Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 407-410).


XIV

Attendant de pouvoir s’entretenir en particulier avec Katucha, comme il le faisait d’ordinaire après le thé et le souper en commun, Nekhludov était assis près de Kriltsov et causait avec lui. Entre autres choses, il lui raconta la communication que lui avait faite Makar, et l’histoire de son crime. Kriltsov l’écoutait avec attention, ses yeux brillants fixés sur Nekhludov.

— Oui, dit-il tout à coup, une pensée me préoccupe souvent : ainsi, nous marchons côte à côte avec eux, ces mêmes hommes pour lesquels nous allons au bagne ! Et cependant, non seulement nous ne les connaissons pas, mais nous ne cherchons même pas à les connaître. Et eux, c’est pire encore : ils nous haïssent et nous considèrent comme leurs ennemis. Voilà ce qui est affreux !

— Il n’y a là rien d’affreux ! se mit à dire Novodvorov qui avait écouté la conversation. Toujours les masses ne respectent que le pouvoir, poursuivit-il de sa voix sonore. C’est le gouvernement qui a le pouvoir, elles l’adorent et nous haïssent ; demain, si nous sommes au pouvoir, c’est nous qu’elles adoreront…

Au même instant on entendit derrière le mur, des jurons, une bousculade de gens qui se heurtaient contre le mur, des bruits de chaînes, des cris aigus. On battait quelqu’un ; on appelait au secours.

— Les voilà bien, les brutes ! Quelle communion pourrait-il exister entre elles et nous ? dit tranquillement Novodvorov.

— Des brutes dis-tu ? Voici justement ce que Nekhludov vient de me raconter, dit Kriltsov d’un ton irrité, en répétant comment Makar avait risqué sa vie pour sauver un de ses compagnons. Ceci n’est pas de la bestialité, mais un acte héroïque !

— Sentimentalité ! fit ironiquement Novodvorov. Il nous est difficile de comprendre les pensées de ces gens-là et les motifs de leurs actes. Tu vois de l’héroïsme où il n’y a peut-être que de la haine pour un autre forçat.

— Comment ne veux-tu voir chez les autres rien de bon ? s’écria tout à coup, avec ardeur, Marie Pavlovna. (Elle tutoyait tout le monde.)

— On ne peut voir ce qui n’existe pas.

— Comment cela n’existe pas, quand l’homme s’expose à une mort affreuse ?

— J’estime, dit Novodvorov, que si nous voulons accomplir notre œuvre, la première condition pour cela, (Kondratiev avait laissé le livre qu’il lisait, près de la lampe, pour écouter attentivement son maître), c’est de bannir les chimères et de voir les choses telles qu’elles sont. Il faut tout faire pour le peuple et ne rien attendre de lui. Le peuple doit être l’objet de notre activité, mais il ne peut être notre collaborateur tant qu’il demeurera dans son état présent d’inertie, commença-t-il comme s’il faisait une conférence. C’est pourquoi il est complètement illusoire d’espérer son concours tant que son évolution, cette évolution à laquelle nous le préparons, ne sera pas accomplie.

— Quelle évolution ? demanda Kriltsov, s’empourprant tout-à-coup. Nous affirmons être contre l’arbitraire et le despotisme et n’est-ce pas là le despotisme le plus terrible ?

— Je ne vois là aucun despotisme, répondit sans s’émouvoir Novodvorov. Je dis seulement que je connais la voie que doit suivre le peuple et que je puis lui indiquer cette voie.

— Mais comment sais-tu que cette voie que tu lui indiques est la bonne ? N’est-ce pas le même despotisme qui engendra aussi bien l’Inquisition que les massacres de la Révolution française ? Ils connaissaient aussi, d’après leur science, la véritable et unique voie !

— Le fait qu’ils se sont trompés ne prouve pas que je me trompe aussi. Et puis il y a une grande différence entre les bafouillages des idéologues et les données positives de la science économique.

La voix de Novodvorov remplissait toute la salle. Lui seul parlait, les autres se taisaient.

— Ils discutent toujours ! dit Marie Pavlovna quand il s’arrêta une minute.

— Et vous, qu’en pensez-vous ? demanda Nekhludov à Marie Pavlovna.

— Je crois qu’Anatole a raison, et que nous n’avons pas le droit d’imposer nos vues au peuple.

— Et vous Katucha ? demanda Nekhludov avec un sourire et la crainte qu’elle ne dise ce qu’il ne fallait pas dire.

— Je pense que le pauvre peuple est offensé, dit-elle en rougissant. Il est trop offensé, le pauvre peuple.

— Très juste, Mikhaïlovna, très juste ! dit Nabatov. On l’offense rudement le peuple ! Et il ne faut plus qu’il en soit ainsi. Là est notre œuvre.

— Une étrange conception des missions révolutionnaires ! fit Novodvorov, qui se mit à fumer avec humeur.

— Je ne puis pas causer avec lui, dit Kriltsov à voix basse ; et il se tut.

— Et il vaut mieux ne pas discuter, ajouta Nekhludov.