Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 37

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 259-265).


XXXVII

Cette nuit, Maslova fut longtemps avant de s’endormir ; elle était couchée, les yeux ouverts et regardait vers la porte, masquée de temps en temps par la fille du sacristain qui arpentait la salle, et elle songeait.

Elle songeait que pour rien au monde, quand elle serait à Sakhaline, elle n’épouserait un forçat, et quelle s’arrangerait autrement. Elle essaierait de se mettre bien avec une des autorités : un greffier, un surveillant, ou même un simple gardien. Ils sont faciles à séduire. « Pourvu seulement que je ne maigrisse pas. Alors je serais perdue. » Et elle se rappelait la façon dont l’avaient regardée l’avocat, le président, et comment l’avaient regardée encore, au tribunal, tous ceux qui l’avaient croisée ou s’étaient volontairement approchés d’elle. Son amie, Berthe, étant venue la voir en prison, lui avait raconté combien son client préféré, un étudiant, avait été désolé de ne plus la retrouver chez la Kitaieva, combien il avait questionné sur elle, et combien il la plaignait. Elle se souvint de la rixe avec la rousse et en eut pitié ; elle se souvint du boulanger qui lui avait envoyé un pain en plus. Elle se souvint de beaucoup d’autres, Nekhludov excepté. Elle ne pensait jamais à son enfance, à sa jeunesse, et surtout à son amour pour Nekhludov. Ces souvenirs étaient trop pénibles. Elle les avait enfouis au plus profond de son âme. Même en rêve, elle ne voyait jamais Nekhludov. Aujourd’hui, au tribunal, elle ne l’avait pas reconnu, non parce que, la dernière fois qu’elle l’avait vu, il était en uniforme, sans barbe, avec une petite moustache, des cheveux courts et abondants tandis que, maintenant, il avait vieilli et portait toute sa barbe, mais parce qu’elle n’avait jamais pensé à lui. Tous les souvenirs de sa rencontre avec lui avaient été ensevelis dans cette terrible nuit noire où il était passé, à son retour de la guerre, sans s’arrêter chez ses tantes.

Avant cette nuit, tant qu’elle avait espéré revoir Nekhludov, la pensée de l’enfant qui allait naître, loin de la chagriner, au contraire, la rendait joyeuse, et elle s’attendrissait aux mouvements qu’elle sentait parfois dans son sein. Mais depuis cette nuit tout était changé. Et l’enfant prêt à naître ne devait plus être désormais qu’une entrave.

Sachant que Nekhludov devait passer près de leur propriété, les tantes l’avaient prié de s’arrêter chez elles ; mais il avait télégraphié qu’il ne pourrait le faire, étant obligé de regagner au plus vite Pétersbourg. Quand Katucha apprit cela, elle résolut d’aller le voir passer à la gare. Le train la traversait de nuit, à deux heures. Après avoir aidé les demoiselles à se mettre au lit, Katucha avait chaussé de vieux souliers, s’était couvert la tête d’un châle, et avait couru à la gare en compagnie de Machka, la petite fille de la cuisinière.

C’était une nuit d’automne, noire, avec de la pluie et du vent. La pluie tantôt tombait en gouttes serrées, tièdes, tantôt cessait. À travers les champs, on ne pouvait distinguer le sentier ; devant soi et dans la forêt il faisait noir comme dans un four. Katucha, malgré qu’elle connût très bien le chemin, avait failli s’égarer, et était arrivée à la petite station où le train n’avait qu’un arrêt de trois minutes, quand le second signal de la cloche avait déjà été donné. S’élançant sur le quai, Katucha l’aperçut aussitôt par la fenêtre du wagon de première classe. Ce wagon était vivement éclairé. Installés face à face sur les banquettes de velours, deux officiers jouaient aux cartes. Sur la petite table, près de la fenêtre, brûlaient deux grosses bougies. Lui, en pantalon collant et bras de chemise, se tenait assis sur le bras du fauteuil, appuyé au dossier, et riait. Dès qu’elle l’avait aperçu, elle avait, de ses doigts transis, frappé à la vitre. Mais, au même instant, le signal s’était fait entendre, le train s’était lentement ébranlé, d’abord en reculant, et les wagons avaient commencer à défiler, avec des heurts successifs. L’un des joueurs se leva, les cartes à la main, et regarda à travers la vitre. Mais à ce moment, le wagon devant lequel elle se trouvait s’ébranla, le train avança et elle se mit à le suivre en regardant la fenêtre. L’officier avait essayé de baisser la glace, sans y parvenir. Nekhludov se leva à son tour, écarta son camarade, et commença à faire descendre la vitre. Mais alors le train accéléra son allure et Katucha dut presser le pas. Le train roulait plus rapidement encore quand, la glace étant complètement abaissée, le conducteur écarta la jeune femme et sauta dans le wagon. Elle se mit à courir sur les planches mouillées du quai, arriva à l’extrémité et faillit tomber sur les marches qui reliaient le quai au sol. Elle courait toujours que déjà le wagon de première classe était loin. Ceux de deuxième, puis, plus rapidement, ceux de troisième classe passèrent devant elle, et elle ne s’arrêtait pas encore. Enfin le dernier wagon s’éloigna avec ses lanternes, et Katucha dépassa le réservoir d’eau. Le vent qui, à cet endroit, ne rencontrait plus d’obstacle, lui arracha son châle de la tête et lui plaqua sa jupe aux jambes. Son fichu envolé, Katucha courait toujours.

