Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 1

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 1-10).


DEUXIÈME PARTIE



I

L’affaire devait être appelée au Sénat, très probablement dans deux semaines, et Nekhludov avait l’intention d’aller à Pétersbourg à ce moment, puis, en cas de rejet du pourvoi, de présenter le recours en grâce, comme le lui avait conseillé l’avocat qui avait écrit le pourvoi. Enfin, si le pourvoi était rejeté, et, de l’avis de l’avocat, il fallait s’y attendre, vu la faiblesse des motifs invoqués, Maslova pouvait se trouver dans le convoi partant à la mi-juin, de sorte que, pour être prêt à la suivre en Sibérie, ce que Nekhludov avait résolu fermement, il devait dès maintenant se rendre dans ses domaines pour y arranger ses affaires.

Avant tout, Nekhludov commença par Kouzminskoié, celle de ses propriétés la plus proche, très vaste, en terres noires et d’où il tirait son principal revenu. Il avait passé là son enfance et sa jeunesse, puis, déjà adulte, y était revenu deux fois, et enfin une dernière fois, à la demande de sa mère, pour y installer un intendant allemand, avec lequel il avait fait l’inventaire de la propriété. Il connaissait donc bien l’état de ce domaine, ainsi que la situation des paysans envers la gérance, c’est-à-dire envers le propriétaire. Or cette situation se résumait en un asservissement complet des paysans à la gérance. Nekhludov savait déjà tout cela depuis l’Université, quand il professait et admirait la doctrine de George, au nom de laquelle il avait abandonné aux paysans la terre qui lui venait de son père. Il est vrai qu’après avoir quitté l’armée et pris l’habitude de dépenser vingt mille roubles par an, ces théories ayant cessé pour lui d’être obligatoires, il les avait complètement oubliées ; et non seulement il ne se demandait jamais d’où venait l’argent que lui donnait sa mère, mais il s’efforçait même de n’y pas penser. Cependant la mort de sa mère, la succession, et la nécessité de disposer lui-même de ses biens, c’est-à-dire de la terre, l’avaient replacé en face de la question de la propriété foncière. Un mois auparavant, il ne se serait point senti la force de modifier l’état de choses existant : n’administrant pas lui-même ses propriétés, vivant loin de ses terres, il eut laissé aller les choses, se contentant de toucher ses revenus. Maintenant, qu’il avait décidé de partir pour la Sibérie, où il aurait à entretenir des relations compliquées et difficiles avec le monde des prisons, ce qui nécessiterait de l’argent, il ne pouvait laisser ses affaires dans leur état actuel, et il était résolu à les arranger autrement, fût-ce au détriment de ses intérêts. C’est ainsi qu’il avait décidé de ne pas faire valoir lui-même ses terres, mais de les louer à bas prix aux paysans, en leur donnant ainsi la facilité de s’affranchir de la dépendance des propriétaires. Souvent, comparant la situation du propriétaire foncier avec celle du propriétaire de serfs, Nekhludov voyait dans cette location de la terre aux paysans, au lieu de sa culture par des laboureurs, quelque chose d’analogue à ce que faisaient jadis les possesseurs de serfs, en substituant la dîme à la corvée. Cela n’était pas une solution, mais un pas vers cette solution : le passage d’une forme plus cruelle à une plus douce. Et son intention était d’agir de cette façon.

Nekhludov arriva à Kouzminskoié vers midi. Simplifiant en tout sa vie, il n’avait pas même télégraphié, et, à la gare, il avait pris une petite voiture à deux chevaux. Le cocher, un jeune paysan en podiovka de nankin, une ceinture serrée au-dessous de sa longue taille, s’était assis de côté sur son siège pour causer plus aisément : cela lui était facile, car le cheval de brancard était boiteux et fourbu, et le cheval de volée, maigre et poussif. Ainsi ils pouvaient aller au pas, ce qui comblait leur désir.

Le cocher se mit à parler de l’intendant de Kouzminskoié, ne se doutant pas qu’il s’adressait au propriétaire. Nekhludov le lui avait tu à dessein.

— Un Allemand chic ! — dit le cocher qui avait habité la ville et lu des romans.

