Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 18

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 427-432).


XVIII

Quand Nekhludov, à la suite de Katucha, revint dans la salle des hommes, il les trouva tous en émoi. Nabatov, qui allait partout, s’informait de tout, observait tout, venait d’apporter une nouvelle qui avait stupéfié tous ses compagnons. Cette nouvelle était celle-ci : il avait découvert sur un mur un mot écrit par le révolutionnaire Petline, condamné aux travaux forcés. Tous croyaient Petline depuis longtemps à Kara ; et voici que l’on apprenait son récent passage, ici même, seul dans un convoi de condamnés de droit commun.

« 17 août, était-il écrit. Je suis seul emmené avec les condamnés de droit commun. Neverov était avec moi mais il s’est pendu à Kazan, dans l’asile des fous. Moi je me porte bien, j’ai du courage, et j’ai bon espoir. »

Tous discutaient la situation de Petline et les motifs du suicide de Neverov. Kriltsov l’air recueilli se taisait et regardait fixement devant lui, de ses yeux brillants.

— Mon mari m’a dit que Neverov avait déjà des hallucinations à Petropavlovskaia, dit Rantzeva.

— Oui, un poète, un rêveur ! Ces hommes-là ne peuvent supporter l’isolement, remarqua Novodvorov. Moi, quand on me mettait au secret, je ne permettais pas à mon imagination de travailler, et je me faisais un emploi du temps des plus systématiques. Aussi ai-je très bien supporté tout.

— Eh ! que ne supporte-t-on pas ? Moi, souvent, j’ai même été heureux d’être en prison ! s’écria Nabatov de sa voix énergique, s’efforçant évidemment de dissiper les sombres pensées de ses compagnons. Autrement, on craint toujours quelque chose, ou d’être pris soi-même, ou d’entraîner les autres et de compromettre la cause. Une fois enfermé, on n’est plus responsable de rien ! On peut se reposer. Il n’y a plus qu’à rester tranquille et fumer.

— Tu l’as connu intimement ? demanda Marie Pavlovna à Kriltsov, en remarquant avec inquiétude son visage bouleversé.

— Neverov, un rêveur ! fit Kriltsov, suffocant tout à coup, comme après avoir longtemps crié ou chanté. Neverov était un homme, selon l’expression de notre portier, comme la terre en produit peu. Oui… c’était un homme transparent comme le cristal, on voyait au travers. Oui… incapable non seulement de mentir mais même de feindre ; et un épiderme si fin, qu’il était comme écorché, les nerfs à nu. Oui… Une nature complexe, riche. Pas comme… Mais à quoi bon parler !… Il se tut un instant. Nous discutons pour savoir ce qui vaut le mieux, ajouta-t-il d’un ton amer et irrité, s’il faut instruire le peuple et changer ensuite les formes de sa vie, ou commencer d’abord par changer celles-ci ; puis nous demandons comment lutter : par la propagande pacifique ou par le terrorisme ? Nous discutons, oui ! Tandis qu’eux ils ne discutent pas ; ils savent ce qu’ils font. Ils ne s’inquiètent pas de savoir si des dizaines et des centaines d’hommes doivent être sacrifiés ou non, et quels hommes ! Au contraire, ils pensent que les meilleurs doivent périr. Oui, Herzen disait que la proscription des Décembristes a eu pour effet d’abaisser le niveau social. Certainement on l’a abaissé ! Ensuite on a retiré de la circulation Herzen lui-même et ses compagnons. Au tour des Neverov, à présent…

— On ne les supprimera pas tous ! dit Nabatov de sa voix puissante. Il en restera toujours pour en engendrer d’autres.

— Non, il n’en restera pas, si nous les plaignons, s’écria Kriltsov en élevant la voix, et ne se laissant pas interrompre. Donne-moi une cigarette.

— Mais tu n’es pas bien, Anatole, lui dit Marie Pavlovna. Je t’en prie, ne fume pas.

— Ah ! laisse-moi ! fit-il avec colère ; et il alluma la cigarette, mais aussitôt il se remit à tousser et sentit comme une nausée. Après avoir craché il continua : Non, nous n’avons pas fait ce qu’il fallait. Non pas cela. Assez de discussions : nous devons tous nous unir… et les anéantir !

— Mais eux aussi sont des hommes, observa Nekhludov.

— Non, ce ne sont pas des hommes ceux qui peuvent faire ce qu’ils font !… Voilà, on dit qu’on vient d’inventer des bombes et des ballons. Eh bien ! monter en ballon et les saupoudrer de bombes, comme des punaises, jusqu’à ce que tous soient exterminés !… Oui… Parce que… commença-t-il, mais son visage devint tout rouge, il eut une quinte de toux plus violente encore, et le sang jaillit de sa bouche.

Nabatov courut chercher de la neige. Marie Pavlovna prépara des gouttes de valériane qu’elle lui présenta. Mais lui, les yeux fermés, repoussant la jeune fille de sa main maigre et blanche, essayait de rattraper son souffle. Quand la neige et l’eau froide l’eurent un peu calmé et qu’on l’eut mis au lit pour la nuit, Nekhludov prit congé de tous et gagna la sortie avec le sous-officier qui était venu le chercher et l’attendait depuis longtemps.

Les condamnés de droit commun s’étaient calmés et la plupart dormaient. Bien que dans les salles les prisonniers s’étaient couchés les uns sur les lits, les autres dessous et entre les couchettes, beaucoup n’avaient pu se caser et s’étaient étendus par terre, dans le corridor, la tête sur leurs sacs et couverts de leurs capotes humides. Dans les salles et le couloir résonnaient des ronflements, des gémissements, des paroles prononcées en rêve. Partout on apercevait des tas de figures humaines cachées sous les capotes. Seuls ne dormaient pas, dans la salle des célibataires, quelques hommes groupés dans un coin, autour d’un bout de bougie, qu’ils éteignirent quand ils aperçurent le soldat ; et, dans le corridor, près de la lampe, un vieillard assis nu, cherchait la vermine dans sa chemise. L’air empesté du local des condamnés politiques semblait pur en comparaison de la puanteur fétide qui régnait ici. La lampe fumeuse brûlait comme dans une buée, et il était difficile de respirer. Pour marcher dans le corridor sans accrocher du pied quelque dormeur, il fallait chercher une place vide et y mettre le pied, puis chercher un autre endroit pour le pas suivant. Trois hommes, qui n’avaient pu trouver place même dans le corridor, s’étaient couchés dans l’entrée, près du cuveau, d’où suintait un liquide infect. L’un d’eux, un vieillard, était un idiot que Nekhludov avait souvent rencontré durant le trajet. Un autre, un enfant de dix ans, était couché entre les deux prisonniers, sur la jambe de l’un d’eux, et la main à plat sous la joue. Quand il eut franchi les portes, Nekhludov s’arrêta et aspira longuement, à pleins poumons, l’air glacé.