Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 31

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 220-225).


XXXI

Quand la serrure grinça et que la porte eut livré passage à Maslova, toutes se retournèrent vers elle. La fille du sacristain elle-même arrêta sa promenade, releva les sourcils pour examiner l’arrivante, puis, sans un mot, reprit sa marche à grands pas résolus. Korableva piqua son aiguille dans le sac qu’elle cousait, et, par-dessus ses lunettes, interrogea Maslova du regard.

— Eh bien ! de retour. Et moi qui pensais qu’on allait l’acquitter ; — s’écria-t-elle de sa voix rauque et basse, presque virile. — On voit qu’on t’a condamnée.

Elle ôta ses lunettes et les posa sur son lit avec son ouvrage.

— Avec la petite tante, nous étions justement en train de dire qu’on l’avait peut-être relâchée sur le champ. Ça arrive, à ce qu’il paraît. Des fois même on vous donne de l’argent, — dit la garde-barrière d’une voix chantante. — Et voici ce qui t’arrive. Nous avons mal présagé. Nous sommes entre les mains de Dieu, ma belle, — ajouta-t-elle d’une voix attendrie.

— Alors, vrai, tu es condamnée ? — demanda Fédosia avec compassion, en regardant Maslova de ses yeux bleus enfantins ; et tout son jeune et gai visage se changea, et elle parut prête à pleurer.

Maslova ne répondit rien ; elle s’approcha de son lit, voisin de celui de Korableva, et s’assit.

— Peut-être n’as-tu même pas mangé, — dit Fédosia, qui se leva et s’approcha d’elle.

Maslova, sans répondre, posa les pains à son chevet et se déshabilla : elle enleva sa capote poussiéreuse, défit le fichu qui recouvrait les boucles de ses cheveux noirs et se rassit.

La vieille femme qui jouait avec le gamin, à l’extrémité de la salle, s’approcha à son tour et s’arrêta en face de Maslova.

— Ts… ts… ts !… fit-elle avec un claquement de langue et un hochement de tête compatissant.

Le petit garçon accourut derrière elle, et bouche bée, les yeux écarquillés, resta en arrêt devant les pains apportés par Maslova. Après tout ce qui lui était arrivé, en revoyant tous ces visages pleins de sympathie, Maslova s’était senti envie de pleurer et ses lèvres tremblaient. Elle s’était contenue cependant, jusqu’au moment où la vieille et le petit garçon s’étaient approchés d’elle. Mais devant la bonne et compatissante exclamation de la vieille et surtout les regards curieux de l’enfant, allant des pains à elle, elle ne put se maîtriser. Tous ses traits frémirent, et elle éclata en sanglots.

— Je te l’avais toujours dit : choisis-toi un avocat malin, — dit Korableva. — Et alors, quoi, la déportation ? demanda-t-elle.

Les larmes empêchèrent Maslova de répondre ; elle retira du pain et tendit à Korableva la boîte de cigarettes, où était représentée une dame toute rose, avec un chignon très enlevé, et décolletée en cœur. Korableva regarda l’image, hocha la tête, semblant désapprouver Maslova, principalement d’avoir dépensé son argent aussi sottement, puis elle prit une cigarette, l’alluma à la lampe, et, en ayant aspiré une bouffée, elle la tendit à Maslova, qui tout en pleurant se mit à fumer avec avidité.

— Les travaux forcés, — gémit-elle enfin entre deux sanglots.

— Ils ne craignent donc pas Dieu, ces maudits vampires ! — s’écria Korableva. — On a condamné cette fille pour rien.

À ce moment, les quatre femmes, devant la fenêtre, poussèrent un gros rire. On entendit aussi le rire frais de la fillette mêlé aux rires aigus et enroués des femmes. Un des prisonniers, dans la cour, avait fait quelque chose qui agissait ainsi sur les femmes qui regardaient par la fenêtre.

— Hein ! le chien rasé ! Avez-vous vu ce qu’il a fait ? clama la femme rousse secouée dans tout son gros corps flasque, le visage collé à la grille, et proférant des paroles ordurières et insensées.

— En voilà une peau de tambour ! Il y a bien de quoi rire ! — fit Korableva en montrant de la tête la femme rousse ; et, s’adressant à Maslova : — Pour combien d’années ?

— Pour quatre, — répondit Maslova avec une telle abondance de larmes que l’une d’elles tomba sur sa cigarette.

Maslova la froissa avec humeur, la jeta et en prit une autre.

La garde-barrière, bien qu’elle ne fumât pas, ramassa aussitôt le bout de cigarette, et se mit à le lisser.

— Ah ! on a bien raison de dire, ma belle, que le pourceau a mangé la vérité, — intervint-elle. — On fait ce qu’on veut. Et nous qui avions cru qu’on te mettrait en liberté. Matvievna disait que tu serais libre ; et moi j’ai répondu : Non, ma belle, mon cœur sent qu’ils vont la dévorer ; et c’est vrai ; — poursuivait la garde-barrière, écoutant avec un visible plaisir le son de sa propre voix.

Pendant ce temps, les prisonniers avaient achevé de traverser la cour. Les femmes qui avaient causé avec eux quittèrent la fenêtre pour s’approcher de Maslova. La première arrivée fut la cabaretière avec sa fillette.

— Eh bien, pourquoi a-t-on été si sévère ? — demanda-t-elle en s’asseyant à côté de Maslova, et sans cesser de tricoter vivement son bas.

— Ils l’ont condamnée sévèrement parce qu’elle n’avait pas d’argent. Si elle en avait eu, elle aurait payé un avocat rusé, un malin, qui l’aurait fait acquitter, — repartit Korableva. — Il y en a un, j’ai oublié son nom, un chevelu, avec un gros nez : celui-là, ma chère, vous sortirait toute sèche du fond de l’eau. Il fallait le prendre celui-là !

— Ah, oui, le prendre, dit la Belle en montrant ses dents ; celui-là ne demanderait pas moins de mille roubles pour un crachat.

— C’est probablement ton étoile, — opina la bonne vieille condamnée pour incendie. — Ainsi moi, mon vieux a pris la femme de mon fils, et l’a fait mettre sous les verrous, pour nourrir les poux, et moi aussi il m’a fait enfermer pour mes vieux jours, continua-t-elle, recommençant pour la centième fois son histoire. — Pas moyen d’éviter la prison, ni la besace. Si ce n’est l’une c’est l’autre.

— Évidemment chez eux c’est toujours comme ça, — dit la cabaretière ; et, tout à coup, regardant la tête de sa fillette, elle posa son tricot, prit l’enfant entre ses genoux et, avec une grande dextérité, se mit à lui chercher dans les cheveux.

« Pourquoi as-tu fait commerce d’eau-de-vie ? »

— Et avec quoi aurais-je nourri mon enfant ? répondit-elle en continuant son occupation habituelle.

Ces mots de la cabaretière donnèrent à Maslova envie de boire.

— Je voudrais bien boire, — dit-elle à Korableva. Elle essuya ses larmes avec les manches de sa chemise et ne laissa plus que de loin en loin échapper un sanglot.

— De l’eau de vie ? Eh bien, ça va, — dit Korableva.