Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 56

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 375-379).


LVI

Le directeur mit fin à l’entretien en disant aux visiteurs que l’heure accordée pour les visites était écoulée, et qu’il fallait se séparer. Nekhludov se leva, prit congé de Véra Efremovna. Mais il s’arrêta à la porte, observant ce qui se passait devant lui.

— Messieurs, il est temps, il est temps, — disait le directeur, se levant et s’asseyant tour à tour.

Le seul effet de son avertissement avait été de rendre plus animées les conversations entre les détenus et les visiteurs, mais personne ne pensait à s’en aller. Certains s’étaient levés et causaient debout. D’autres continuaient à s’entretenir assis. D’autres se faisaient leurs adieux en pleurant. La mère du jeune homme phtisique était particulièrement touchante. Celui-ci continuait à tourner entre ses doigts la feuille de papier, et sous l’énergique effort qu’il faisait pour ne pas céder à la contagion du désespoir de sa mère, son visage prenait une expression de plus en plus méchante. Et la mère, ayant entendu qu’il fallait prendre congé, la tête appuyée sur l’épaule de son fils, fondait en larmes, avec un sifflement du nez. La jeune fille aux yeux de brebis, — Nekhludov l’observait involontairement — debout devant la mère éplorée, ne cessait de lui prodiguer ses consolations. Le vieillard aux lunettes bleues, debout, tenait sa fille par la main en hochant la tête à ce qu’elle lui disait. Les deux amoureux s’étaient levés, et, la main dans la main, ils restaient sans se parler, les yeux dans les yeux.

— Ces deux seuls sont heureux, — dit à Nekhludov, en les lui désignant, un jeune homme en veston, qui s’était arrêté lui aussi et regardait cette scène.

Sentant les regards de Nekhludov et du jeune homme posés sur eux, les amoureux — le jeune homme en veston de caoutchouc et la jeune fille blonde, — allongèrent leurs bras unis, et, le buste renversé en arrière, en riant, se mirent à tournoyer.

— Ils se marient ce soir ici, dans la prison, et elle le suit en Sibérie, dit le jeune homme.

— Qui est-il ?

— Condamné aux travaux forcés. Il sont gais, eux, du moins, mais ceci est trop affreux, à entendre, — continua le jeune homme, écoutant les sanglots de la mère du phtisique.

— Messieurs ! je vous en prie, je vous en prie. Ne m’obligez pas à sévir, — répétait le directeur. — Je vous en prie, — poursuivit-il d’un ton faible, indécis. — Qu’est-ce que cela veut dire. L’heure est passée depuis longtemps. C’est impossible, je vous avertis pour la dernière fois, — répéta-t-il d’un ton mélancolique en éteignant et rallumant tour à tour sa cigarette de maryland. Si spécieux, si habituels que fussent les arguments qui donnent licence à un homme de faire souffrir d’autres hommes, sans s’estimer responsable de cette souffrance, on sentait que le directeur avait pourtant conscience d’être un des fauteurs de la douleur qui régnait dans cette salle ; et, évidemment, il en était très peiné.

Enfin, prisonniers et visiteurs commencèrent à se séparer : les uns se dirigèrent vers la porte intérieure, les autres vers la porte du dehors. Les hommes aux vestes de caoutchouc : le phtisique et le brun chevelu, s’éloignèrent ; puis Maria Pavlovna avec le petit, né en prison.

Puis ce fut le tour des visiteurs. Le vieillard aux lunettes bleues s’en alla, de sa démarche lourde, et Nekhludov le suivit.

— Oui, ce sont des procédés bien extraordinaires, — lui dit dans l’escalier le jeune homme loquace, comme s’il continuait une conversation interrompue. — Heureusement que le capitaine est un brave homme et ne prend pas à la lettre les règlements des prisons. On cause au moins, on se soulage le cœur.

Quand Nekhludov, continuant à causer avec Medintzev, — c’était le nom du jeune homme loquace — fut descendu dans le vestibule, le directeur, l’air fatigué, s’approcha d’eux :

— Eh bien, si vous voulez voir Maslova, veuillez venir demain, — dit-il à Nekhludov, avec l’intention évidente de se montrer aimable à son égard.

— Fort bien, — répondit Nekhludov, en se hâtant de sortir.


Épouvantables lui paraissaient les souffrances imméritées de Menchov — moins ses souffrances physiques que ce doute, cette méfiance envers le bien et Dieu, qu’il devait ressentir en constatant la cruauté d’hommes acharnés à le faire soufrir sans motif ; épouvantables la contrainte et les tortures infligées à ces centaines d’innocents, emprisonnés simplement parce que leurs papiers n’étaient pas en règle ; épouvantable la folie de ces gardiens, uniquement occupés à faire souffrir leurs semblables et convaincus d’accomplir une œuvre bonne et importante. Mais plus épouvantable encore lui apparaissait le rôle de ce directeur, affaibli, usé, bon pourtant, obligé de séparer une mère de son fils, un père de sa fille, des êtres comme lui-même et comme ses enfants.

« Pourquoi tout cela ? » se demandait Nekhludov, qui éprouvait maintenant au plus haut degré ce mal de cœur moral, devenant physique, chaque fois qu’il venait dans la prison. Et il ne trouvait point de réponse.