Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 59

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 392-399).


LIX

Un des préjugés les plus enracinés et les plus répandus, est celui qui consiste à croire que tout homme possède en propre certaines qualités définies : qu’il est bon ou méchant ; intelligent ou sot ; énergique ou apathique ; etc. Les hommes ne sont pas tels. Nous pouvons dire d’un homme qu’il est plus souvent bon que méchant, plus souvent intelligent que sot, plus souvent énergique qu’apathique, ou inversement ; mais il n’est pas vrai de dire d’un homme qu’il est bon ou intelligent, d’un autre qu’il est méchant ou sot. Et cependant nous établissons toujours cette division, qui est erronée. Les hommes sont semblables aux rivières : dans toutes et partout la même eau, mais chaque rivière est tantôt resserrée, tantôt rapide, tantôt large, tantôt lente, tantôt pure, tantôt froide, tantôt trouble, tantôt chaude. De même les hommes. Tous portent en eux les germes de toutes les facultés humaines ; ils en manifestent tantôt l’une, tantôt l’autre et souvent paraissent différents d’eux-mêmes, bien que restant eux-mêmes. Mais, chez certains hommes, ces changements sont particulièrement marqués. Nekhludov appartenait à ces derniers. Sous l’influence de diverses causes, tant physiques que morales, de brusques et complets changements s’opéraient en lui. Et l’un de ces changements venait d’avoir lieu.

Le sentiment d’enthousiasme joyeux et celui de sa rénovation, éprouvés à la suite de la séance de la cour d’assises et de son premier entretien avec Katucha, avaient complètement disparu après sa dernière entrevue avec elle, faisant place à une sorte de terreur, presque de répulsion à son égard. Il avait résolu de ne pas l’abandonner, de ne pas renoncer à sa décision de l’épouser, si seulement elle y consentait, mais cela lui paraissait pénible et douloureux.

Le lendemain de sa visite à Maslennikov, il retourna à la prison pour la revoir.

Le directeur lui donna l’autorisation de la voir, non plus au bureau ou dans la salle des avocats, mais dans le parloir des femmes. Le directeur, malgré sa bienveillance, avait, vis-à-vis de Nekhludov, une attitude plus réservée que précédemment. Évidemment les conversations avec Maslennikov avaient eu pour résultat l’ordre de se montrer plus discret avec ce visiteur.

— Oui, vous pouvez la voir, — dit-il, — seulement, pour l’argent, comme je vous l’ai dit, n’est-ce pas… Pour ce qui est de son transfert à l’infirmerie, comme l’a écrit Son Excellence, cela est possible et le docteur y consent, mais c’est elle qui ne le veut pas. Elle dit qu’elle n’a pas besoin d’aller vider les pots de chambre des galeux… Ah ! prince, on voit bien que vous ne connaissez pas cette engeance, — ajouta-t-il.

Nekhludov ne répondit rien et demanda à la voir. Le directeur envoya un surveillant, et Nekhludov le suivit dans le parloir vide des femmes.

Maslova était déjà là et sortit de derrière la grille, douce et timide. Elle s’approcha très près de Nekhludov et, le regard dans le vide, lui dit à voix basse :

— Pardonnez-moi, Dmitri Ivanovitch, avant-hier j’ai dit beaucoup de mauvaises choses.

— Ce n’est pas à moi de vous pardonner…, — commença Nekhludov.

— N’importe, mais, tout de même il ne faut plus vous occuper de moi, — reprit-elle, et dans ses yeux louchant plus qu’à l’ordinaire, Nekhludov lut de nouveau une expression tendue et hostile.

— Pourquoi dois-je cesser de m’occuper de vous ?

— Parce que.

— Pourquoi, parce que ?

Elle eut de nouveau ce regard qui lui parut méchant.

— Eh bien, voici, — dit-elle, — laissez-moi, c’est certain ce que je vous dis. C’est plus fort que moi. Ne vous occupez plus du tout de moi, — dit-elle de nouveau les lèvres tremblantes, et se tut. — J’aimerais mieux me pendre. C’est vrai ce que je vous dis.

Outre la haine pour lui, et le ressentiment de l’inoubliable offense, Nekhludov sentait qu’il entrait dans ce refus quelque chose d’autre : beau et noble. Et la façon assurée et paisible dont elle lui renouvelait son refus eut pour effet de détruire immédiatement tous ses doutes, et de le replacer dans la disposition grave et attendrie où il s’était trouvé envers elle auparavant.

— Katucha, je maintiens ce que je t’ai dit, — reprit-il très sérieusement. — Je te prie de m’épouser. Si tu t’y refuses, aussi longtemps que tu t’y refuseras, je resterai près de toi, je te suivrai ; j’irai où l’on t’enverra.

— C’est votre affaire, moi je ne dirai pas un mot de plus, — répondit-elle, et, de nouveau, ses lèvres tremblèrent.

Il se tut, ne se sentant pas aussi la force de parler.

