorisation de visiter la prison.

Le général, évidemment mécontent d’entendre parler affaires pendant le repas, fronça les sourcils sans rien répondre.

— Voulez-vous de l’eau-de vie ? demanda-t-il en français à l’Anglais qui s’approchait.

Celui-ci but un petit verre, et raconta qu’il avait visité aujourd’hui la cathédrale et une usine, mais qu’il désirait encore voir la grande prison.

— Voilà qui se trouve à merveille ! dit le général, en s’adressant à Nekhludov. Vous irez ensemble. Donnez-leur un laissez-passer, dit-il à l’aide de camp.

— Quand voulez-vous y aller ? demanda Nekhludov à l’Anglais.

— Je préfère visiter les prisons le soir, répondit l’Anglais ; tous sont dans leurs salles, tout y est comme à l’ordinaire, il n’y a pas de préparatifs.

— Ah ! il veut voir cela dans toute sa beauté ? Il le verra ! J’ai écrit, on ne m’écoute pas ! Qu’ils l’apprennent donc par la presse étrangère ! dit le général en s’approchant de la grande table où déjà la maîtresse de la maison indiquait aux convives leurs places.

Nekhludov était assis entre la maîtresse de la maison et l’Anglais ; il avait en face de lui la fille du général et l’ancien directeur de Département. Pendant le dîner, on parla de tout un peu : tantôt de l’Inde, que l’Anglais connaissait ; tantôt de l’expédition du Tonkin, que le général critiquait sévèrement ; tantôt de la corruption et de la concussion, générales en Sibérie. Toutes ces choses intéressaient fort peu Nekhludov.

Mais après le dîner, au salon, pendant le café, une intéressante discussion s’engagea entre l’Anglais et la maîtresse de la maison, au sujet de Gladstone, et Nekhludov eut le sentiment d’avoir exprimé au cours de cette discussion, beaucoup de choses intelligentes remarquées de ses auditeurs.

Après le bon dîner, après le vin, le café, Nekhludov, assis dans un fauteuil moelleux, en compagnie de gens aimables et bien élevés, se sentait de plus en plus à l’aise. Et lorsque, sur la prière de l’Anglais, la maîtresse de la maison se mit au piano avec l’ancien directeur de Département et jouèrent la cinquième symphonie de Beethoven, que tous deux exécutaient fort bien, Nekhludov éprouva un sentiment de satisfaction de soi-même qu’il n’avait pas éprouvé depuis longtemps ; c’était comme s’il venait seulement de découvrir quel homme excellent il était.

Le piano était bon et l’exécution parfaite. Nekhludov, qui connaissait et aimait cette symphonie, en jugea ainsi. En écoutant l’admirable andante, il ressentit un picotement dans le nez, provoqué par son attendrissement sur soi-même et toutes ses vertus.

Après avoir remercié la maîtresse de la maison pour ce plaisir, qu’il n’avait pas goûté depuis si longtemps, Nekhludov allait prendre congé et partir, quand la fille du général s’approcha de lui d’un air résolu et, toute rougissante, lui dit :

— Vous vous êtes informé de mes enfants ; voulez-vous les voir ?

— Elle s’imagine que c’est un bonheur pour tout le monde de voir ses enfants, dit la mère, en souriant de ce touchant manque de tact de sa fille. Cela n’intéresse pas du tout le prince.

— Au contraire, c’est très intéressant ! protesta Nekhludov, touché de ce débordement d’amour maternel. Je vous en prie, faites-les moi voir.

— Elle emmène le prince pour lui montrer ses marmots ! s’écria en riant le général, de la table de jeu où il était assis en compagnie de son gendre, du propriétaire de mines d’or et de l’aide de camp. Allons, payez votre tribut !

La jeune femme, visiblement émue du jugement qui allait être porté sur ses enfants, précédait Nekhludov d’un pas rapide, en se dirigeant vers les appartements privés. Dans la troisième pièce, haute, tendue de blanc, éclairée d’une lampe basse à abat-jour sombre, deux petits lits étaient dressés côte à côte ; près d’eux était assise une nourrice en pèlerine blanche, une Sibérienne, avec un bon visage aux pommettes saillantes. Elle se leva et salua. La mère se pencha au-dessus du premier lit dans lequel dormait paisiblement, la bouche ouverte, une fillette de deux ans, aux longs cheveux bouclés étalés sur l’oreiller.

— Voici Katia, dit la mère en replaçant une couverture à rayures bleues, tricotée, au-dessous de laquelle sortait une petite jambe blanche.

— Est-elle jolie ? Et elle n’a que deux ans !

— Délicieuse !

— Et voici Vassuk, comme l’appelle son grand-père ! Un tout autre type. Un Sibérien ! N’est-ce pas ?

— Un superbe garçon ! dit Nekhludov en regardant le bébé qui dormait couché sur le ventre.

— N’est-ce pas ? fit la mère avec un sourire significatif.

Nekhludov se rappela les chaînes, les têtes rasées, les coups, la débauche, le moribond Kriltsov, Katucha et tout son passé, et soudain il eut le désir d’un bonheur aussi comme il faut, aussi pur, que lui semblait celui dont il était témoin.

Ayant encore loué plusieurs fois les enfants et enchanté la mère par ses louanges, qu’elle buvait avidement, il la suivit dans le salon où l’Anglais l’attendait pour aller avec lui à la prison, comme c’était convenu. Après avoir pris congé des hôtes, jeunes et vieux, Nekhludov et l’Anglais sortirent.

Le temps avait changé. La neige qui tombait en flocons rapides avait déjà recouvert le chemin, les toits, les arbres du jardin, le perron, la capote de la voiture et le dos des chevaux. Nekhludov ordonna au cocher de l’Anglais, qui avait sa voiture, d’aller à la prison ; puis il monta dans la sienne et, avec le pénible sentiment d’accomplir un devoir désagréable, il fit suivre sa voiture qui avançait difficilement dans la neige.