Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 21

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 143-151).


XXI

Après l’examen des pièces à conviction, le président déclara close l’enquête judiciaire, et, sans interruption, pressé d’ailleurs d’expédier l’affaire, il donna la parole au substitut du procureur, espérant que celui-ci, étant homme, devait avoir hâte aussi de fumer et de manger et qu’il aurait pitié d’eux. Mais le substitut n’eut pas plus de pitié de lui-même que des autres. Sot par nature, il avait en outre le malheur d’être sorti du lycée avec une médaille d’or, et, plus tard, d’avoir remporté, à l’université, un prix pour sa thèse sur les servitudes en droit romain ; aussi était-il au plus haut degré vaniteux, infatué de sa personne (ce à quoi ses succès auprès des dames avaient contribué encore), et, comme conséquence, il était prodigieusement sot. Quand le président lui eut donné la parole, il se leva posément, redressant dans son uniforme brodé son torse élégant, et, les mains sur son pupitre, la tête un peu penchée, promenant sur l’assistance un ample regard, qui évitait les prévenus, il commença :

— L’affaire qui vous est soumise, messieurs les jurés, constitue, si je puis m’exprimer ainsi, un fait de criminalité essentiellement caractéristique, — ainsi débutait son réquisitoire, préparé pendant la lecture des procès-verbaux.

Son réquisitoire devait avoir, à son avis, une portée sociale, et ressembler ainsi aux fameux plaidoyers prononcés par les avocats devenus célèbres. À vrai dire, son auditoire n’était formé, ce jour-là, que de trois femmes : une couturière, une cuisinière, la sœur de Simon, et un cocher ; mais cela ne faisait rien. Les célébrités du barreau avaient débuté de même. Son principe, à lui, consistait à être toujours à la hauteur de sa situation, c’est-à-dire à pénétrer le fin fond de la psychologie du crime et à mettre à nu les plaies de la société.

— Vous voyez devant vous, messieurs les jurés, un crime absolument caractéristique, si je puis m’exprimer ainsi, de notre fin de siècle ; portant en soi, pour ainsi dire, les traits spécifiques de ce processus spécial de décomposition morale qui atteint de nos jours nombre d’éléments de notre société, et qui se trouve particulièrement éclairé, pour ainsi dire, par les ardents rayons de ce procès…

Le substitut parla très longtemps ainsi, cherchant, d’une part, à se rappeler toutes les choses intelligentes qu’il avait imaginées, d’autre part, et surtout, à ne pas s’arrêter une seule minute, pour que son réquisitoire coulât sans interruption pas moins d’une heure un quart. Une seule fois, cependant, il s’arrêta assez longtemps, remâcha sa salive, mais enfin il reprit son élan et parvint même, par un torrent d’éloquence recrudescente, à racheter son arrêt. Tantôt il parlait d’une voix molle et insinuante, en se balançant sur l’un ou l’autre pied et en fixant les jurés, tantôt d’un ton calme et reposé, en consultant ses dossiers ; ou bien, d’une voix tonitruante et accusatrice, en se tournant vers le public et les jurés. Mais il ne regarda pas une seule fois les accusés, qui, tous trois, le dévoraient des yeux. Son discours fourmillait de considérations nouvelles, en faveur dans son monde, réputées alors, et encore aujourd’hui, comme le dernier mot de la science. Il y parlait d’hérédité, de criminalité innée, de Lombroso, de Tarde, d’évolution, de lutte pour l’existence, d’hypnotisme et de suggestion, de Charcot, et de décadence.

Le marchand Smielkov, d’après lui, était le type du russe puissant et naturel, qui, avec sa nature large, confiante, généreuse, était devenu la proie d’êtres profondément débauchés, au pouvoir desquels il était tombé.

Simon Kartinkine, produit atavique de l’ancien servage, était l’homme écrasé, ignorant, dépourvu de principes et même de religion. Euphémie était sa maîtresse et une victime de l’hérédité. On remarquait en elle tous les stigmates de la dégénérescence. Mais le ressort principal du crime était Maslova, qui personnifiait le phénomène de la décadence la plus profonde. Cette femme, — poursuivait le substitut sans la regarder, — a reçu de l’instruction ; nous avons entendu tout à l’heure la déposition de sa patronne. Non seulement elle sait lire et écrire, mais connaît le français ; orpheline, portant, sans doute, en elle le germe du crime, élevée dans une famille noble et instruite, elle eût pu vivre d’un travail honorable ; mais elle a abandonné ses bienfaiteurs pour se livrer à ses passions ; et, pour les mieux satisfaire, elle est entrée dans une maison de tolérance, où elle se distinguait de ses compagnes grâce à son instruction, et surtout, comme vous venez de l’entendre affirmer, messieurs les jurés, par la bouche de sa patronne elle-même, grâce à son pouvoir mystérieux sur les clients, pouvoir étudié en ces derniers temps par la science, par l’école de Charcot surtout, et connu sous le nom de suggestion. Et ce pouvoir, elle l’a exercé sur le géant russe, l’honnête et naïf Sadko[1] ; elle a abusé de sa confiance pour le dépouiller de son argent d’abord, et, ensuite, sans pitié, de la vie.

— Quoi, il me semble qu’il divague, — dit en souriant le président qui se pencha vers le juge sévère.

— Un fieffé imbécile, — répondit celui-ci.

— Messieurs les jurés, — poursuivait pendant ce temps le substitut, avec un mouvement gracieux de sa taille fine, — le sort de ces gens est désormais entre vos mains ; et aussi, en partie, le sort de la société, qui dépend de votre jugement. Vous pénétrerez la signification de ce crime ; vous vous convaincrez du danger que font courir à la société ces individus, pour ainsi dire pathologiques, ces créatures telles que la Maslova, et vous préserverez la société de leur contagion, vous sauverez les éléments sains et robustes de cette contamination qui engendre la mort.