À demi tourné vers le voyageur, et désirant évidemment faire parade de son savoir, il reprit, tout en caressant de la main le long manche de son fouet :

— Il s’est payé une voiture avec trois chevaux superbes, et quand il va se promener avec sa femme, il éclipse tout le monde ! Cet hiver, à Noël, il y avait, dans la grande maison, un bel arbre — j’y ai conduit des invités ; — on eût dit des étincelles électriques ; on n’en aurait pas trouvé un pareil dans tout le chef-lieu ! Ah ! il en a volé de l’argent, c’est effrayant ! Et pourquoi pas ? Il a tous les pouvoirs. On dit qu’il vient d’acheter une très bonne terre.

Nekhludov se croyait indifférent à la façon dont l’Allemand administrait son bien et en profitait. Cependant le récit du cocher à la longue taille lui était désagréable. Il admirait la belle journée ; les nuages épais qui, s’assombrissant par instants, voilaient le soleil ; les champs où, partout, marchaient derrière leurs charrues des paysans qui labouraient ; les prés au-dessus desquels voltigeaient les alouettes ; les forêts revêtues déjà de frondaisons tendres ; les prairies où paissaient le bétail et les chevaux ; mais à chaque instant il se rappelait quelque chose de désagréable, et quand il se demandait quoi, le récit du cocher sur la manière dont l’Allemand gérait son bien, lui revenait à la mémoire.

Arrivé à Kouzminskoié, où il commença à s’occuper de régler ses affaires, Nekhludov oublia cette impression.

L’examen des livres du bureau et l’entretien avec le gérant, qui exposait naïvement les avantages résultant du fait que les paysans avaient très peu de terres, et encore, enclavées dans les terres seigneuriales, fortifièrent en Nekhludov sa résolution de céder entièrement ses terres aux paysans et de renoncer à l’exploitation du domaine. Par l’examen des livres et les récits de l’employé, il apprit que les deux tiers de ses meilleurs champs étaient, comme jadis, cultivés par des ouvriers, au moyen d’instruments perfectionnés, tandis qu’on donnait aux paysans cinq roubles par déciatine pour cultiver l’autre tiers, c’est-à-dire que, moyennant cinq roubles, le paysan s’engageait à labourer trois fois, herser également trois fois et ensemencer une déciatine, puis à faucher, lier, battre, engranger, travail pour lequel un ouvrier eût demandé au moins dix roubles par déciatine. Et l’on faisait payer aux paysans un prix très élevé pour tout ce que leur fournissait le bureau. Ils payaient encore, par leur travail, le droit de passage dans les prés et les bois et pour les tiges sèches des pommes de terre, et, malgré cela, ils restaient toujours les débiteurs du propriétaire. Ainsi des terrains pour ainsi dire improductifs leur étaient loués, par déciatine, quatre fois ce qu’en aurait rapporté la vente à 5 pour 100.

Nekhludov savait cela auparavant ; mais aujourd’hui il lui semblait l’apprendre comme quelque chose de nouveau et il ne cessait de s’étonner de ce que lui et les propriétaires comme lui n’eussent pas vu combien cet état de choses était anormal. L’intendant lui démontrait que la terre une fois donnée aux paysans, tout le cheptel serait perdu et ne pourrait être vendu le quart de sa valeur ; les paysans gâcheraient la terre, bref Nekhludov perdait à une pareille transmission. Mais tous ces arguments affermissaient en Nekhludov la conviction qu’il ferait un beau geste en cédant ses terres aux paysans et en sacrifiant ainsi la majeure partie de son revenu. Aussi voulut-il en finir sur-le-champ. Dans ce but il chargea l’intendant de faire couper le blé, de le vendre, ainsi que les instruments et les constructions inutiles, dès qu’il serait parti, et de réunir, pour le lendemain, les paysans des trois villages enclavés dans les terres de Kouzminskoié, afin de leur annoncer lui-même sa décision et de s’entendre avec eux pour le prix du bail.

Satisfait de la fermeté qu’il avait opposée aux arguments de l’Allemand, et du sacrifice qu’il allait faire en faveur des paysans, Nekhludov quitta le bureau, et, en réfléchissant à la décision qu’il se préparait à exécuter, il alla faire le tour de la maison, sur les plates-bandes, très délaissées cette année, qui s’étendaient devant la demeure du gérant. Il traversa le tennis envahi par la chicorée et l’allée de tilleuls où, jadis, il allait fumer son cigare, et où, trois ans auparavant, la ravissante madame Kirimov s’était montrée coquette. Quand il eut composé le discours qu’il tiendait le lendemain aux paysans, Nekhludov rentra chez l’intendant, et, pendant le thé, il examina de nouveau de quelle manière il liquiderait sa propriété, puis très calme et satisfait du bien qu’il allait faire aux paysans, il se retira dans la chambre réservée aux hôtes de passage, qu’on lui avait préparée dans la grande maison.

