Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 20

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 442-448).


XX

Quand Nekhludov se réveilla, les charretiers étaient partis depuis longtemps ; l’hôtesse, qui buvait son thé, essuya de son mouchoir son gros cou en sueur et entra lui dire qu’un soldat de l’escorte avait apporté un billet. Le billet était de Marie Pavlovna. Elle écrivait que la crise de Kriltsov était plus sérieuse qu’on ne l’avait cru. « D’abord nous voulions le laisser ici et rester avec lui, mais on ne nous l’a pas permis ; nous l’emmenons donc avec nous, mais nous craignons tout. Tâchez, une fois à la ville, d’obtenir, si on l’y laisse, qu’on autorise quelqu’un de nous à y rester avec lui. Si, pour cela, il était nécessaire de l’épouser, bien entendu, je suis prête à le faire. »

Nekhludov envoya le garçon de l’auberge au relais de poste pour faire atteler les chevaux, et se hâta de préparer ses bagages. Il n’avait pas fini de boire son second verre de thé quand la troïka de poste, les clochettes sonnantes et les roues résonnant sur la boue durcie comme de la pierre, s’arrêta devant le perron. Après avoir réglé sa note à l’hôtesse au gros cou, Nekhludov quitta vivement l’auberge et monta dans la voiture en donnant l’ordre d’aller le plus vite possible, afin de rattraper le convoi. Et de fait, non loin du village, il rejoignit les charrettes chargées des sacs et des malades, s’avançant sur la boue glacée qui commençait à dégeler. (Il n’y avait pas d’officier ; il était parti en avant.) Les soldats, qui avaient certainement bu, bavardaient gaiement, en marchant derrière et sur les deux côtés de la route. Les charrettes étaient en grand nombre. Dans chacune de celles de devant, se trouvaient entassés, six par six, les condamnés de droit commun impotents, et dans chacune des trois dernières, trois condamnés politiques. Dans la toute dernière, il y avait Novodvorov, Grabetz et Kondratiev ; dans la deuxième, Rantzeva, Nabatov et la femme souffrant de rhumatismes, à qui Marie Pavlovna avait cédé sa place. Dans la troisième, sur du foin et des oreillers, était étendu Kriltsov. Marie Pavlovna était assise près de lui, sur le rebord. Nekhludov arrêta sa voiture près de celle de Krilstov et s’approcha de lui. Un des soldats de l’escorte, qui avait bu beaucoup, agita le bras, mais ce geste n’arrêta pas Nekhludov, il s’approcha davantage de la charrette, marchant à côté et la main appuyée contre le rebord.

Kriltsov en pelisse courte et en bonnet d’astrakan, la bouche bandée d’un mouchoir, semblait encore plus pâle et plus maigre. Ses beaux yeux paraissaient particulièrement grands et brillants. Sans cesse secoué par les cahots, il ne quittait pas des yeux Nekhludov, et quand celui-ci s’informa de sa santé, il se borna à fermer les yeux et à tourner la tête d’un air mécontent. On voyait que toute son énergie se dépensait à supporter les cahots de la charrette. Marie Pavlovna était assise à l’autre extrémité. Elle échangea avec Nekhludov un regard significatif qui exprimait toute son inquiétude sur l’état de Kriltsov, mais elle dit aussitôt d’un ton naturel et assez haut pour que sa voix dominât le bruit de roues :

— L’officier a dû avoir honte ! On a enlevé les menottes à Bouzovkine. Il porte lui-même sa fillette, et avec lui marchent Katia, Simonson, et, à ma place, Verotchka.

Kriltsov prononça quelques paroles indistinctes, en désignant Marie Pavlovna, puis, fronçant les sourcils, et, visiblement, retenant sa toux, il hocha la tête. Nekhludov approcha son oreille pour mieux entendre. Alors Kriltsov dégagea sa bouche du foulard et murmura :

— Maintenant, c’est beaucoup mieux ! Pourvu que je ne prenne pas froid !

Nekhludov inclina la tête en signe d’assentiment et échangea un regard avec Marie Pavlovna.

— Eh bien ! Où en est le problème des trois corps ? murmura Kriltsov en souriant péniblement. Solution difficile ?