— Petite tante Mikhaïlovna ! lui cria la fillette qui avait peine à la suivre : — votre châle est tombé !

Katucha s’arrêta, saisit à deux mains sa tête rejetée en arrière et éclata en sanglots.

— Parti ! s’écria t-elle.

« Lui, dans ce wagon bien éclairé, dans un fauteuil de velours s’amuse et boit, — se disait-elle — et moi je suis seule ici, dans la boue, dans les ténèbres, sous la pluie et le vent, et je pleure ». Elle s’était assise sur le sol et éclatait en sanglots si violents que la fillette effrayée l’enlaçait de sa robe mouillée.

— Petite tante, allons à la maison !

« Un train va passer… me jeter dessous et tout sera fini » — pensait Katucha, sans répondre à la fillette.

Elle allait mettre ce projet à exécution. Mais comme il arrive toujours en un moment d’accalmie succédant à une vive émotion, son enfant à lui, l’enfant qui était en elle, avait tressailli soudain, heurtant aux parois de son ventre, s’étirant doucement, lui donnant la sensation de quelque chose de menu, de tendre et de lancinant. Aussitôt tout ce qui la tourmentait tellement que la vie même lui paraissait impossible, toute sa haine pour Nekhludov, son désir de se venger de lui, même par le suicide, tout cela s’évanouit instantanément. Elle s’était calmée, s’était levée, avait remis son châle sur sa tête et s’en était allée.

Exténuée, toute mouillée et couverte de boue, elle était rentrée à la maison. Mais depuis ce jour s’était produit en elle ce bouleversement moral qui l’avait amenée à ce qu’elle était devenue. C’est en cette nuit terrible qu’elle avait cessé de croire en Dieu et au bien. Jusqu’alors elle avait cru en Dieu, et avait cru que les autres y croyaient. Mais cette nuit-là, elle s’était dit qu’il n’y avait pas de Dieu, que personne n’y croyait, même ceux qui en parlaient ainsi que de sa loi, que tout cela n’était que tromperie et injustice. Lui, qu’elle aimait, qui l’avait aimée, — elle le savait, — l’avait abandonnée et bafouée dans ses sentiments. Et il était le meilleur parmi les hommes qu’elle avait rencontrés. Les autres étaient pires encore. Et tout ce qui lui était arrivé par la suite avait fortifié en elle cette conviction. Ses tantes, ces vieilles demoiselles dévotes, l’avaient chassée le jour où il ne lui avait plus été possible de travailler comme par le passé. Des diverses personnes à qui elle avait eu affaire ensuite, les femmes, n’avaient vu en elle que de l’argent à gagner ; les hommes, — depuis le vieux policier jusqu’aux gardiens de prison, — l’avaient considérée uniquement comme de la chair à plaisir. Personne ne voyait autre chose. Et le vieil écrivain avec lequel elle s’était liée, la deuxième année de sa vie libre, avait achevé de le lui faire comprendre. Il lui avait déclaré franchement qu’en cela — qu’il appelait la poésie et l’esthétique — était tout le bonheur de la vie.

Chacun ne vivait que pour soi, pour son plaisir, et toutes les paroles sur Dieu et sur le bien, n’étaient que tromperies. Et quand, par hasard, se soulevait la question de savoir pourquoi, en ce monde, tout était si mal organisé, et pourquoi les hommes ne faisaient que se tourmenter les uns les autres et souffrir, il fallait n’y pas penser. Une cigarette, un verre d’eau-de-vie, une heure d’amour, et tout s’évanouissait.