Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 433-441).


XIX

Le ciel s’était étoilé. La boue gelée était à demi durcie par endroits ; Nekhludov ayant regagné son auberge frappa à la fenêtre noire ; un garçon aux larges épaules, nu-pieds, vint lui ouvrir la porte et le fit entrer dans le vestibule. À droite, on entendait le ronflement bruyant des charretiers, dans la salle commune ; devant, à travers la porte donnant sur la cour, arrivait le bruit de mâchoires de chevaux mangeant l’avoine ; à gauche était la porte de la salle des voyageurs. Là s’exhalait une odeur d’absinthe séchée et de sueur et l’on entendait, derrière la cloison, le ronflement régulier de puissants poumons ; dans un petit pot de verre rouge, une veilleuse brûlait devant les icônes. Nekhludov se dévêtit, étendit son plaid sur le divan, prit son oreiller de cuir et se coucha en se remémorant tout ce qu’il avait vu et entendu dans le cours de cette journée. De tout ce que Nekhludov avait vu aujourd’hui, le plus terrible lui paraissait être le gamin dormant sur les ordures qui suintaient du cuveau, la tête appuyée sur la jambe du prisonnier.

Malgré l’inattendu et l’importance de son entretien avec Simonson et avec Katucha, il ne s’y arrêtait pas, son rôle en cette affaire était trop compliqué et trop confus ; c’est pourquoi il en chassait la pensée. Mais il se rappelait d’autant plus nettement ces malheureux étouffant dans cet air méphitique, étendus pêle-mêle dans ce liquide échappé du cuveau puant, et surtout cet enfant au visage innocent, couché sur la jambe du forçat. Ce spectacle ne lui sortait pas de l’esprit.

Autre chose est de savoir que quelque part, loin, des hommes en torturent d’autres en les soumettant à toutes sortes de dépravations, d’humiliations inhumaines et de souffrances, et autre chose d’assister incessamment, durant trois mois, chaque jour, au spectacle de cette torture. C’est autre chose et Nekhludov s’en apercevait. Plus d’une fois, pendant ces trois mois, il s’était demandé : « Est-ce moi qui suis fou, et qui vois ce que les autres ne voient pas, ou bien est-ce les autres, ceux qui font ce que je vois, qui sont fous ? » Mais ces hommes commettaient avec une telle assurance ces actes qui l’étonnaient et l’effrayaient ; ils paraissaient si convaincus, non seulement de la nécessité de leurs actes, mais de l’utilité et de l’importance de leur œuvre, qu’il était difficile d’admettre que tous fussent fous ; et, d’autre part, il ne pouvait croire à sa propre folie, car il avait conscience de la clarté de sa pensée. Aussi ne savait-il que résoudre.

