Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 30

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 214-219).


XXX

La salle, où l’on ramenait Maslova, était une grande pièce de neuf archines de long sur sept de large, avec deux fenêtres, ayant, pour tous meubles, un vieux poêle, jadis blanc, et une vingtaine de planches servant de lit. Vers le milieu, face à la porte, un cierge brûlait devant une icône noircie de crasse, ornée d’un vieux bouquet d’immortelles. À gauche, derrière la porte, le puant cuveau aux ordures. On venait de faire l’appel du soir et d’enfermer les prisonnières pour la nuit.

Quinze personnes occupaient la salle : douze femmes et trois enfants.

Il faisait encore clair et deux femmes seulement étaient couchées : l’une, la tête couverte de sa capote, une idiote emprisonnée pour vagabondage et qui dormait presque toujours ; l’autre, condamnée pour vol, était poitrinaire. Sans dormir, elle restait étendue, les yeux grands ouverts, la tête appuyée sur sa capote ; un jet de salive montait à ses lèvres, pour ne pas tousser, elle le retenait par un effort dans sa gorge. Parmi les autres femmes, — vêtues pour la plupart d’une seule chemise de grosse toile, et toutes, têtes nues, — les unes cousaient, assises sur leurs planches ; les autres, debout aux fenêtres, regardaient passer les prisonniers dans la cour. L’une des trois femmes qui cousaient était la vieille Korableva, qui le matin avait parlé à Maslova ; elle était grande et forte, avait une mine renfrognée, d’épais sourcils froncés, des bajoues qui lui retombaient sous le menton, des cheveux rares, d’un blond fané, grisonnant aux tempes, et une verrue poilue sur la joue. Cette vieille avait été condamnée au bagne pour avoir tué son mari à coups de hache. Et elle l’avait tué parce qu’elle l’avait surpris en train de débaucher sa fille. Korableva, doyenne de salle, y faisait le commerce du vin. Pour l’instant, elle cousait munie de lunettes, ses grandes mains ouvrières tenant l’aiguille à la manière des paysannes, c’est-à-dire avec trois doigts, et la pointe tournée vers elle. Cousant également, se tenait une petite femme brune très bavarde, au nez camus, avec des petits yeux noirs, un air bonasse. Garde-barrière du chemin de fer, elle avait été condamnée à trois mois de prison pour avoir causé un accident en oubliant d’agiter son drapeau au passage d’un train. La troisième femme qui cousait était Fédosia ou Fenitchka, comme l’appelaient ses compagnes, — jeune encore, toute blanche et rose, avec des yeux clairs d’enfants, et autour de sa petite tête, deux nattes blondes enroulées. Elle était incarcérée pour tentative d’empoisonnement contre son mari. Elle avait tenté de l’empoisonner aussitôt après le mariage, et avait alors à peine seize ans. Mais, pendant ses huit mois de prévention libre, non seulement elle s’était réconciliée avec son mari, mieux encore, elle en était devenue amoureuse et au moment de son jugement elle lui appartenait corps et âme. Ce qui n’avait pas empêché le tribunal de la condamner aux travaux forcés, en Sibérie, malgré les supplications de son mari, de son beau-père, et surtout de sa belle-mère, pris pour elle d’une vraie tendresse et qui avaient fait tous leurs efforts pour la faire acquitter. Bonne, gaie, souvent souriante, Fédosia était voisine de lit de Maslova à qui elle s’était vite attachée et qu’elle comblait de prévenances et d’égards. Près de là, sur un lit, deux autres femmes étaient assises sans rien faire : l’une, de quarante ans environ, au visage tiré et pâle, qui avait dû jadis être très belle, maintenant maigre et flétrie, allaitait un enfant. Voici quel avait été son crime : Une fois que, de leur village, on emmenait un conscrit, recruté illégalement, au point de vue des paysans, le peuple avait arrêté les gendarmes qui emmenaient le conscrit. Cette femme, la tante du conscrit, avait, la première, saisi par la bride le cheval attelé au chariot dans lequel on l’emmenait.

Une petite vieille bossue, voûtée, aux cheveux gris, était assise près de la jeune mère. Elle feignait de vouloir attraper un gros garçon de quatre ans, ventru, qui courait autour d’elle avec des éclats de rire. Et l’enfant, en chemise, courait en répétant entre ses éclats de rire : « M’attraperas pas ? »

Cette vieille avait été condamnée, en même temps que son fils, pour tentative d’incendie. Elle s’était résignée à son sort, mais elle ne cessait de gémir sur son fils, emprisonné également, et surtout sur son vieux mari, car elle craignait, sa belle-fille s’étant en allée, que le vieux n’eût personne pour laver son linge et qu’il ne fut infesté de poux.

Outre ces sept femmes, quatre autres, debout devant une fenêtre ouverte, se tenant aux barreaux de fer, causaient avec des prisonniers qui passaient dans la cour, ceux-là même que Maslova avait rencontrés dans le vestibule. L’une de ces femmes, qui purgeait sa peine pour vol, était une grande rousse, au corps flasque, avec des taches de rousseur plein son visage jaune. D’une voix de harengère, elle lançait, par la fenêtre, quantité de mots orduriers. Près d’elle se tenait une petite femme brune, à qui sa longue taille et ses jambes courtes donnaient l’air d’avoir dix ans. Son visage était rouge, taché, ses yeux grands, noirs, très écartés, ses lèvres grosses et courtes, relevées sur une rangée de dents blanches, proéminentes. Elle éclatait de rire à ce qui se passait dans la cour. Cette femme, qu’on avait surnommée « La Belle », avait été condamnée pour vol et incendie. Derrière était une femme enceinte, au ventre énorme, vêtue d’une chemise grise très sale, à la mine pitoyable : maigre, veineuse. Elle restait là, muette, souriant parfois, d’un air approbateur et attendri, de ce qui se passait dans la cour. La quatrième détenue, de taille petite, forte, aux yeux saillants et l’air bonasse, avait été condamnée pour vente clandestine d’eau-de-vie. Elle était la mère du garçonnet qui jouait avec la vieille, et d’une fillette de sept ans, autorisés à partager sa prison, parce qu’on n’avait su à qui les confier. Elle aussi regardait par la fenêtre, mais sans cesser de tricoter son bas, et fermait les yeux, semblant désapprouver ce que disaient les prisonniers qui passaient dans la cour. Quant à la petite fille de sept ans, aux cheveux blond filasse, en désordre, elle se tenait accrochée de sa petite main maigre au jupon de sa mère, le regard fixe, et écoutait attentivement les jurons échangés entre les femmes et les prisonniers, les répétant à voix basse, comme si elle les eût appris par cœur. Enfin la douzième détenue était la fille d’un sacristain. Elle avait noyé son nouveau-né dans un puits. C’était une grande fille élancée, blonde, avec une natte épaisse, courte et mal tressée, et des yeux saillants et fixes. Pieds nus et en chemise de toile grise, elle marchait sans répit de long en large, entre les rangées de planches, sans voir personne, ni parler à personne, et, arrivée au mur, elle faisait chaque fois un brusque demi-tour.