Nekhludov ne comprit pas, mais Marie Pavlovna lui expliqua qu’il s’agissait du fameux problème concernant les relations des trois corps : le soleil, la lune et la terre, et que Kriltsov, en plaisantant, avait imaginé de comparer à ce problème les relations existant entre Nekhludov, Katucha et Simonson. Kriltsov confirma d’un signe de tête l’exactitude de l’explication de Marie Pavlovna.

— La solution ne dépend pas de moi, dit Nekhludov.

— Avez-vous reçu mon billet ? Le ferez-vous ? demanda Marie Pavlovna.

— Certainement, répondit Nekhludov. Puis, voyant le mécontentement réapparaître sur le visage de Kriltsov, il rejoignit sa voiture, y monta et se tint aux deux rebords, à cause des secousses de la chaussée non pavée. Il s’efforça de dépasser le convoi des capotes grises et des pelisses des prisonniers qui allaient deux par deux, et qui s’échelonnait sur une étendue d’une verste. De l’autre côté de la route, Nekhludov reconnut le fichu bleu de Katucha, le paletot noir de Véra Efrémovna, la veste et le bonnet de tricot de Simonson ainsi que ses bas de laine blanche, encerclés de courroies, comme des sandales. Il marchait à côté des femmes et causait avec animation.

En apercevant Nekhludov, les femmes le saluèrent, et Simonson souleva son bonnet d’un air solennel. Nekhludov, n’ayant rien à leur dire, les dépassa sans arrêter son cocher.

Quand la voiture se trouvait sur la route unie, le cocher accélérait l’allure, mais il devait s’en écarter à chaque instant pour contourner les chariots qui avançaient de chaque côté de la route.

Le chemin, creusé de profondes ornières, traversait une épaisse forêt de bouleaux et de mélèzes, dont les feuilles, prêtes à tomber, se revêtaient de couleur de sable. À mi-chemin la forêt cessa ; des deux côtés apparurent des champs, puis les croix d’or et les coupoles d’un monastère. La journée promettait d’être belle ; les nuages se dissipèrent ; le soleil se leva au-dessus de la forêt, et le feuillage humide, et les flaques d’eau, et les coupoles et les croix de l’église se mirent à scintiller sous ses rayons. Devant, à droite, dans le lointain violet, des montagnes apparurent. La troïka entra dans un grand village, précédant la ville. La rue était pleine de gens, russes et aborigènes, ceux-ci dans leurs étranges bonnets et leurs amples vêtements. Hommes et femmes, entremêlés d’ivrognes, grouillaient et bourdonnaient devant les boutiques, les cabarets, les débits et devant les charrettes. On sentait le voisinage de la ville.

Le cocher, voulant évidemment parader, fouetta et rassembla son cheval de droite, se mit de côté sur son siège, pour porter les guides à droite, puis lança la voiture sur la longue rue et ne s’arrêta que près de la rivière, à l’endroit du passage à bac. Le bac se trouvait alors au milieu de la rivière rapide et revenait de ce côté. Là une vingtaine d’attelages attendaient. Nekhludov, cependant, n’eut pas longtemps à attendre. Le bac allait contre le courant, mais porté par la rapidité de l’eau, il aborda bientôt le ponton.

Les passeurs, de forts gaillards musculeux, aux larges épaules, en pelisses de peau de mouton, silencieusement et adroitement jetèrent les amarres et les fixèrent aux poteaux ; ayant ensuite abaissé le tablier, ils laissèrent sortir les charrettes qu’ils avaient passées, puis se mirent à embarquer les autres en serrant côte à côte les chevaux effrayés par l’eau. La large et rapide rivière battait le flanc des barques qui soutenaient le bac, et le câble se tendait. Quand le bac fut rempli, que la voiture de Nekhludov, dont les chevaux dételés étaient serrés de tous côtés, fut embarquée, les passeurs repoussèrent le bac sans se soucier des prières de ceux qui n’avaient pu trouver place, relevèrent le tablier, détachèrent les amarres et prirent le large.

Sur le bac se fit le silence, troublé seulement par les piétinements des passeurs et le bruit des sabots des chevaux frappant sur les planches.