Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 79-82).


XI

L’avocat reçut Nekhludov avant son tour, et aussitôt se mit à parler de l’affaire des Menchov qu’il avait étudiée. Il était indigné de l’illégalité de l’accusation.

— C’est une affaire révoltante ! ajouta-t-il. Il est très possible que le propriétaire ait mis le feu lui-même afin de toucher la prime d’assurance, et, le principal, c’est que la culpabilité des Menchov n’est aucunement prouvée. Il n’existe pas une seule preuve contre eux. La condamnation est due uniquement à l’excès de zèle du juge d’instruction et à la négligence du substitut. Si l’on peut obtenir que l’affaire soit jugée non devant le tribunal du district, mais ici, je garantis l’acquittement, et plaiderai sans honoraires. Quant à l’autre affaire : la requête de Fédosia Birukov à l’empereur, elle est rédigée. Si vous allez à Pétersbourg, emportez-la et occupez-vous personnellement de la faire appuyer ; sans cela on demanderait de faire ici une enquête dont il ne sortirait rien. Faites donc tout votre possible auprès de quelqu’un d’influent dans la commission des grâces. Eh bien ! Est-ce tout ?

— Non. voici ce qu’on m’écrit encore…

— Il me semble que vous êtes devenu l’entonnoir par lequel s’écoulent toutes les plaintes de la prison ! dit l’avocat en souriant. Mais il y en a trop : jamais vous n’en viendrez à bout.

— Non, mais ceci est vraiment trop fort ! dit Nekhludov ; et il lui résuma l’affaire. Dans un village, un paysan avait lu l’Évangile et l’avait commenté à ses amis. Le clergé vit là un crime. On le dénonça ; le juge d’instruction interrogea, le substitut rédigea un acte d’accusation… et la Cour d’appel confirma.

— C’est quelque chose d’effrayant, dit Nekhludov. Est-il possible que cela soit vrai !

— Qu’y a-t-il là qui vous étonne ?

— Mais tout ! Je comprends le policier du village, qui exécute les ordres qu’il a reçus. Mais le substitut qui a rédigé l’acte d’accusation, un homme instruit, pourtant…

— Voilà l’erreur de s’imaginer que le parquet et la magistrature, en général, sont composés d’hommes nouveaux et libéraux. Oui, cela était, jadis, maintenant il en va autrement. Ce sont des fonctionnaires qui n’ont d’autres soucis que le vingt du mois. Ils touchent leurs appointements qu’ils voudraient voir augmenter sans cesse, là se bornent tous leurs principes. Ils accuseront, jugeront et condamneront qui vous voudrez.

— Existe-t-il vraiment des lois qui permettent de déporter un homme parce qu’il aura lu l’Évangile à d’autres ?

— Non seulement on peut déporter dans des contrées lointaines, mais condamner aux travaux forcés, s’il est prouvé qu’en commentant l’Évangile, il s’est permis de le faire d’une manière qui contredit l’Église. Outrage public à la foi orthodoxe, en vertu de l’article 196, bannissement !

— Ce n’est pas possible !

— C’est ainsi. Je ne cesse de répéter aux magistrats que je ne puis les voir sans reconnaissance, car si je ne suis point en prison, ni vous, ni tout le monde, je ne le dois qu’à leur bienveillance, dit l’avocat. Rien n’est en effet plus facile que de trouver un texte de loi permettant de me déporter où l’on voudra.

— Mais si tout dépend du caprice d’un procureur ou autres gens, libres d’appliquer ou non la loi, à quoi bon les tribunaux ?

L’avocat se mit à rire :

— Quelles bonnes questions ! Cela, cher monsieur, c’est de la philosophie ! Eh bien ! si vous le voulez, nous pourrons également en causer. Venez donc un samedi. Vous rencontrerez chez moi des savants, des hommes de lettres, des artistes. Nous pourrons causer de ces questions générales, dit l’avocat, en appuyant avec ironie sur les mots : « questions générales ». Vous connaissez ma femme. Venez donc.

— Oui, je tâcherai…, répondit Nekhludov conscient de ne pas dire la vérité, sachant qu’il s’efforcerait plutôt de ne pas se rendre à cette invitation de l’avocat, et d’éviter ces savants, ces hommes de lettres et ces artistes qui se réunissaient chez lui.

Le rire par lequel l’avocat avait répondu à sa remarque sur l’inutilité des tribunaux, puisque les magistrats peuvent à leur gré appliquer ou non la loi, et le ton sur lequel il avait prononcé les mots : « philosophie » et « questions générales », prouvaient à Nekhludov que l’avocat et lui ne comprenaient point les choses de la même façon et que, très probablement, il en serait de même avec les amis de l’avocat. Il sentait en outre que si grande que fût la distance entre lui et ses anciens amis, comme Schenbok, il était encore plus loin de l’avocat et des gens de son monde.