Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 51

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 350-355).


LI

Le même jour, en quittant Maslennikov, Nekhludov se fit conduire directement à la prison et se dirigea vers l’appartement du directeur qu’il connaissait déjà. Comme à sa première visite, en approchant il entendit les sons d’un mauvais piano, mais maintenant, au lieu de la rapsodie, on jouait des études de Clementi, avec la même force extraordinaire, la même netteté et la même vélocité. La servante à l’œil bandé, qui vint ouvrir, dit que le capitaine était chez lui, et Nekhludov fut introduit dans un petit salon meublé d’un divan, d’une table, et d’une énorme lampe posée sur un dessous en laine tricotée, et coiffée d’un abat-jour en carton rose, brûlé d’un côté. L’air las et chagrin, le directeur entra.

— Je vous en prie, que puis-je pour vous ? — demanda-t-il, en attachant le bouton du milieu de son uniforme.

— Je suis allé chez le vice-gouverneur et il m’a donné cette autorisation, — répondit Nekhludov en tendant le papier. — Je voudrais voir Maslova.

— Markova ? — demanda le directeur qui avait mal entendu, à cause de la musique.

— Maslova.

— Mais oui ! mais oui !

Le directeur se leva et s’avança vers la porte qui laissait passer les roulades de Clementi.

— Maroussia, arrête-toi au moins un instant, — dit-il d’un ton qui indiquait clairement que cette musique était la croix de sa vie ; — on n’entend rien.

Le piano se tut, on entendit des pas mécontents et quelqu’un entre-bâilla la porte.

Soulagé évidemment par l’arrêt de la musique, le directeur tira de son étui une grosse cigarette et en offrit une à Nekhludov. Nekhludov la refusa.

— Alors, voilà, je voudrais voir Maslova.

— Eh bien, c’est possible, — dit le directeur. — Que viens-tu faire ici ? — demanda-t-il à une fillette de cinq ou six ans, qui s’était faufilée dans la chambre, et, sans quitter des yeux Nekhludov, se dirigeait vers son père. — Prends garde, tu vas tomber, — reprit-il avec un sourire, en voyant que la fillette, sans regarder devant elle, s’empêtrait dans le tapis et accourait vers lui.

— Eh bien, si c’est possible, je vais y aller.

— C’est qu’il vaudrait mieux ne pas voir aujourd’hui Maslova, — dit le directeur.

— Pourquoi ?

— Voilà, et c’est bien votre faute, — répondit le directeur, avec un léger sourire. — Prince, ne lui donnez plus d’argent directement. Ou bien remettez-le moi, on le lui gardera. Hier, sans doute, vous lui avez donné de l’argent, et elle s’est procuré de l’eau-de-vie, — ce mal-là, vous ne le déracinerez jamais, — et aujourd’hui elle était complètement ivre, elle a même fait du tapage.

— Vraiment ?

— Oui, et j’ai même dû prendre des mesures sévères ; on l’a transférée dans une autre salle. D’ailleurs, c’est d’ordinaire une détenue tranquille ; mais, je vous en prie, ne lui remettez plus d’argent. C’est une telle engeance…

Nekhludov se rappela la scène de la veille et toute son angoisse lui revint de nouveau.

— Et Bogodoukhovskaïa, de la section politique, pourrais-je la voir ? — demanda Nekhludov après un silence.

— Celle-ci, oui, — répondit le directeur en embrassant sa fillette, qui continuait à dévisager Nekhludov, puis il se leva, et écartant légèrement l’enfant, accompagna Nekhludov dans l’antichambre.

Il n’avait pas encore achevé de passer son pardessus, que lui avait remis la servante, que les roulades de Clementi, sèchement rythmées, retentirent à nouveau.

— Elle était au Conservatoire, mais là-bas, il n’y a pas d’ordre. Elle a de grandes dispositions, — dit le directeur en descendant l’escalier. — Elle voudrait jouer dans les concerts.

Le directeur et Nekhludov se dirigèrent vers la prison. À leur approche la petite porte s’ouvrit aussitôt. Les gardiens, saluant militairement, les suivirent des yeux. Dans le corridor, quatre forçats, la tête rasée par moitié, qui portaient des seaux, les croisèrent. Ils s’effacèrent en apercevant le directeur. L’un d’eux, particulièrement, baissa la tête, prit un air renfrogné, et ses yeux étincelèrent.

— Il est bien certain qu’on doit encourager le talent et qu’on n’a pas le droit de l’entraver, mais voyez-vous, dans un petit appartement, c’est pénible, — reprit le directeur sans prêter la moindre attention à ses prisonniers ; et, traînant ses jambes lasses, il mena Nekhludov dans le grand parloir.

— Qui voulez-vous voir ? — lui demanda-t-il.

— Bogodoukhovskaïa.

— Elle est dans la tour. Il vous faudra attendre un peu, — le prévint le directeur.

— Ne pourrais-je, en attendant, voir les prisonniers Menchov, la mère et le fils, accusés d’incendie ?

— Celui-là est dans la vingt-et-unième cellule. Eh bien, on peut le faire appeler.

— Ne pourrais-je voir Menchov dans sa cellule ?

— Oui, mais vous serez mieux au parloir.

— Non, cela m’intéressera.

— Oh ! il n’y a rien là de bien intéressant.

À ce moment l’élégant sous-directeur entra dans la salle.

— Conduisez le prince dans la cellule de Menchov, la cellule 21, — lui dit le directeur ; — ensuite vous le ramènerez au bureau. Pendant ce temps, je vais faire appeler… Pardon, quel nom ?

— Véra Bogodoukhovskaïa, — répondit Nekhludov.

Le sous-directeur était un jeune officier blond, aux moustaches en pointe, enduites de cosmétique, et qui répandait autour de lui un parfum d’eau de Cologne.

— S’il vous plaît, — fit-il à Nekhludov avec un aimable sourire — Notre établissement vous intéresse ?

— Oui, cet homme m’intéresse, et, comme on me l’a dit, il est complètement innocent.

Le sous-directeur leva les épaules.

— Oui, cela arrive, — dit-il d’un ton calme, après s’être arrêté poliment pour laisser Nekhludov pénétrer le premier dans un vaste corridor empuanti.

— Mais souvent aussi, ils mentent. Passez, je vous prie.

Les portes des cellules étaient ouvertes et plusieurs détenus se tenaient dans le corridor. Répondant à peine au salut des gardiens et louchant du côté des prisonniers, qui s’effacaient contre le mur, se glissaient dans leurs cellules, ou, raidis dans une attitude militaire, suivaient des yeux l’autorité, le sous-directeur, accompagné de Nekhludov, franchirent un corridor, puis un autre, à gauche, fermé par une porte de fer.

Ce corridor était encore plus sombre et plus infect que le premier. De chaque côté, il y avait des portes fermées à clef, et percées de petits judas. Il n’y avait personne dans ce second corridor, sauf un vieux gardien au visage triste et ratatiné.

— Quelle cellule Menchov ? — demanda le sous-directeur.

— Huitième à gauche.

— Et celles-ci sont occupées ? — demanda Nekhludov.

— Toutes, excepté une.