Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 54

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 366-370).


LIV

Le bureau se composait de deux pièces. Dans la première, éclairée de deux fenêtres encrassées, et meublée d’un poêle dégradé par endroits, on remarquait, dans un coin, une règle noire, servant à toiser les prisonniers ; dans un autre coin était appendue, — attribut ordinaire de tous les lieux de tortures, — une grande image du Christ. Dans cette première pièce se trouvaient quelques gardiens. La seconde contenait une vingtaine de personnes des deux sexes, assises par groupes distincts sur des bancs, au long du mur, et s’entretenant à voix basse. Près d’une fenêtre était placée une table à écrire.

Le directeur s’assit devant cette table, et offrit près de lui une chaise à Nekhludov. Nekhludov s’assit et se mit à examiner les personnes qui étaient dans la pièce.

Son attention se porta d’abord sur un jeune homme en veston court, d’extérieur agréable, qui parlait, en gesticulant avec animation, à une femme d’un certain âge, aux sourcils noirs. Près de lui, un homme âgé, en lunettes bleues, tenait par la main une jeune femme en costume de prisonnière, et, sans faire un mouvement, écoutait ce qu’elle lui racontait. Un petit collégien à l’air craintif, debout près du vieillard, ne le quittait pas des yeux. Non loin d’eux, dans un coin, un couple d’amoureux : elle, une toute jeune fille blonde, jolie, à l’air énergique, les cheveux courts, et vêtue à la dernière mode ; lui, un beau jeune homme aux traits fins, aux cheveux ondulés, en veste de caoutchouc. Tous deux assis dans le coin chuchotaient, évidemment s’enivrant d’amour. Plus près de la table était assise une femme aux cheveux gris, vêtue de noir ; évidemment une mère : elle dévorait des yeux un jeune homme paraissant phtisique, qui portait aussi une veste de caoutchouc ; elle essayait de lui parler, mais, étranglée par ses larmes, elle n’y parvenait pas : elle commençait et s’arrêtait. Le jeune homme tenait un papier dont il ne savait que faire et le froissait d’un air mécontent. Près d’eux se tenait une forte et belle jeune fille aux grands yeux saillants, en robe grise à pèlerine. Elle était assise à côté de la mère qui pleurait et lui caressait tendrement l’épaule.

Tout était beau en cette jeune fille : ses grandes mains blanches, ses cheveux ondulés coupés court, son nez et ses lèvres fermes ; mais le principal attrait de son visage lui venait de ses grands yeux de brebis, bruns, bons et francs. Elle les détacha du visage de la mère au moment où entrait Nekhludov et leurs regards se croisèrent. Mais elle se détourna aussitôt pour dire quelque chose à cette mère. Non loin du couple amoureux était assis un homme brun, chevelu, au visage morne, qui parlait avec colère à un visiteur imberbe, à mine de skopetz. Nekhludov, assis près du directeur, considérait ces divers groupes avec curiosité. Il en fut distrait par un bambin aux cheveux coupés ras, qui s’approcha de lui et, d’une voix menue, lui demanda :

— Et vous, qui attendez-vous ?

Nekhludov fut d’abord étonné de cette question, mais, touché par le visage réfléchi, les yeux vivants et mobiles de l’enfant, il lui répondit avec le plus grand sérieux qu’il attendait une dame.

— Votre sœur ? — demanda le petit.

— Non, pas ma sœur, — répondit Nekhludov étonné. — Mais toi, avec qui es-tu ici ? — l’interrogea-t-il.

— Moi, avec maman. C’est une politique — répondit-il.

— Marie Pavlovna, — appelez Kolia, — dit le directeur, jugeant sans doute illégal l’entretien de Nekhludov avec le gamin.

Marie Pavlovna, cette même belle jeune fille aux yeux de brebis, qui avait attiré l’attention de Nekhludov, se redressa de toute sa haute taille et, d’un pas ferme, large, presque masculin, s’approcha de Nekhludov et de l’enfant.

— Il vous demande certainement qui vous êtes ? — dit-elle à Nekhludov avec un léger sourire, en le regardant de ses yeux confiants, et si simplement, qu’on sentait, sans aucun doute, que ses rapports devaient être avec tous naturels, affectueux et fraternels.

— Il veut tout savoir, — reprit-elle, et elle sourit à l’enfant d’un si doux et si tendre sourire que l’enfant et Nekhludov lui sourirent involontairement en réponse.

— Oui, il me demandait pour qui j’étais venu.

— Marie Pavlovna, on ne peut pas parler aux étrangers. Vous le savez bien, — dit le directeur.

— Bien, bien, — fit-elle ; et prenant dans sa grande main blanche la petite main de Kolia, elle retourna près de la mère du jeune homme phtisique.

— De qui est-il le fils ? — demanda Nekhludov, cette fois au directeur.

— D’une détenue politique ; il est né dans la prison, — répondit le directeur avec une sorte de satisfaction, comme s’il se fût agi d’un phénomène particulier à son établissement.

— Vraiment ?

— Oui, et maintenant il va en Sibérie avec sa mère.

— Et cette jeune fille ?

— Je ne puis vous répondre, — dit le directeur, en haussant les épaules. — Et voici Bogodoukhovskaia.