Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 10

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 71-78).


X

À son retour, la ville produisit sur Nekhludov une nouvelle et étrange impression. Il y arriva le soir, et, à la lumière des réverbères fit le trajet de la gare à sa demeure. Une odeur de naphtaline emplissait encore toutes les chambres ; Agrafena Petrovna et Korneï étaient tous les deux fatigués et de mauvaise humeur, et même s’étaient querellés au sujet du rangement de tous ces effets, qui semblaient n’exister que pour être étendus, mis à l’air et replacés. La chambre de Nekhludov n’était pas encore rangée, et des malles encombraient le passage, de sorte que l’arrivée de Nekhludov troublait évidemment toutes ces occupations qui, par une étrange routine, mettaient périodiquement sens dessus dessous cet appartement. Tout cela, après la misère de la campagne, lui parut une telle folie à laquelle autrefois il participait — que Nekhludov décida d’aller s’installer à l’hôtel, dès le lendemain ; Agrafena Petrovna pouvait ainsi procéder à ses rangements comme elle l’entendrait, jusqu’à l’arrivée de sa sœur, qui prendrait une résolution définitive à l’égard de tout ce qui se trouvait dans la maison.

Le lendemain, Nekhludov sortit de bonne heure et se choisit deux chambres dans un hôtel modeste et d’une propreté relative, à proximité de la prison ; et, après avoir donné l’ordre d’y transporter les effets préparés par lui la veille, il se rendit chez l’avocat.

Il faisait froid. Après les orages et les pluies, étaient venues les gelées du printemps. Il faisait tellement froid et tant de vent, que Nekhludov était transi dans son pardessus léger, et marchait vite pour se réchauffer.

Il revoyait en imagination les gens du village : les femmes, les enfants, les vieillards, et la misère et la désespérance qu’il lui semblait avoir vues pour la première fois, et surtout le malheureux enfant vieillot, souriant et tordant ses jambes sans mollets, et, involontairement, il comparait à ces misères ce qu’il voyait dans la ville. En passant devant les boutiques des bouchers, devant les poissonneries, les magasins de confections, il était frappé, comme s’il les voyait pour la première fois, de ce grand nombre de boutiquiers propres, gras, comme on n’en trouvait pas un seul à la campagne. Sans nul doute ces hommes étaient fermement convaincus que s’efforcer de tromper des clients peu connaisseurs était non une occupation oisive, mais une occupation fort utile. Également gras lui paraissaient les cochers des voitures de maître avec leur énorme croupe et leurs boutons dans le dos ; les portiers en casquette galonnée, les femmes de chambre en tablier blanc et cheveux frisés, et surtout les cochers de remises, la nuque rasée, étalés sur les coussins de leurs voitures, et dévisageant les piétons d’un regard dédaigneux ou lascif. Toutefois Nekhludov reconnaissait en eux tous ces mêmes paysans dépossédés de la terre et, par suite, refoulés vers les villes. Certains d’entre eux avaient su s’adapter aux conditions de la vie urbaine et, devenus pareils à leurs maîtres, s’enorgueillissaient de leur situation. D’autres étaient tombés dans une situation plus misérable encore que celle qu’ils avaient au village et n’en étaient que plus pitoyables : tels paraissaient à Nekhludov ces cordonniers qu’il voyait travailler devant les fenêtres d’un sous-sol ; telles ces blanchisseuses, maigres, pâles, les bras nus et grêles, repassant le linge devant des fenêtres ouvertes par où s’exhalait la vapeur d’eau de savon. Tels encore deux peintres en bâtiment, que Nekhludov avait croisés dans la rue, marchant nu-pieds, en blouses, du haut en bas barbouillés de couleurs. Les manches relevées au-dessus du coude, laissant voir des bras chétifs, veinés, ils portaient un seau de couleur et s’injuriaient ; leurs visages étaient tourmentés et fâchés. Pareille expression se voyait sur la face poussiéreuse et noire des charretiers cahotés sur leurs camions. Cette même expression marquait les visages des hommes, des femmes, des enfants en haillons, qui se tenaient au coin des rues et mendiaient. Les mêmes visages apparaissaient aux vitres des débits devant lesquels passait Nekhludov. Autour des tables sales, encombrées de bouteilles et de verres à thé, entre lesquelles circulaient des garçons vêtus de blanc, étaient assis des hommes qui criaient et chantaient, le visage en sueur, rouge et abruti. L’un d’eux était assis devant la fenêtre, les sourcils relevés, la lèvre pendante, et regardait devant lui, comme cherchant à se rappeler quelque chose.

« Pourquoi sont-ils tous réunis ici ? » se demandait Nekhludov, tout en aspirant malgré lui la poussière soulevée par le vent frais, mêlée à l’écœurante odeur d’huile qui se dégageait d’une peinture toute récente.

Dans une rue il croisa des charretiers conduisant un chargement de fer, et qui, avec leur ferraille, faisaient tant de bruit sur le pavé inégal de la ville, qu’il en avait mal aux oreilles et à la tête. Il pressait le pas pour dépasser les camions, quand tout à coup, dans le fracas de la ferraille, il entendit prononcer son nom. Il s’arrêta et aperçut, non loin de lui, un militaire aux moustaches en pointe, au visage luisant, épanoui, qui, assis dans une voiture de remise, lui faisait un signe amical de la main et lui souriait en découvrant des dents d’une blancheur extraordinaire.