Ce que Nekhludov avait vu durant ces trois mois se présentait à lui sous la forme suivante : parmi les hommes qui vivent en liberté, on choisit, avec l’aide des tribunaux et de l’administration, ceux qui sont les plus vifs, les plus ardents, les plus impressionnables, les mieux doués, les plus forts, les moins rusés et les moins prudents, et ces hommes, nullement plus coupables et plus dangereux pour la société que ceux qu’on laisse en liberté, premièrement, on les arrête, on les enferme dans les prisons, dans les étapes, les bagnes, où on les maintient des mois, des années, dans une oisiveté complète, dans l’insouciance de la vie matérielle, loin de la nature, de la famille, du travail, c’est-à-dire en dehors de toutes les conditions naturelles et morales de la vie. Deuxièmement, dans ces divers établissements, ces hommes sont soumis à toutes sortes d’humiliations inutiles : chaînes, têtes rasées, vêtements dégradants ; c’est-à-dire qu’on leur enlève le principal moteur de la vie morale des faibles : le souci de l’opinion publique, la honte, le sentiment de la dignité humaine. Troisièmement, leur vie étant constamment menacée, sans parler des cas exceptionnels tels que les insolations, les noyades, l’incendie, les maladies épidémiques, les mauvais traitements, si fréquents dans les lieux de détention, ils se trouvent dans cet état où l’homme le meilleur, le plus moral, commet, par instinct de conservation, les actes les plus cruels et les excuse chez les autres. Quatrièmement, ces hommes sont obligés de subir la promiscuité de créatures exceptionnellement perverties surtout par ces mêmes institutions : des débauchés, des assassins, des malfaiteurs, qui agissent comme le levain dans la pâte sur tous ces hommes encore incomplètement dépravés par les moyens répressifs employés à leur égard. Cinquièmement, à tous ces hommes qui ont subi ce traitement, on inculque par les moyens les plus convaincants, c’est-à-dire par les actes les plus cruels exercés sur eux-mêmes : par le martyre des enfants, des femmes, des vieillards ; par la bastonnade, par les primes accordées à ceux qui aident à capturer les fuyards ; par la séparation des époux et l’union forcée des femmes avec des hommes étrangers ; par la fusillade, par la pendaison, par tout cela on leur inculque de la façon la plus convaincante que les violences, les cruautés de toutes sortes, non seulement ne sont pas interdites mais même sont autorisées par le gouvernement quand cela lui est avantageux. Par conséquent cela doit être d’autant plus permis à ceux qui subissent le joug, la misère et le malheur.

On dirait que ces institutions ont été inventées exprès pour amener tout le vice, toute la dépravation à un degré qu’ils n’eussent pu atteindre dans toute autre condition, et cela afin de les répandre ensuite sur une vaste échelle, parmi tout le peuple. « Il semble qu’on se soit posé ce problème : trouver le moyen le meilleur et le plus sûr pour dépraver le plus grand nombre possible d’hommes », songeait Nekhludov en réfléchissant à tout ce qui se passait dans les prisons et les étapes. Des centaines de milliers d’êtres sont amenés chaque année au plus haut degré de corruption, et quand ils sont tout à fait dépravés, on les relâche, afin qu’ils répandent dans les couches populaires la dépravation acquise dans les prisons.

Dans les prisons de Tumène, d’Ekaterinebourg, de Tomsk, et dans les étapes, Nekhludov avait vu avec quel succès est atteint ce but que semble poursuivre la société. Des créatures simples, ordinaires, pénétrées des principes habituels de la morale sociale russe, paysanne, chrétienne, abandonnaient ces notions, et, dans les prisons, en acquéraient de nouvelles, consistant surtout à reconnaître comme légitimes et profitables toutes humiliations et toutes violences infligées à une créature humaine. Les hommes qui avaient vécu en prison avaient acquis cette conviction : qu’étant donné les traitements qu’ils subissaient, toutes les lois morales de respect et de compassion envers l’homme, professées par les maîtres ecclésiastiques et les moralistes, sont en réalité abrogées et qu’ils n’ont pas à s’y soumettre. Nekhludov avait observé cela chez tous les prisonniers qu’il connaissait : chez Fedorov, chez Makar et même chez Tarass qui, après deux mois de la vie des étapes, avait stupéfait Nekhludov par l’immoralité de ses raisonnements. En route Nekhludov apprit également que les prisonniers qui s’enfuient dans les marécages entraînent avec eux des compagnons qu’ils tuent et se nourrissent de leur chair. Il avait vu de ses yeux un homme accusé de cette monstruosité et l’avouer. Et le plus terrible, c’est que ce cas d’anthropophagie n’était pas isolé mais se répétait constamment.

Seule une culture particulière du vice, comme elle se pratique par ces institutions, avait pu amener un Russe à l’état auquel était arrivé le vagabond, précurseur de toute la nouvelle doctrine de Nietszche, qui considérait que tout est possible, que rien n’est interdit, et qui répandait cette doctrine d’abord parmi les prisonniers, et ensuite dans le peuple.