— Je vais maintenant aller à la campagne, et ensuite à Pétersbourg, — reprit-il au bout d’un moment. — Là je m’occuperai de notre affaire ; et, si Dieu le veut, on cassera l’arrêt.

— Qu’on le casse ou non, tout m’est égal. Si je n’ai pas mérité pour cela, j’ai mérité pour autre chose…, — dit-elle ; puis elle s’arrêta, et il vit qu’elle faisait un grand effort pour retenir ses larmes.

— Eh bien ! Avez-vous vu Menchov ? — dit-elle tout à coup, comme pour cacher son émotion. — N’est-ce pas que ces gens-là sont innocents ?

— Oui, je le crois.

— Si vous saviez quelle excellente vieille, — dit-elle.

Il lui raconta en détail tout ce qu’il avait appris de la bouche de Menchov, puis, revenant à elle, il lui demanda si elle n’avait besoin de rien.

Elle répondit qu’elle n’avait besoin de rien.

Ils se turent de nouveau.

— Quant à l’infirmerie, — reprit-elle brusquement en le regardant de ses yeux loucheurs ; — soit, si vous le désirez, j’irai ; et du vin aussi, je n’en boirai plus…

Sans rien dire, Nekhludov la regarda dans les yeux. Ses yeux souriaient.

— C’est très bien, — il ne put dire davantage et prit congé d’elle.

« Oui, oui, elle est devenue tout autre ! » — songeait-il, éprouvant après les doutes des journées précédentes, un sentiment tout nouveau : l’assurance en l’invincibilité de l’amour.


De retour dans sa salle puante, après cette visite, Maslova ôta sa capote, et s’assit sur son lit, les mains appuyées sur ses genoux. Dans la salle se trouvaient : la phtisique Vladimirskaia, qui allaitait son enfant, la vieille Menchova et la garde-barrière avec ses deux enfants. La fille du sacristain reconnue aliénée, la veille, avait été transportée à l’hospice. Les autres femmes étaient au lavoir. La vieille dormait étendue sur son lit ; les enfants jouaient dans le corridor, dont la porte était ouverte. Vladimirskaia, allaitant son enfant, et la garde-barrière, sans cesser de tricoter le bas qu’elle avait à la main, s’avancèrent vers Maslova.

— Eh bien, tu l’as vu ? — demandèrent-elles.

Maslova, sans répondre, s’assit sur son lit, les jambes pendantes.

— Pourquoi t’affliger ? — dit la garde-barrière.

— L’essentiel est de ne pas se décourager. Allons, Katucha ! — dit-elle en remuant encore plus vite ses doigts.

Maslova ne répondit pas.

— Les autres sont allées au lavoir. On dit que les dons pour les prisonniers ont été nombreux aujourd’hui — fit remarquer Vladimirskaia.

— Finachka ! — cria de la porte la garde-barrière, — où es-tu, petit coquin ?

Elle retira l’aiguille de son bas, l’enfonça dans la pelote, et sortit dans le corridor.

Au même instant, on y entendit un bruit de pas et de voix de femmes, et les prisonnières de la chambrée parurent sur le seuil, les pieds nus dans leurs chaussons, chacune portant un pain blanc sous le bras ; quelques-unes en ayant deux. Fédosia s’approcha aussitôt de Maslova.

— Eh bien, qu’est-ce qui cloche ? — demanda-t-elle avec tendresse en levant sur Maslova ses clairs yeux bleus. — Et voici pour notre thé, — ajouta-t-elle en rangeant les pains sur la planchette.

— Et alors, il ne veut plus se marier ? — demanda Korableva.

— Non, il n’a pas changé d’avis ; c’est moi qui ne veux pas, — répondit Maslova.

— En voilà une sotte ! — déclara Korableva, de sa voix de basse.

— Eh bien, puisqu’ils ne peuvent pas vivre ensemble, à quoi bon se marier ? — objecta Fédosia.

— Mais toi-même, ton mari va bien au bagne avec toi, — remarqua la garde-barrière.

— Oui, mais nous étions déjà unis par la loi, — dit Fédosia. — Mais lui, à quoi bon se marier s’il ne doit pas vivre avec elle.

— Quelle sotte ! À quoi bon ? Mais s’il se marie, il la couvrira d’or.

— Il m’a dit : où l’on t’enverra, j’irai avec toi, — dit Maslova. — S’il vient, qu’il vienne ; s’il ne vient pas ce n’est pas moi qui le lui demanderai… Il part à présent pour Pétersbourg, — reprit-elle. Il va s’occuper de mes affaires. Là-bas, il est parent de tous les ministres ; mais quand même je n’ai pas besoin de lui.

— C’est évident ! — approuva tout à coup Korableva, occupée à mettre de l’ordre dans son sac, et pensant, évidemment à tout autre chose. — Et maintenant, un peu d’eau-de-vie, hein ?

— Pas moi, — répondit Maslova. — Buvez, vous autres.