Et comme écrasé lui-même par l’importance du verdict à venir, tout enchanté de son discours, le substitut retomba sur son siège.

Le sens de son réquisitoire, dégagé des fleurs d’éloquence, consistait à soutenir que Maslova avait hypnotisé le marchand, qu’elle avait capté sa confiance, et qu’arrivée, munie de la clef, dans la chambre de l’hôtel, pour y chercher l’argent, elle avait voulu s’emparer du tout ; mais que, surprise par Simon et Euphémie, elle avait dû partager avec eux. Puis, pour effacer la trace du vol, elle avait contraint le marchand à revenir avec elle à l’hôtel et l’y avait empoisonné.

Quand le substitut eut terminé son réquisitoire, au banc des avocats, on vit se lever un homme, d’âge moyen, en habit, avec un large plastron empesé, et qui, avec beaucoup d’entrain, commença à plaider la défense de Kartinkine et de Botchkova. C’était un avocat, qui avait reçu d’eux, trois cents roubles. Pour les innocenter tous deux, il rejeta la culpabilité sur Maslova.

Il réfuta d’abord l’affirmation de Maslova, qui avait allégué la présence de Botchkova et de Kartinkine dans la chambre, quand elle avait pris l’argent ; cet argument ne pouvant avoir de valeur émanant d’une personne convaincue d’empoisonnement. L’argent, disait l’avocat, les 2.500 roubles, pouvait être parfaitement le produit des gains de deux personnes laborieuses et probes, qui recevaient chaque jour, des clients, de trois à cinq roubles de pourboires. Mais, sans aucun doute, l’argent du marchand avait été dérobé par Maslova, qui l’avait donné à quelqu’un, ou peut-être perdu, puisque cette nuit-là, elle n’était pas dans un état normal. Quant à l’empoisonnement, Maslova seule l’avait commis.

En conséquence il demandait aux jurés d’innocenter Kartinkine et Botchkova du vol de l’argent ; il ajoutait qu’en tout cas, si les jurés les reconnaissaient coupables de vol, il les priait d’écarter l’empoisonnement et la préméditation.

Pour conclure et lancer un coup de patte au substitut, l’avocat fit remarquer que les considérations brillantes de monsieur le procureur sur l’hérédité, bien qu’expliquant les questions scientifiques sur l’hérédité, n’étaient point de mise en l’espèce, Botchkova étant née de père et mère inconnus.

Le substitut, la mine vexée, griffonna rapidement quelque chose sur un papier et haussa dédaigneusement les épaules.

Le défenseur de Maslova se leva ensuite, et, d’un ton timide, hésitant, il prononça sa plaidoirie. Il ne nia point la participation de Maslova au vol de l’argent ; il insista seulement sur ce qu’elle n’avait pas eu l’intention d’empoisonner Smielkov et ne lui avait donné la poudre que pour l’endormir. À son tour, il essaya de verser dans l’éloquence en exposant la façon dont Maslova avait été entraînée dans le vice par un homme demeuré impuni, alors que tout le poids de la faute était retombé sur elle ; mais cette incursion dans le domaine de la psychologie n’eut aucun succès, et tout le monde en éprouva une sorte de gêne. Comme il ratiocinait sur la cruauté des hommes et la faiblesse de la femme, le président, pour le tirer d’embarras, l’invita à ne pas s’écarter de la discussion des faits.

Après cet avocat, le substitut se leva de nouveau, pour défendre contre le premier avocat sa théorie de l’hérédité, et démontrer que si Botchkova était fille de parents inconnus, cela ne diminuait en rien la valeur scientifique de son argumentation ; car cette loi de l’hérédité est si solidement établie par la science que non seulement nous en pouvons déduire le crime de l’hérédité, mais même l’hérédité du crime. Quant à la supposition émise par la défense, suivant laquelle Maslova aurait été pervertie par un séducteur imaginaire (le substitut insista avec une ironie particulière sur ce mot « imaginaire »), tout portait plutôt à croire qu’elle avait toujours été la séductrice des nombreuses victimes tombées entre ses mains. Cela dit, il se rassit, l’air triomphant.

On demanda ensuite aux prévenus ce qu’ils avaient à ajouter pour leur défense.

Euphémie Botchkova répéta qu’elle ne savait rien, n’avait participé à rien, et affirma avec énergie que Maslova était coupable de tout. Simon se borna à répéter plusieurs fois :

— Ce sera à votre volonté ; je suis innocent.

Maslova ne dit rien. Le président lui ayant demandé ce qu’elle avait à ajouter pour sa défense, elle leva simplement les yeux sur lui, puis, comme une bête traquée les promena sur toute la salle, enfin les abaissa et éclata en sanglots.

— Qu’avez-vous ? demanda le marchand, assis à côté de Nekhludov, ayant entendu un son étrange que tout à coup venait de pousser son voisin. Ce son était un sanglot refoulé,

Nekhludov, ne se rendant toujours pas compte de sa nouvelle situation, attribua à la tension de ses nerfs ce sanglot imprévu, et les larmes qui emplissaient ses yeux. Il mit son pince-nez pour les cacher, puis tira son mouchoir et se moucha.

La crainte de l’opprobre qu’il encourrait si tous les gens présents au tribunal apprenaient sa conduite l’empêchait d’avoir conscience du travail intérieur qui s’opérait en lui. Et cette crainte était, dès le début, plus puissante que tout le reste.

  1. Héros des bylines russes.