L’unique explication de tout ce qui se faisait pouvait être le désir d’enrayer les crimes, d’effrayer, de corriger, et de venger légalement, ainsi qu’on l’écrit dans les livres. Mais en réalité, rien de tout cela n’existait. Au lieu de limiter les crimes, on ne faisait que les propager ; au lieu d’intimider on ne faisait qu’encourager les criminels dont beaucoup, par exemple les vagabonds, se constituaient volontairement prisonniers ; au lieu de corriger, on développait la contagion systématique de tous les vices. Et quant au désir de la vengeance, non seulement il n’était pas apaisé par les punitions légales, mais on le faisait naître dans le peuple là où il n’existait pas.

« Mais alors pourquoi font-ils tout cela ? » se demandait Nekhludov ; et il ne trouvait point de réponse.

Ce qui l’étonnait le plus, c’est que tout cela ne se faisait point par hasard, par malentendu, exceptionnellement, mais que cela se faisait toujours, depuis des centaines d’années, avec cette seule différence, que jadis on arrachait aux prisonniers les narines, qu’on leur coupait les oreilles, qu’on les marquait au fer rouge, qu’on les traînait sur des tringles de fer, tandis que maintenant on leur mettait des menottes et les conduisait à la vapeur et non sur des charrettes. Les fonctionnaires prétendaient que les faits dont s’indignait Nekhludov tenaient à l’imperfection des lieux de détention et de déportation, et que tout cela pouvait être amélioré par la création de prisons mieux agencées ; mais cette explication ne satisfaisait point Nekhludov, car il sentait que tout ce qui le révoltait ne provenait pas de l’aménagement plus ou moins confortable des lieux de détention. Il avait lu qu’il existait des prisons perfectionnées, à sonneries électriques, et l’électrocution recommandée par Tarde ; mais ces violences perfectionnées l’indignaient encore davantage.

Ce qui, surtout, révoltait Nekhludov. c’est que dans les tribunaux, dans les ministères, des hommes recevaient de fortes sommes, extorquées au peuple, simplement pour lire dans des livres écrits par des fonctionnaires comme eux, et pour le même motif, un article correspondant à chaque acte contraire aux lois qu’ils ont écrites, en vertu duquel article ils envoient des hommes quelque part où ils ne les voient plus et où ceux-ci, abandonnés au plein pouvoir de chefs, de surveillants, de soldats cruels et abrutis, périssent par millions, moralement et physiquement.

Mieux renseigné sur les prisons et les étapes, Nekhludov avait pu s’apercevoir que tous les vices qui se développent parmi les prisonniers : l’ivrognerie, le jeu, la cruauté et tous les effroyables crimes commis par eux, y compris l’anthropophagie, ne sont nullement dus au hasard ou à la dégénérescence du type criminel, à la monstruosité, comme le prétendent au profit du gouvernement les savants bornés, mais qu’ils sont la conséquence fatale d’une erreur inexplicable qui consiste à croire que des hommes en peuvent punir d’autres. Nekhludov comprenait que l’anthropophagie commence non dans le marécage, mais dans les ministères, dans les comités et les bureaux dont le marécage n’est que le couronnement. Il s’apercevait que son beau-frère, par exemple, comme d’ailleurs tous les magistrats, les fonctionnaires, depuis l’huissier jusqu’au ministre, se soucient fort peu de la justice ou du bien du peuple, dont ils parlent, mais que tous ne veulent que les roubles qu’on leur paie pour accomplir l’œuvre d’où résultent toute cette dépravation et toute cette souffrance. Cela était trop évident.

« Est-il possible que tout cela ne soit que la conséquence d’un malentendu ? Ne pourrait-on assurer à tous ces fonctionnaires leurs traitements et même leur donner une gratification pour qu’ils ne fassent pas ce qu’ils font ? » se demandait Nekhludov. Ainsi songeant, après le deuxième chant du coq, malgré les puces qui, au moindre choc, jaillissaient autour de lui comme d’une fontaine, il s’endormit profondément.