Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 38

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 266-269).


XXXVIII

Le jour suivant, un dimanche, à cinq heures du matin, dès qu’eut retenti dans le corridor de la prison, dans la division des femmes le coup de sifflet habituel, Korableva, qui ne dormait plus, réveilla Maslova.

« Galérienne », se dit Maslova avec épouvante en se frottant les yeux et aspirant, malgré elle, la puanteur infecte de l’air du matin ; elle eut envie de se rendormir pour trouver de nouveau un refuge dans l’inconscience. Mais l’habitude et l’effroi avaient chassé le sommeil, si bien qu’elle se souleva, s’assit sur son lit, les jambes ramenées sous elle, et se mit à regarder autour. Les femmes étaient déjà éveillées, seuls les enfants dormaient encore. La cabaretière aux yeux saillants, pour ne pas réveiller les enfants, tirait avec précaution sa capote sur laquelle ils étaient couchés. L’émeutière étendait devant le poêle les torchons qui servaient de langes à son nouveau-né, et l’enfant, dans les bras de Fedosia aux yeux bleus, qui le berçait et tâchait de sa voix douce de l’endormir, criait désespérément. La poitrinaire, le visage tout injecté de sang, se tenant la poitrine à deux mains, toussait sa quinte du matin, et, dans les intervalles de répit, exhalait de profonds soupirs, presque des cris. La rousse, étendue sur le dos, étalait sur son lit ses grosses jambes, et à voix haute et joyeuse racontait son rêve. La vieille incendiaire, debout devant l’icône, marmottait sans trêve les mêmes paroles, faisait des signes de croix et des salutations. La fille du sacristain, assise immobile sur son lit, fixait devant elle ses grands yeux épuisés d’insomnie. La Belle papillotait sur ses doigts ses cheveux noirs graisseux. De lourds pas retentirent dans le corridor, et la porte livra passage à deux prisonniers de mine grincheuse et rébarbative, vêtus de vestes et de pantalons gris relevés jusqu’au-dessus de la cheville. Ils soulevèrent le cuveau empesté et l’emportèrent. Une à une les femmes sortirent dans le couloir pour aller se laver au robinet. En attendant son tour, la rousse eut une altercation avec une autre femme sortie d’une salle voisine. De nouveau des injures, des cris et des plaintes…

— Vous tenez donc bien à aller au cachot, — s’écria le surveillant qui, s’approchant de la rousse, appliqua sur son dos gras et nu un coup si violent, qu’il résonna par tout le corridor. — Que je ne t’entende plus !

— Vrai, le vieux a de la poigne, — dit la rousse, prenant cela pour une caresse.

— Qu’on se dépêche, il est temps pour la messe. Maslova avait à peine achevé de se coiffer quand le directeur arriva avec sa suite.

— En place pour l’appel ! cria le surveillant.

Des femmes sortirent également d’une autre salle ; toutes les prisonnières vinrent s’aligner le long du corridor sur deux rangs, celles du second tenant les deux mains posées sur les épaules des femmes placées devant. On les compta.

Après l’appel parut la surveillante qui conduisait les détenues à la chapelle. Maslova et Fedosia se trouvèrent occuper le milieu de la colonne, composée de plus de cent femmes, sorties de toutes les salles. Toutes étaient vêtues de camisoles et de jupons blancs, et la tête couverte de fichus également blancs. Quelques-unes seulement avaient des vêtements de couleur ; c’étaient les femmes, quelques-unes avec des enfants, admises à partager le sort de leurs maris. La longue colonne tenait tout l’escalier. On entendait les pas assourdis des pieds en chaussons, un murmure, parfois un rire. À un tournant, Maslova entrevit la figure méchante de son ennemie Botchkova, qui marchait devant, et la montra à Fédosia. En bas des marches, le silence se fit parmi les femmes, qui, avec des signes de croix et de profonds saluts, entraient deux par deux dans la chapelle encore vide et étincelante de dorures. Elles allèrent se masser sur la droite. Aussitôt après, les hommes, en capote de drap gris, vinrent se ranger sur la gauche et au centre de la chapelle. C’étaient des détenus condamnés à la déportation en Sibérie sur la décision de leurs communautés rurales et emprisonnés là provisoirement. En haut de la nef, se trouvaient déjà : d’un côté les forçats, avec la moitié de la tête rasée, et dont un bruit de chaînes décelait la présence ; de l’autre côté les détenus préventifs, non rasés et sans chaînes.

La chapelle de la prison avait été édifiée récemment, grâce à la générosité d’un riche marchand qui y avait dépensé plusieurs dizaines de milliers de roubles. Elle ruisselait de dorures et de couleurs vives.

La chapelle demeura un certain temps silencieuse, on n’entendait que des bruits de nez qu’on mouche, des toux, des cris d’enfants, et, par instants, le cliquetis des chaînes. Mais bientôt les prisonniers, rangés au centre, s’écartèrent pour livrer passage au directeur de la prison, qui s’avança au premier rang.