Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 9

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 59-70).


IX

Le lendemain Nekhludov s’éveilla fort tard car il ne s’était endormi qu’au matin.

À midi, sept délégués des paysans, invités par le gérant, arrivèrent dans le verger où, sous les pommiers, étaient dressés une table et des bancs, faits de planches posées sur des pieux. On eut toutes les peines du monde à décider les paysans de garder leurs bonnets et de s’asseoir sur les bancs.

Avec une obstination particulière, l’ancien soldat, chaussé aujourd’hui de morceaux de toile propre et de lapti, tenait devant lui sa casquette déchirée, comme le font les mendiants.

Mais quand l’un d’eux, un vieillard à la large carrure, d’aspect vénérable, avec une longue barbe grise, frisée, comme celle du Moïse de Michel-Ange, et d’épais cheveux gris encadrant un front bruni par le soleil, eut remis son grand bonnet, boutonné son caftan neuf fait à la maison, et, arrivé au banc, s’assit, les autres suivirent son exemple. Quand tous furent installés, Nekhludov s’assit en face d’eux, et, s’appuyant sur les papiers posés sur la table, où était écrit son projet, il commença à l’exposer.

Soit parce qu’il y avait moins de paysans, soit parce qu’il était préoccupé non de soi, mais de son projet, Nekhludov n’éprouvait à présent aucun embarras. Involontairement il s’adressait d’une façon toute spéciale au grand vieillard à la barbe blanche frisée, attendant de lui l’approbation ou la critique. Mais l’idée que se faisait de lui Nekhludov était erronée. Le vénérable vieillard, approuvait d’un mouvement de sa belle tête de patriarche ou fronçait les sourcils, quand les autres semblaient désapprouver, mais, personnellement, il comprenait à grand’peine ce que disait Nekhludov, et ses compagnons devaient tout lui répéter, dans leur patois. Nekhludov était bien mieux compris du voisin du vieillard, un petit vieux, miséreux, presque imberbe et borgne, en poddiovka de nankin rapetassée, et chaussé de vieilles bottes éculées. Il était poêlier comme l’apprit ensuite Nekhludov. Cet homme accompagnait d’un mouvement de sourcil chaque effort qu’il faisait pour comprendre, et traduisait aussitôt, à sa manière, ce que disait Nekhludov. Un autre vieillard trapu, à barbe blanche, les yeux brillants, intelligents, ne manquait pas une occasion de placer des observations ironiques ou plaisantes en réponse aux paroles de Nekhludov, et, évidemment, en faisait parade. L’ancien soldat eût pu comprendre aussi de quoi il s’agissait s’il n’eût été abruti par l’esprit soldatesque et ne se fût embarrassé par l’usage du langage stupide des soldats. Un homme grand, avec une petite barbiche, le nez long, habillé d’un vêtement propre, fait chez lui, et chaussé de lapti neufs, qui parlait d’une voix de basse, était celui qui comprenait le mieux de quoi il s’agissait. Il comprenait tout et ne parlait qu’à propos. Quant aux deux autres vieillards, l’un d’eux était ce petit vieux édenté qui, la veille, à la réunion, avait crié : Non ! à toutes les propositions de Nekhludov. L’autre était un homme de haute taille, tout blanc, boiteux, avec un visage très bon, des jambes maigres entourées de toile en guise de chaussettes. Tous deux se taisaient presque tout le temps, bien qu’ils écoutassent très attentivement.

Nekhludov commença par exposer ses idées sur la propriété foncière.

— À mon avis, dit-il, on n’a pas le droit de vendre ni d’acheter la terre, car si l’on pouvait la vendre, ceux qui ont de l’argent achèteraient tout et prendraient à ceux qui n’en ont pas tout ce qu’ils voudraient : pour le droit de jouir de la terre ils prendraient de l’argent.

— C’est juste, fit l’homme au long nez, de sa voix de basse.

— Parfaitement bien ! approuva l’ancien soldat.

— Une femme prend un peu d’herbe pour les vaches, on l’empoigne, et en prison ! dit le bon et modeste vieillard.

— Nos terres sont à une distance de cinq verstes, et pas moyen d’en louer ; on en demande bien plus qu’on ne pourrait payer, ajouta le vieillard grincheux, édenté.

— On nous tord comme chanvre, au bon plaisir. C’est pire que la corvée ! appuya le paysan hargneux.

— Je pense comme vous, — dit Nekhludov ; et je considère comme un péché de posséder la terre. C’est pourquoi je veux vous la donner.

— Eh ! Eh ! Bonne affaire ! fit le vieillard aux boucles de Moïse, ayant évidemment compris que Nekhludov voulait affermer ses terres.

— Je suis venu pour cela : je ne veux plus posséder mes terres ; mais il faut réfléchir au moyen de s’arranger.

— Tu n’as qu’à les donner aux paysans, voilà tout ! dit le vieillard grognon, édenté.

