Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 52

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 356-360).


LII

— Puis-je regarder ? — demanda Nekhludov.

— Volontiers, — répondit le sous-directeur avec un sourire aimable ; et il se mit à demander quelque chose au gardien. Nekhludov regarda par le judas d’une des cellules et vit un jeune homme de haute taille, avec une petite barbiche noire, qui se promenait de long en large d’un pas rapide, vêtu seulement de son linge de corps, et qui, au bruit, releva et tourna la tête vers la porte, puis fronça les sourcils et reprit sa marche.

Nekhludov s’arrêta devant une autre cellule. Son regard y rencontra, de l’autre côté, le regard inquiétant d’un grand œil collé contre le judas ; il s’éloigna vivement. Par une troisième ouverture, il vit un petit homme endormi sur un lit, les jambes pliées et la tête couverte. Dans la cellule suivante, un prisonnier au large visage pâle était assis, la tête baissée, les coudes appuyés sur les genoux. Au bruit des pas, l’homme redressa la tête et se tourna machinalement vers la porte. Dans tout son visage, surtout dans ses grands yeux, il y avait une expression d’angoisse infinie. Évidemment il lui était indifférent de savoir qui le regardait. De n’importe qui il n’attendait rien de bon. Nekhludov se sentit gagné par la peur, il cessa de regarder et alla tout droit à la cellule 21, celle de Menchov. Le gardien fit jouer la serrure et ouvrit la porte. Un jeune homme musculeux, avec un long cou, une petite barbiche et de bons yeux ronds, était debout près de sa couchette, et d’un air effrayé, se hâtait d’endosser sa capote. Sans s’arrêter, ses bons yeux ronds, interrogateurs et inquiets, allaient de Nekhludov au sous-directeur et inversement.

— Voici un monsieur qui veut te questionner sur ton affaire.

— Je l’en remercie.

— Oui, on m’a parlé de votre affaire, — dit Nekhludov, s’avançant au fond de la cellule et se plaçant près de la fenêtre grillée et sale ; — et je voudrais entendre de vous-même le récit de ce qui a eu lieu.

Menchov, lui aussi, s’approcha de la fenêtre, et aussitôt commença son récit, d’abord timidement avec des regards inquiets vers le sous-directeur, puis de plus en plus hardiment. Et quand celui-ci fut sorti de la cellule pour aller dans le corridor, donner des ordres, il s’enhardit tout à fait. Son langage, ses manières étaient d’un brave et simple paysan, et Nekhludov éprouvait une singulière impression à le voir en tenue de prisonnier, dans cette noire cellule. Nekhludov, tout en l’écoutant, examinait la couchette basse avec sa paillasse, la fenêtre lourdement grillée de fer, les murs sales et humides, et le visage misérable, le corps amaigri de ce malheureux paysan, si étrange dans ses chaussons et son vêtement de prison ; et il devenait de plus en plus triste, n’osant croire à la véracité de ce que lui racontait ce bon gars, tant l’horrifiait cette pensée qu’on avait pu, sans motif, s’emparer d’un homme, et le vêtir en prisonnier et l’enfermer en ce lieu sinistre. Mais, d’un autre côté, il lui était encore plus terrible de songer que ce récit, fait avec cette figure franche, put être une invention et un mensonge. Le prisonnier racontait que peu de temps après son mariage, le cabaretier de son village lui avait ravi sa femme. Il avait partout réclamé justice. Mais partout le cabaretier avait soudoyé les autorités et s’était retiré indemne. Un jour, de force, il avait ramené sa femme chez lui, mais elle s’était enfuie le lendemain. Alors il était allé la réclamer au cabaretier, celui-ci lui avait répondu qu’elle n’était pas chez lui (et il l’y avait vue entrer) et lui avait ordonné de sortir. Il était resté. Alors, avec l’aide d’un ouvrier, son rival l’avait frappé jusqu’au sang. Le lendemain le feu avait pris dans la grange du cabaretier. Lui et sa mère avaient été accusés, mais ce jour-là il ne pouvait avoir mis le feu puisqu’il était chez son compère.

— Et, c’est vrai, que tu n’as pas mis le feu ?

— Je n’y ai même pas pensé, monsieur. C’est lui, pour sûr, le brigand, qui a mis le feu. On a dit qu’il venait de faire assurer sa maison. Et voilà qu’on nous a accusés, ma mère et moi, de l’avoir menacé de l’incendie. Oui, c’est vrai que je l’ai injurié ce jour-là, mon cceur n’y tenait plus. Mais pour avoir mis le feu, non, je ne l’ai pas mis. Je n’étais même pas là quand il a pris. C’est lui qui a mis le feu pour toucher la prime et qui nous a accusés ensuite.

— Est-ce possible ?

— Oui, monsieur, c’est vrai ; je le dis devant Dieu, monsieur. Soyez mon père ! — s’écria-t-il, voulant saluer jusqu’à terre ; mais Nekhludov l’en empêcha. — Ayez pitié de moi, je péris pour rien, dit-il. Et soudain, ses lèvres tremblèrent, et il se mit à pleurer, puis il retroussa la manche de sa capote et essuya ses yeux avec celle de sa chemise sale.

— Vous avez terminé ? — demanda le sous-directeur.

— Oui. Ne vous découragez pas, nous ferons tout le possible, — dit Nekhludov ; et il sortit.

Menchov se tenait vers l’entrée ; le gardien, en refermant la porte, le repoussa à l’intérieur. Mais pendant que le gardien fermait la porte à clef, Menchov regardait par le judas.