Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 402-406).


XIII

Le poêle était chaud, le thé versé dans les verres et les tasses et blanchi de lait ; les craquelins étaient préparés aussi avec le pain frais de froment, les œufs durs, le beurre, de la tête de veau et des pieds de veau. Tous s’étaient rapprochés de la couchette qui servait de table, et l’on buvait, mangeait, bavardait. Rantzeva, assise sur une caisse, servait le thé. Tous les autres s’étaient groupés autour d’elle, à l’exception de Kriltsov, qui ayant ôté son manteau mouillé et s’étant enveloppé d’un plaid sec, était resté couché à sa place et causait avec Nekhludov.

Après le froid et l’humidité de la route, après la saleté, le désordre qu’ils avaient trouvés en arrivant ici, après les peines qu’on avait eues pour mettre tout en ordre, après la nourriture et le thé chaud, tout le monde était d’une humeur joyeuse et bienveillante.

Le fait que de l’autre côté du mur arrivaient les bruits des pas, les cris, les jurons des condamnés de droit commun, leur rappelait ce qui se passait autour d’eux et augmentait encore davantage la sensation de l’intimité. Comme pendant un arrêt en pleine mer, ces hommes se sentaient, pour un instant, à l’abri des vagues d’humiliations et de souffrances qui les entouraient, et, par suite, se trouvaient dans un état d’exaltation qui élevait leur esprit. Ils parlaient de tout, sauf de leur situation et de ce qui les attendait. En outre, comme cela arrive toujours entre de jeunes hommes et de jeunes femmes, surtout quand ils sont forcés de vivre ensemble, comme c’était leur cas, entre eux naissaient et se développaient des liaisons sentimentales. Tous, ou presque tous, étaient amoureux. Novodvorov était amoureux de la jolie et souriante Grabetz. C’était une jeune étudiante, fort peu réfléchie, et parfaitement indifférente aux questions révolutionnaires. Mais elle avait suivi l’influence de son temps, s’était compromise dans une affaire quelconque, et avait été condamnée à la déportation. Et de même qu’en liberté le principal intérêt de sa vie était de plaire aux hommes, de même elle avait continué pendant les interrogatoires, en prison, et en déportation. À présent elle était heureuse parce que Novodvorov était amoureux d’elle et qu’elle-même était amoureuse de lui. Vera Efrémovna, très inflammable, mais qui n’inspirait point l’amour, ne perdait cependant pas espoir : elle était éprise tantôt de Nabatov, tantôt de Novodvorov. C’était aussi quelque chose comme de l’amour qu’éprouvait Kriltsov pour Marie Pavlovna : il l’aimait comme les hommes aiment les femmes, mais, connaissant les idées de la jeune fille sur l’amour, il lui cachait très habilement son sentiment sous les dehors de l’amitié et de la reconnaissance pour les soins si tendres dont elle le comblait. Nabatov et Rantzeva étaient liés par des sentiments amoureux très compliqués. De même que Marie Pavlovna était une jeune fille absolument chaste, de même Rantzeva était une femme mariée absolument chaste.

À seize ans, étant encore au lycée, elle s’était éprise de Rantzev, alors étudiant à l’Université de Pétersbourg. À dix-neuf ans elle l’avait épousé, lui étant encore à l’université. Au courant de sa quatrième année, son mari avait été mêlé à des troubles universitaires ; expulsé de Pétersbourg, il devint révolutionnaire. Pour l’accompagner elle avait dû abandonner les cours de médecine qu’elle suivait, et elle aussi était devenue révolutionnaire. Si son mari n’avait pas été à ses yeux le meilleur et le plus intelligent de tous les hommes, elle ne l’eût point aimé, mais l’ayant épousé parce qu’elle le trouvait le meilleur et le plus intelligent des hommes, elle avait naturellement envisagé la vie et le but de la vie, au même point de vue que le meilleur et le plus intelligent des hommes. Lui, d’abord, avait vu dans l’étude le but de la vie ; elle l’avait comprise de même. Puis il était devenu révolutionnaire, elle était devenue révolutionnaire. Elle pouvait démontrer parfaitement que le régime actuel est détestable, que le devoir de chacun est de lutter contre ce régime pour essayer de le remplacer par le régime politique et économique qui permettra à la personnalité humaine de se développer librement, etc., etc. Et elle croyait sincèrement qu’elle pensait et sentait ainsi, mais en réalité, elle pensait uniquement que les idées de son mari étaient la vérité même, et elle ne cherchait qu’une chose : cette communion d’âme complète entre elle et son mari, qui seule lui donnait une satisfaction morale.

La séparation d’avec son mari et son enfant, que sa mère avait pris, lui avait été cruelle. Mais elle la supportait avec calme et fermeté, sachant qu’elle la supportait et pour son mari et pour une cause certainement juste, puisqu’il la servait. En pensée elle restait toujours avec son mari ; et de même qu’elle n’avait jamais aimé personne avant lui, maintenant elle ne pouvait aimer personne autre que lui. Mais l’affection dévouée et pure de Nabatov la touchait et l’émouvait. Lui, homme moral et fort, ami de son mari, s’efforçait de la traiter en sœur, mais dans ses rapports avec elle se glissait quelque chose de plus, et ce quelque chose les effrayait tous deux, et, en même temps, adoucissait leur vie présente, si pénible.

Ainsi, dans ce groupe, seuls Marie Pavlovna et Kondratiev étaient libres de toute préoccupation amoureuse.