Cette chambre était petite et propre. Des vues de Venise ornaient les murs et une glace était fixée entre les deux fenêtres ; il y avait un lit à ressorts, très propre, et une table sur laquelle étaient préparés une carafe d’eau, un verre, des allumettes et un éteignoir. Devant la glace, sur la grande table, la valise était ouverte. Elle contenait le nécessaire de toilette et quelques volumes ; un livre russe : Essai et recherches sur la loi de la criminalité ; un livre allemand sur le même sujet et un livre anglais. Il s’était promis de les lire à ses moments de loisir, pendant son séjour dans ses propriétés, mais aujourd’hui il n’en avait plus le temps et il voulait aller se coucher, afin d’être prêt le lendemain de bonne heure pour son entretien avec les paysans.

Il y avait dans un coin un vieux fauteuil d’acajou à incrustations, et la vue de ce fauteuil, qui avait meublé autrefois la chambre à coucher de sa mère, éveilla soudain dans l’âme de Nekhludov un sentiment inattendu. Il se surprit à regretter cette maison, qui tomberait en ruines, et ce jardin qui resterait inculte, et ce bois qu’on couperait, et toutes ces dépendances : ces écuries, ces étables, ces granges, ces machines, ces chevaux, ces vaches, bien que lui-même n’eût point établi tout cela ni pris aucune peine pour les conserver. Tout à l’heure il lui semblait facile de renoncer à toutes ces choses, mais à présent il les regrettait, il regrettait même les terres et la moitié du revenu qui, maintenant, pouvait lui devenir si utile. Et aussitôt, il trouva des arguments qui le persuadaient qu’il avait tort de céder ses terres aux paysans et de leur abandonner l’exploitation de ses biens.

« Ces terres, je ne dois pas les posséder. Si je ne les possède pas je ne puis avoir soin de toute cette propriété. En outre, je vais partir pour la Sibérie, alors je n’ai besoin ni de maison ni de terres », disait une voix. « Tout cela est vrai, — répondait une autre voix, — mais, premièrement, tu ne vas pas en Sibérie pour le reste de tes jours. Si tu te maries, tu auras peut-être des enfants. Tes propriétés t’ont été léguées en bon état et tu dois les laisser telles. Il est des obligations envers la terre. C’est très facile de céder, de détruire, mais il est très difficile d’édifier. Songe d’abord à l’avenir, à ce que tu feras de ta vie et règle, d’après cela, la question de tes biens. Or ta décision est-elle définitive ? En outre, agis-tu vraiment ainsi pour satisfaire ta conscience, ou pour t’en glorifier devant les hommes ? » Nekhludov se posait cette question et il était forcé de convenir que l’opinion d’autrui entrait pour une part dans sa décision. Et plus il y réfléchissait, plus les questions se présentaient nombreuses et insolubles. Pour s’y soustraire, il se coucha dans le lit frais, et tâcha de dormir, afin de trouver le lendemain, à tête reposée, la solution de ces questions si complexes. Mais il ne pouvait dormir. Les fenêtres entr’ouvertes laissaient pénétrer avec l’air vif de la nuit, les rayons de la lune, le coassement des grenouilles et les trilles des rossignols au fond du parc. L’un d’eux chanta tout près, sous les fenêtres, dans un massif de lilas en fleurs. En écoutant le rossignol et les grenouilles, Nekhludov se rappela la musique de la fille du directeur de la prison, puis le directeur de la prison, puis Maslova et la façon dont ses lèvres tremblaient quand elle lui disait : « Vous devez laisser cela ». Ensuite, c’était l’intendant allemand qui descendait dans la mare aux grenouilles. Il fallait l’en tirer, mais il était subitement devenu Maslova, et il criait : « Je suis une galérienne ! vous un prince ! » « Non, je ne céderai pas, » pensa Nekhludov. Et il se réveilla en se demandant : « Ce que je fais est-il bien ou mal ? je n’en sais rien et cela m’est égal, complètement égal. Maintenant il faut dormir ». Puis il se sentit enfoncer à son tour, là où s’étaient enfoncés l’intendant et Maslova, et tout s’évanouit.