Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 22

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 152-156).


XXII

Après le dernier mot des accusés, on rédigea les questions à poser aux jurés, ce qui dura encore assez longtemps ; enfin, les questions étaient rédigées, et le président commença son résumé.

Avant d’aborder le fond de la question, il expliqua longuement aux jurés, sur le ton familier d’une causerie intime, que l’effraction est l’effraction, et que le vol est le vol ; que le vol dans un endroit fermé, est le vol dans un endroit fermé, et que le vol, dans un endroit non fermé, est le vol dans un endroit non fermé. En expliquant cela, il regardait de préférence Nekhludov, comme si ces explications se fussent adressées à lui, dans l’espoir qu’il les comprenait et les ferait comprendre à ses collègues. Puis, ayant pensé que les jurés étaient suffisamment pénétrés de ces vérités, il en aborda une autre : il expliqua que le meurtre est un acte occasionnant la mort d’un homme, et qu’ainsi l’empoisonnement constituait bien un meurtre. Enfin, quand il lui parut que les jurés étaient également pénétrés de cette vérité, il leur expliqua que, dans le cas où le vol et le meurtre se trouvaient réunis, c’était ce qu’on appelle un meurtre accompagné de vol.

Malgré sa hâte d’en finir au plus vite avec l’affaire, et, bien que sa Suissesse l’attendît déjà, le président avait à un tel point la routine du métier qu’ayant une fois commencé à parler, il ne pouvait plus s’arrêter ; aussi expliqua-t-il longuement aux jurés que s’ils trouvaient les accusés coupables ils avaient le droit de les déclarer coupables ; et, s’ils les trouvaient innocents, de les déclarer innocents ; et que, s’ils les reconnaissaient coupables sur un chef d’accusation et innocents sur l’autre, ils avaient le droit de les déclarer coupables sur l’un, innocents sur l’autre. Ensuite il leur dit que ce droit leur était dévolu dans toute son étendue, mais que leur devoir était d’en user raisonnablement. Il voulait leur expliquer qu’une réponse affirmative faite aux questions posées s’appliquerait à l’ensemble de la question, et que, s’ils voulaient la faire porter uniquement sur telle ou telle fraction de la question, ils devraient le spécifier, mais il consulta sa montre et s’aperçut qu’il était déjà trois heures moins cinq minutes, et il aborda immédiatement le fond de l’affaire.

— Les circonstances de cette affaire sont les suivantes, — commença-t-il ; et il répéta tout ce qui avait été dit et redit par les avocats, par le substitut et par les témoins.

Le président parlait, et, à ses côtés, les deux assesseurs l’écoutaient avec recueillement, en regardant leur montre à la dérobée. Ils trouvaient le discours très bien, c’est-à-dire tel qu’il devait être, mais un peu long. Le substitut était du même avis, ainsi que tout le personnel du tribunal et la salle entière. Enfin, le président termina son résumé.

Tout semblait dit. Mais le président ne pouvait se décider à renoncer à son droit de parler, tant il se plaisait à entendre les intonations caressantes de sa voix ; si bien qu’il jugea opportun de dire encore quelques mots sur l’importance conférée par la loi aux jurés, sur la sagesse et la circonspection avec lesquelles ils devaient user de ce droit, user, non abuser ; il leur rappela comment ils étaient liés par leur serment, qu’ils représentaient la conscience de la société, et que le secret de leurs délibérations était sacré, etc., etc.

Dès que le président avait commencé à parler, Maslova avait fixé ses regards sur lui, comme par peur d’en perdre un seul mot ; aussi Nekhludov ne craignait-il pas de rencontrer son regard, et ne cessait-il de l’observer. Il se produisait avec lui ce phénomène ordinaire : le visage d’une personne aimée, qu’on n’a pas vue depuis longtemps, frappe d’abord par les changements extérieurs qui se sont produits pendant l’absence, puis, peu à peu, il redevient tel qu’il était plusieurs années auparavant, et, devant les yeux de l’âme, apparaît seule la personnalité spirituelle, exclusive, de cet être unique. C’est ce qu’éprouvait Nekhludov.

Oui, malgré la capote de prisonnière, malgré tout l’ensemble du corps devenu plus large, la poitrine amplement développée, l’empâtement du bas du visage, les rides du front et des tempes, le boursouflement des paupières, c’était bien la même Katucha qui, dans la nuit de Pâques, avait levé vers lui son regard si innocent, l’avait regardé de ses yeux pleins d’amour et de bonheur, et tout resplendissants de vie.

« Et un aussi prodigieux hasard ! Cette affaire, précisément jugée en cette session où je suis juré, si bien que, ne l’ayant pas revue depuis dix ans, je la retrouve ici, sur le banc des accusés. Comment tout cela va-t-il finir ? Ah ! si cela pouvait se terminer vite ! »

Il ne cédait pas, cependant, au sentiment de repentir qui commençait à parler en lui. Il croyait voir là quelque chose d’imprévu, de temporaire, qui passerait sans modifier sa vie. Il se sentait dans la situation d’un petit chien qui, s’étant mal conduit dans la chambre, a été saisi par son maître qui lui a mis le nez dans son ordure. Le petit chien crie, recule, tente de fuir aussi loin que possible pour échapper aux conséquences de son acte et les oublier, mais son maître implacable ne le lâche point. Nekhludov sentait de même toute la bassesse qu’il avait commise, et aussi la main puissante du maître ; mais il ne comprenait pas encore toute la gravité de son acte, pas plus qu’il ne reconnaissait le maître. Il voulait toujours ne pas croire que l’œuvre qui était devant lui était la sienne, mais la main invisible, implacable le maintenait, et il pressentait ne pouvoir s’en échapper. Il s’efforcait de paraître à l’aise, croisait d’un air dégagé ses jambes l’une sur l’autre, jouait négligemment avec son pince-nez, et, avec abandon et naturel, se tenait assis sur le deuxième siège du premier rang. Et cependant, au fond de son âme, il se rendait déjà compte de toute la cruauté, de l’ignominie et de la bassesse non seulement de son acte, mais de toute sa vie oisive, débauchée, cruelle, licencieuse ; et le terrible rideau tiré par miracle pendant ces douze dernières années entre son crime et toute sa vie, déjà commençait à s’agiter, lui permettant, par instants, de jeter derrière un regard.