— Nekhludov ! Est-ce toi ?

La première impression de Nekhludov fut du plaisir.

— Tiens, Schenbok ! s’écria-t-il avec joie. Mais aussitôt il comprit qu’il n’y avait pas là matière à se réjouir.

C’était ce même Schenbok qui était venu jadis chez ses tantes. Nekhludov l’avait perdu de vue depuis longtemps, mais on lui avait dit que ce Schenbok, en dépit de ses dettes, après avoir quitté l’infanterie pour la cavalerie, continuait à vivre, par un moyen quelconque, sur le même pied que les gens riches. Sa mine satisfaite et épanouie confirmait ces racontars.

— Ah ! c’est heureux d’avoir mis la main sur toi ! Il n’y a plus personne en ville. Eh ! eh ! tu as vieilli, dit-il en descendant de voiture, et secouant ses épaules engourdies. C’est à ta démarche seulement que je t’ai reconnu. Eh bien ! on dîne ensemble ? Où trouve-t-on à manger convenablement chez vous ?

— Je ne sais si j’aurai le temps, répondit Nekhludov cherchant à se débarrasser de son camarade sans l’offenser. Et toi, que fais-tu ici ? lui demanda-t-il.

— Des affaires, mon cher ! Des affaires de tutelle. Car je suis tuteur ! J’administre les biens de Samanov. Tu le connais, ce richard ? Il est ramolli, et possède cinquante-quatre mille déciatines de terre ! ajouta-t-il avec fierté, comme s’il eût acquis lui-même toutes ces déciatines. Tout était dans un désordre épouvantable ! Toute la terre aux paysans, et ils ne payaient rien. Il y avait plus de quatre-vingt mille roubles d’arriéré. Eh bien ! en un an, j’ai changé tout cela ; et j’ai augmenté les revenus de 70 pour 100. Hein ? dit-il avec fierté.

Nekhludov se souvint alors d’avoir entendu dire que ce même Schenbok, qui lui-même avait dilapidé sa fortune et était criblé de dettes, grâce à quelque protection particulière, avait été choisi comme tuteur pour administrer la fortune d’un vieux richard, qui en avait dissipé une partie. Évidemment Schenbok vivait maintenant de cette tutelle.

« Comment me défaire de lui sans le froisser ? » se demandait Nekhludov, en regardant ce visage luisant, aviné, aux moustaches enduites de cosmétique, et en écoutant son bavardage de camarade bon enfant soucieux de bonne chère, et sa vantardise dans les affaires de tutelle.

— Eh bien ! alors, où dînons-nous ?

— C’est que je n’ai pas un moment, dit Nekhludov en regardant sa montre.

— Eh bien, ce soir, il y a des courses. Tu viendras ?

— Non, je n’irai pas.

— Mais si, viens. Je n’ai plus de chevaux à moi, mais je tiens pari pour ceux de Grichine. Tu t’en souviens ; il a une écurie superbe. Alors viens, et nous souperons ensemble.

— Non je ne pourrai pas souper, répondit Nekhludov avec un sourire.

— Mais voyons, qu’y a-t-il ? Enfin, où allais-tu de ce pas ? Veux-tu que je te conduise ?

— Je vais chez un avocat. Il habite ici, au coin de la rue, dit Nekhludov.

— Ah ! oui, tu t’occupes maintenant dans les prisons. Tu es devenu le chargé d’affaires des prisonniers. Les Kortchaguine m’en ont parlé, fit Schenbok en riant. Ils sont déjà partis. Allons, qu’y a-t-il ? Raconte-moi cela.

— Oui, oui, tout cela est vrai, répondit Nekhludov, mais je ne puis te le raconter dans la rue.

— Bon, bon ! Tu as toujours été un original. Alors tu viendras aux courses ?

— Non, je ne puis ni ne veux y aller. Ne m’en veuille pas, je te prie.

— T’en vouloir ! non. Et où es-tu descendu ? demanda-t-il. Et soudain son visage devint sérieux, son regard s’arrêta, les sourcils relevés. Il semblait évoquer un souvenir, et Nekhludov constata sur son visage la même expression stupide, remarquée, par la fenêtre du débit, chez l’homme aux sourcils soulevés et à la lèvre pendante. Quel froid, hein ?

— Oui, oui.

— Tu as les paquets ? demanda Schenbok au cocher. Allons, adieu. Je suis content de t’avoir rencontré, dit-il en serrant fortement la main de Nekhludov. Et il sauta dans sa voiture, agita sa large main gantée de blanc devant son visage luisant, et dans un sourire habituel montra ses dents d’une blancheur extraordinaire.

« Ai-je donc été ainsi ? » se demanda Nekhludov tout en s’acheminant chez l’avocat. « Pas tout à fait, peut-être ; mais c’était bien ainsi que je voulais être, et je pensais vivre toute ma vie de cette façon. »