Au premier moment, Nekhludov ressentit un certain trouble parce qu’il perçut dans ces paroles le doute en sa loyauté. Mais il se reprit aussitôt et profita de cette remarque pour exposer ce qu’il avait à dire.

— Je ne demande qu’à les donner, dit-il, mais à qui et comment ? À quels paysans ? Pourquoi plutôt à votre communauté qu’à celle de Déminskoié ?

C’était un village voisin presque dépourvu de terres.

Tous se turent, excepté l’ancien soldat qui prononça son : « Parfaitement bien ! »

— Eh bien, reprit Nekhludov, dites-moi comment vous feriez pour distribuer la terre aux paysans ?

— Comment nous ferions ? Un partage égal entre tous, dit le poêlier, en soulevant et abaissant les sourcils.

— Comment faire autrement ?

— Nous partagerions tout entre les paysans, continua le bon vieillard boiteux, aux bandelettes blanches.

Et tous approuvèrent cette décision, la jugeant satisfaisante.

— Mais comment entre tous ? demanda Nekhludov. Aux domestiques aussi ?

— Ah ! ça non ! fit l’ancien soldat, s’efforçant de sourire.

Mais le haut paysan réfléchi n’était pas de cet avis.

— Si l’on partage, il faut que ce soit également entre tous, déclara-t-il de sa voix basse, après avoir réfléchi.

— Cela n’est pas possible, dit Nekhludov qui avait préparé d’avance son objection. Si l’on partage entre tous, également, ceux qui ne travaillent pas et ne cultivent pas par eux-mêmes, accepteront leur part et la revendront aux riches ; et de nouveau ceux-ci accapareront toute la terre. La famille des cultivateurs se multiplierait, mais la terre étant déjà prise, les riches tiendraient de nouveau entre leurs mains ceux qui ont besoin de la terre.

— Parfaitement bien ! approuva l’ancien soldat.

— Défendre de vendre la terre, sauf à ceux qui cultivent eux-mêmes, fit le poêlier, interrompant avec irritation le soldat.

À cela Nekhludov objecta qu’il était impossible de contrôler si quelqu’un cultivait pour son propre compte ou pour celui d’autrui.

Alors le grand paysan réfléchi proposa, de son énergique voix de basse, la culture par artels, et que la terre soit donnée à qui la cultive, et rien aux autres.

À ce projet communiste, Nekhludov avait également un argument tout prêt, et objecta que tout le monde devrait alors avoir les mêmes charrues, les mêmes chevaux, fournir la même somme de travail ; ou bien encore que tout : chevaux, charrues, fléaux, que tout ce qu’ils possédaient devrait être mis en commun, et que pour cela, il fallait d’abord que tous fussent d’accord.

— Jamais ceux de chez nous ne se mettront d’accord là-dessus ! affirma le vieillard hargneux.

— Ce sera une bataille éternelle ! affirma le vieillard à la barbe blanche et aux yeux riants.

— Et puis, comment partager la terre d’après sa qualité ? ajouta Nekhludov. Pourquoi les uns auraient-ils du terreau et les autres de l’argile ou du sable ?

— Mais on partagerait chaque qualité pour que tous aient une part égale, dit le poêlier.

Nekhludov objecta qu’il ne s’agissait pas seulement de partager dans une communauté unique, mais partout, dans les différentes provinces. Si l’on donne gratuitement la terre aux paysans, pourquoi les uns auraient-ils de la bonne terre et les autres de la mauvaise ? Tous en voudront de la bonne.

— Parfaitement bien ! fit le soldat.

Les autres se taisaient.

— Vous voyez bien que ce n’est pas si simple que cela, dit Nekhludov. Et non seulement nous seuls mais plusieurs pensent à cette question. Il y a un Américain du nom de George. Eh bien ! voici ce qu’il a imaginé, et je suis de son avis.

— Tu es le maître, tu n’as qu’à la donner ; c’est ta volonté ; dit le vieillard hargneux.

Cette interruption troubla Nekhludov, mais il put constater, avec plaisir, qu’il n’était pas seul à la juger intempestive.

— Attends, oncle Sémion, laisse-le d’abord s’expliquer, dit de sa voix grave, imposante, le sage paysan.

Cela encouragea Nekhludov, et il commença à leur expliquer le projet de l’impôt unique, selon la théorie d’Henry George.

— La terre n’est à personne qu’à Dieu, dit-il.

— C’est juste ! Parfaitement ! approuvèrent plusieurs voix.

— Toute la terre doit être commune. Tous ont sur elle un droit égal. Mais il y a de la terre qui est bonne et d’autre qui l’est moins. Et chacun en voudrait de la bonne. Comment donc établir des parts égales ? Il faut que celui qui exploite une bonne terre paie, à ceux qui n’en ont pas, la valeur de la sienne, se répondit à lui-même Nekhludov. Mais comme il est difficile de décider quels sont ceux qui doivent payer, et à qui, comme l’argent est nécessaire aux besoins de la communauté, alors il faut convenir que quiconque possédera de la terre devra payer à la communauté, pour ses besoins, ce que vaut sa terre. Ainsi sera établie l’égalité. Tu veux posséder une terre : paie davantage pour une bonne que pour une qui l’est moins, tu ne veux pas de terre : alors tu ne paieras rien. Ceux-là seuls qui jouissent de la terre doivent payer l’impôt pour les besoins sociaux.

