Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 29

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 208-213).


XXIX

Maslova ne fut ramenée dans la prison que vers six heures du soir, les pieds meurtris après quinze verstes de marche inaccoutumée sur une chaussée empierrée, et de plus, anéantie par la sévérité inattendue de l’arrêt, et très affamée.

Pendant une suspension d’audience, ses gardiens avaient dîné, en sa présence, de pain et d’œufs durs ; la salive lui était venue à la bouche et elle avait senti qu’elle avait faim ; mais il lui parut humiliant de leur demander quelque chose. Encore trois heures se passèrent après cela, et alors, elle ne sentit plus la faim, mais de la faiblesse seulement. Elle était en cet état quand elle entendit l’arrêt inattendu pour elle. Au premier moment, elle crut avoir mal entendu. Elle n’en pouvait croire ses oreilles ; elle ne pouvait unir dans sa pensée elle et les travaux forcés. Mais voyant les physionomies calmes des juges et des jurés, qui acceptaient cela comme quelque chose de tout naturel, elle se révolta et cria à toute la salle son innocence. Son cri ayant été accueilli, lui aussi, comme une chose naturelle, prévue, ne pouvant être d’aucun effet sur sa situation, alors elle avait fondu en larmes, résignée à supporter juqu’au bout l’étrange et cruelle injustice dont elle était victime. La chose qui surtout l’étonnait, c’était que cette dure sentence lui fût infligée par des hommes, des hommes dans la force de l’âge, non pas des vieillards, par ceux-là même qui la regardaient toujours avec complaisance. Le substitut était le seul qu’elle voyait sous un autre aspect. Dans la salle des prévenus, en attendant le commencement de l’audience, puis, pendant les suspensions, elle avait vu ces hommes, sous prétexte qu’ils avaient affaire là, passer devant la porte de la pièce où elle se trouvait, y entrer, uniquement pour avoir l’occasion de la regarder. Et tout à coup, ces mêmes hommes l’avaient condamnée au bagne, bien qu’innocente du crime dont on l’accusait. Elle avait pleuré, s’était calmée, et, dans un état d’abrutissement complet, elle était assise dans la salle des prévenus, attendant son transfert à la prison. Maintenant elle ne voulait qu’une chose : fumer. C’est dans cet état que l’avaient trouvée Botchkova et Kartinkine, ramenés eux aussi, après l’arrêt, dans la même salle. Aussitôt Botchkova s’était mis à invectiver Maslova, l’appelant galérienne.

— Eh bien ! as-tu gagné quelque chose ? Tu l’as ce que tu mérites. Au bagne tu ne la feras plus ta belle.

Maslova demeurait impassible, les mains enfoncées dans les manches de sa capote, la tête baissée, regardant obstinément à deux pas devant elle le plancher piétiné ; elle dit seulement :

— Je ne m’occupe pas de vous, laissez-moi tranquille. Je ne m’occupe pas de vous, — répéta-t-elle à plusieurs reprises, puis elle se tut.

Elle ne s’anima un peu que quand on emmena Botchkova et Kartinkine, et qu’un gardien entra, porteur de trois roubles.

— C’est toi, Maslova ? — demanda-t-il. — Voici ce qu’une dame t’envoie, ajouta-t-il en lui tendant l’argent.

— Quelle dame ?

— Tiens, prends, nous n’avons pas à vous faire la conversation.

L’argent était envoyé par la Kitaieva. Celle-ci, en sortant de l’audience, avait demandé à l’huissier si elle pouvait donner un peu d’argent à Maslova. L’huissier lui avait répondu qu’elle le pouvait. Alors, ôtant avec précaution le gant de peau de Suède qui recouvrait sa main blanche et potelée, elle avait pris, dans la poche de derrière de sa robe de soie, un portefeuille dernier genre, bourré d’une grande quantité de coupons qu’elle venait de couper sur ses titres ; elle avait choisi un coupon de deux roubles cinquante, y avait ajouté deux pièces de vingt kopeks, et une pièce de dix kopeks et avait remis le tout à l’huissier.

L’huissier appela le gardien et lui transmit la somme en présence de la dame.

— Je vous en prie, remettez-le lui bien, — dit Caroline Albertovna au gardien.

Celui-ci était vexé d’une telle méfiance, et, pour cette raison, avait parlé avec humeur à Maslova.

Maslova était enchantée de cet argent, qui allait lui permettre de réaliser son désir.

« Pourvu que je puisse vite me procurer des cigarettes », se dit-elle ; et, dans cet unique désir de fumer, se concentraient toutes ses pensées. Elle en avait si grande envie qu’elle aspirait avidement l’air, dès qu’elle y sentait l’odeur du tabac, qui entrait dans le couloir par la porte du cabinet du juge. Mais elle dut attendre longtemps, le greffier, chargé de pourvoir au transfert des condamnés du tribunal à la prison, les ayant oubliés, tandis qu’il discutait avec un avocat l’article du journal prohibé.

Enfin, vers cinq heures, on fit partir Maslova entre ses deux gardiens, celui de Nijni-Novgorod et le Tchouvache, qui la firent sortir par une porte de derrière du Palais. Dans le vestibule du tribunal elle leur avait donné vingt kopeks, en les priant d’aller lui acheter deux pains blancs et des cigarettes.

Le Tchouvache s’était mis à rire, avait pris l’argent et dit : « C’est bon, on va t’en acheter. » Et, en effet, il était allé acheter les pains et les cigarettes et lui avait remis la monnaie. Mais on ne pouvait fumer en route, aussi Maslova était-elle parvenue jusqu’à la prison sans avoir pu satisfaire son envie de fumer. Comme elle y arrivait, on y amenait un convoi d’une centaine de prisonniers, venant de la gare. Elle les croisa au passage.

Il y en avait des vieux et des jeunes, barbus et rasés, Russes et d’autres races ; certains avaient la moitié de la tête rasée et portaient des fers aux pieds ; ils remplissaient le vestibule de poussière, du bruit de leurs pas et de leurs conversations, et d’une odeur acre de sueur. Tous, en passant près de Maslova, l’avaient reluquée ; quelques-uns s’étaient approchés d’elle pour l’agacer.

— Eh ! la belle fille, — avait dit l’un.

— Mes hommages à la petite tante, avait dit un autre en clignant des yeux.

L’un d’eux, un brun, tête rasée, moustachu, en faisant retentir ses fers, s’était approché d’elle pour la prendre à bras-le-corps.

— Tu n’as donc pas reconnu ton petit ami ? Allons, ne fais pas de manières ! — lui dit-il en montrant ses dents, et les yeux allumés, quand elle l’eût repoussé.

— Eh bien, vaurien, que fais-tu là ? — s’était écrié le sous-directeur de la prison, apparaissant soudain.

Aussitôt le forçat s’était retiré, le dos courbé.

Le sous-directeur se tourna vers Maslova.

— Et toi, que fais-tu ici ?

Maslova voulait dire qu’elle revenait du tribunal, mais elle était si lasse que les forces lui avaient manqué.

— Elle arrive du tribunal, Votre Honneur, — répondit un des soldats, la main au bonnet.

— Il faut la conduire au gardien chef. Que signifie ce désordre !

— À vos ordres, Votre Honneur.

— Sokolov ! reçois-la, — cria le sous-directeur.

Le gardien chef s’approcha, la saisit à l’épaule avec humeur et, lui faisant un signe de tête, la conduisit lui-même dans le corridor des femmes. Là, on lui fit subir, sans rien trouver, une visite minutieuse (la boite de cigarettes était cachée dans le pain) et on la fit entrer dans la même salle d’où elle était partie le matin.