Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 55

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 371-374).


LV

Petite, maigre, jaune, les cheveux coupés court, Véra Efremovna entra de son pas agile dans la salle, en écarquillant ses grands yeux bons.

— Eh bien, merci d’être venu, — dit-elle en serrant la main de Nekhludov. — Vous souvenez-vous encore de moi ? Asseyons-nous.

— Je ne m’attendais pas à vous retrouver ainsi.

— Oh ! moi, je me trouve très bien, si bien que je ne pourrais souhaiter mieux, — dit Véra Efremovna, fixant sur Nekhludov, selon son habitude, le regard de ses bons yeux ronds, un peu effarés, et ne cessant, tout en parlant, de tourner en tous sens son cou long, maigre, jaune, sortant du collet sale et fripé de sa blouse.

Nekhludov lui demanda comment elle se trouvait dans cette situation. Elle lui répondit avec une vive animation. Son récit était émaillé de mots étrangers : propagande, désorganisation, groupes, sections, sous-sections, choses connues de tout le monde, croyait-elle, mais que Nekhludov entendait nommer pour la première fois.

Elle parlait, se croyant certaine du vif plaisir et du puissant intérêt qu’il aurait à connaître tous les mystères du parti populiste. Mais Nekhludov, en considérant son cou maigre, ses cheveux rares et mal peignés se demandait pourquoi elle faisait toutes ces choses et pourquoi elle les lui racontait. Il la plaignait, mais tout autrement qu’il plaignait le paysan Menchov, enfermé, sans aucune faute de sa part, dans une prison empestée. Il la plaignait surtout de l’évidente confusion qui régnait dans sa tête. Évidemment, elle se croyait une héroïne, prête à sacrifier sa vie pour le succès de son œuvre, et cependant, à peine savait-elle expliquer en quoi consistait cette œuvre, ni quels seraient les résultats de son succès.

L’affaire dont Véra Efremovna voulait entretenir Nekhludov était celle-ci : une de ses camarades, Choustova, qui ne faisait même pas partie de leur sous-groupe, suivant son expression, cinq mois auparavant, avait été arrêtée avec elle et incarcérée dans la forteresse de Pierre-et-Paul, uniquement parce qu’on avait trouvé chez elle des livres et des papiers qu’on lui avait confiés. Véra Efremovna s’attribuait en partie la responsabilité de cet emprisonnement et suppliait Nekhludov d’employer ses relations et de faire tout son possible pour obtenir la mise en liberté de Choustova, Une autre demande de Bogodoukhovskaia consistait à faire des démarches pour qu’un détenu de la forteresse Pierre-et-Paul, Gourévitch, fût autorisé à recevoir la visite de ses parents et à avoir les ouvrages scientifiques nécessaires pour ses études. Nekhludov promit d’essayer de réussir, dès son arrivée à Pétersbourg.

Quant à sa propre histoire, Véra Efremovna raconta qu’après avoir terminé ses études de sage-femme, elle s’était affiliée au parti de la liberté du peuple. Au début, tout avait bien marché ; on rédigeait des proclamations, on faisait de la propagande dans les fabriques ; mais un beau jour, la police avait arrêté un membre important du parti, saisi des papiers, et on s’était mis à emprisonner tout le monde.

— Je fus arrêtée également, et maintenant on me déporte… — dit-elle. — Mais ce n’est rien. Je me sens, à merveille, la sérénité olympienne, — ajouta-t-elle avec un sourire navré.

Nekhludov lui ayant demandé qui était la jeune fille aux yeux de brebis, Véra Efremovna répondit que c’était la fille d’un général, depuis longtemps affiliée au parti révolutionnaire, et qui avait été arrêtée parce qu’elle s’était déclarée coupable d’avoir tiré un coup de revolver sur un gendarme. Elle vivait dans le logement des conspirateurs où se trouvait une presse à imprimer. Une nuit on était venu perquisitionner. Les hôtes du logis, résolus à se défendre, avaient éteint les lumières, de façon à faire disparaître les papiers compromettants. La police étant entrée de force, un des conspirateurs avait tiré et blessé à mort un gendarme. Aussitôt on avait fait une enquête pour savoir qui avait tiré, et la jeune fille avait dit que c’était elle, bien qu’elle n’eut jamais pris en main un revolver, ni tué une araignée. On s’en était tenu à sa déclaration. Et maintenant on l’envoyait aux travaux forcés.

— Une altruiste, une personne très bien… dit Véra Efremovna d’un ton approbateur. La troisième affaire dont voulait parler Véra Efremovna concernait Maslova. Comme toute la prison, elle savait l’histoire de Maslova et connaissait ses relations avec Nekhludov ; elle voulait donc lui conseiller d’obtenir que sa protégée fut transférée dans la section politique, où, tout au moins, à l’infirmerie, comme garde-malade, car les malades étant très nombreux en ce moment, on avait besoin d’aides. Nekhludov la remercia de son conseil et lui dit qu’il s’efforcerait d’en profiter.