— C’est juste, opina le poêlier en remuant ses sourcils. Qui a la terre la meilleure paie plus cher !

— En voilà une tête, ce Georgea ! s’exclama le vieillard majestueux aux cheveux bouclés.

— Pourvu seulement que le prix ne dépasse pas nos moyens ! prononça de sa voix de basse le grand paysan, voyant où l’on voulait en venir.

— Le prix ne doit être ni trop élevé ni trop bas. Trop élevé, on ne peut le payer, et des pertes se produisent ; trop bas, chacun veut acheter des terres aux autres, et le trafic de la terre recommence. C’est ce que je voudrais établir chez vous.

— Ça c’est juste et raisonnable. Cela nous va ! répondirent les paysans.

— En voila une tête ! répéta le vieillard aux cheveux bouclés. Georgea ! Et dire qu’il a inventé tout cela !

— Et si je voulais aussi de la terre ? dit le gérant avec un sourire.

— S’il y en a de libre, vous pouvez la prendre et la cultiver, répliqua Nekhludov.

— Quel besoin en as-tu de la terre ? T’es déjà assez engraissé, dit le vieillard aux yeux riants.

Et sur ce la discussion se termina.

Nekhludov répéta de nouveau l’exposé de son projet, sans demander de réponse immédiate, et conseilla de ne la lui faire connaître qu’après s’être entendus avec la communauté.

Les paysans lui promirent d’en faire part à toute la communauté, et de lui faire savoir ce qui aurait été résolu ; puis ils prirent congé et s’éloignèrent très excités. On entendit longtemps sur la route les éclats de leurs voix animées et sonores. Et bien avant dans la soirée, elles retentissaient encore le long de la rivière du village.


Le lendemain les paysans ne travaillèrent point mais discutèrent l’offre du propriétaire. La communauté était divisée en deux camps : l’un tenait pour avantageuse et sans risques la proposition du seigneur ; l’autre flairait là une ruse, dont ils ne pouvaient comprendre le mobile, ce qui la leur faisait particulièrement redouter. Cependant, le surlendemain, tous se mirent d’accord pour accepter les conditions proposées, et ils vinrent chez Nekhludov lui annoncer l’acceptation de la communauté. Ce consentement avait été enlevé grâce à l’opinion exprimée par une vieille femme, qui dissipait toute crainte de duplicité. La vieille donnait pour motif à cet acte que Nekhludov commençait à penser à son âme et agissait ainsi pour son salut. Cette explication était confirmée encore par les nombreuses aumônes faites à Panovo par Nekhludov, qui, pour la première fois de sa vie, voyait de près la misère qu’offre la vie des paysans. Frappé de cette pauvreté, bien que jugeant déraisonnable de se démunir ainsi d’argent, il ne pouvait s’empêcher de le donner, d’autant plus qu’à Kouzminskoïé il avait reçu une somme assez ronde pour un bois vendu l’année précédente, et un à-compte sur la vente du cheptel.

Apprenant que le seigneur donnait de l’argent à qui lui en demandait, une foule de gens, principalement des femmes, était accourue pour lui demander assistance. Cela l’embarrassait fort, car il ne savait quoi faire, à qui donner et combien. Il ne se sentait pas le courage de refuser à de pauvres hères qui lui demandaient de l’argent dont il avait en abondance. D’autre part, il n’était guère sensé de le donner au hasard à n’importe quels mendiants.

Le dernier jour qu’il demeura à Panovo, Nekhludov monta dans la grande maison, pour examiner les objets qui y restaient. Dans le tiroir inférieur d’un chiffonnier d’acajou, orné d’anneaux de bronze jouant dans des gueules de lion (chiffonnier qui avait appartenu à l’une de ses tantes) il trouva beaucoup de lettres, et, parmi, la photographie d’un groupe : Sophie Ivanovna, Marie Ivanovna, lui-même, en étudiant, et Katucha, pure, fraîche, épanouie dans toute sa joie de vivre. De tous les objets qui se trouvaient dans la maison, Nekhludov ne prit que ces lettres et cette photographie. Tout le reste, grâce à l’intervention du souriant gérant, il le céda au meunier, qui au dixième de leur valeur, acheta pour la démolir la maison et tous les meubles.

Maintenant, au souvenir des regrets qu’il avait ressentis à Kouzminskoïé, en renonçant à ses propriétés, Nekhludov fut stupéfait d’avoir pu éprouver un pareil sentiment ; à présent une joie ininterrompue de délivrance, unie au charme de la nouveauté, telle que doit la ressentir l’explorateur découvrant une terre nouvelle, l’envahissait.