Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 5

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 349-356).


V

Depuis Nijni jusqu’à Perm, Nekhludov n’avait pu voir Katucha que deux fois : une fois à Nijni, avant l’embarquement des prisonniers, sur un bac entouré d’un grillage de fer ; une autre fois à Perm, au bureau de la prison. À chacune de ces entrevues il l’avait trouvée renfermée et maussade. À sa question si elle se sentait bien et n’avait besoin de rien, elle avait répondu très évasivement, et, à ce qu’il lui semblait, avec cette hostilité qui s’était déjà manifestée autrefois. Cette humeur morose, provoquée exclusivement par les assiduités des hommes qui la poursuivaient alors, avait peiné Nekhludov. Il craignait que sous l’influence des conditions pénibles et corruptrices de ce voyage, elle ne retombât dans cet état d’hostilité contre soi-même et de désespoir qui la poussait à s’irriter contre lui, à fumer immodérément et à boire de l’eau-de-vie pour s’oublier. Mais il n’avait pu en rien adoucir son sort, car, durant les premiers jours de la route, il lui avait été impossible de la voir. Après son transfert parmi les criminels politiques, il put se convaincre, non seulement que ses craintes étaient mal fondées mais que peu à peu s’affirmaient en elle ces changements moraux qu’il avait tant souhaité voir s’accomplir en elle. Dès leur première entrevue, à Tomsk, elle était redevenue ce qu’elle était avant le départ. Elle n’était plus maussade, et loin de se troubler en l’apercevant, elle l’avait accueilli avec une joyeuse simplicité, le remerciant de ce qu’il avait fait pour elle et surtout de l’avoir mise à même de connaître des gens tels que ses compagnons actuels.

Après deux mois de marches par étapes, les changements qui s’étaient accomplis en elle se manifestaient dans son extérieur. Elle avait maigri, bruni, et semblait vieillie ; des rides apparaissaient sur ses tempes et au coin des lèvres ; elle ne ramenait plus ses cheveux sur ses yeux mais les cachait sous un fichu, et rien de son ancienne coquetterie ne subsistait plus, ni dans ses vêtements, ni dans sa coiffure, ni dans ses manières. Ce changement qui s’effectuait en elle était particulièrement agréable à Nekhludov.

Maintenant il éprouvait pour elle un sentiment qu’il n’avait encore jamais ressenti. Cela n’avait aucun rapport avec son premier amour poétique, encore moins avec la passion sensuelle éprouvée par la suite, ni même avec le sentiment du devoir accompli, uni à sa propre satisfaction d’avoir décidé, après le jugement, de l’épouser. Ce qu’il éprouvait, c’était simplement la pitié et l’attendrissement ressentis lors de sa première entrevue avec elle, dans la prison, puis, plus fortement, après son expulsion de l’hôpital, quand, maîtrisant son dégoût, il lui avait pardonné sa prétendue aventure avec l’infirmier, dont il avait appris plus tard l’inexistence. C’était le même sentiment, avec cette différence que, passager alors, à présent il était durable. Maintenant, quoi qu’il pensât, quoi qu’il fît, ce sentiment de pitié et d’attendrissement, non seulement pour elle mais pour tous les hommes, ne le quittait plus.

Ce sentiment semblait ouvrir dans l’âme de Nekhludov une source d’amour jusqu’alors sans issue et qui, maintenant, rejaillissait sur tous les hommes qu’il rencontrait.

Durant tout le voyage, Nekhludov se sentait dans un état d’excitation qui, malgré lui, le rendait sensible et attentif à l’égard de tous, depuis le cocher, le soldat de l’escorte, jusqu’au chef de la prison, au gouverneur, à tous ceux à qui il avait affaire.

À cette époque, Nekhludov, à cause du transfert de Maslova dans la section des criminels politiques, eut l’occasion de faire connaissance de plusieurs d’entre eux, d’abord à Ekaterinebourg, où les condamnés politiques jouissaient d’une plus grande liberté et étaient enfermés tous ensemble dans une grande salle ; puis pendant le trajet, où il se trouva en rapport avec les cinq hommes et les quatre femmes auxquels on avait adjoint Maslova. Ce rapprochement de Nekhludov des criminels politiques l’amena à modifier complètement son opinion à leur égard.

Dès le début du mouvement révolutionnaire en Russie et surtout après l’attentat du 1er mars, Nekhludov avait toujours manifesté des sentiments hostiles, et même du mépris envers les révolutionnaires. Les raisons de ces sentiments c’était avant tout la cruauté et les agissements mystérieux auxquels ils recouraient dans leur lutte contre le gouvernement, et, principalement, la cruauté des meurtres qu’ils commettaient ; ensuite c’était la grande présomption, commune à eux tous. Mais quand il les vit de plus près, quand il apprit combien souvent ils avaient souffert injustement de la part du gouvernement, il comprit qu’ils ne pouvaient être autrement qu’ils étaient.

Quelque insensés que fussent les châtiments endurés par ceux qu’on appelle les condamnés de droit commun, toutefois, avant et après leur condamnation, ils étaient l’objet d’un semblant de procédure légale ; tandis qu’en matière politique, ce semblant de légalité n’existait pas, comme Nekhludov avait pu s’en rendre compte par l’exemple de Choustova et, dans la suite, par celui de beaucoup de ses nouvelles connaissances. On procédait avec les révolutionnaires comme pour la pêche du poisson au filet : on tire sur la rive tout ce qui est pris, on choisit ensuite le gros poisson dont on a besoin, en négligeant le menu fretin qui périt sur le sol en se desséchant. Capturant ainsi des centaines d’hommes non seulement innocents, mais ne pouvant en rien nuire au gouvernement, on les maintenait, parfois pendant des années, dans des prisons où ils devenaient phtisiques, fous ou se suicidaient, et on les gardait ainsi uniquement parce qu’on n’avait pas de raisons immédiates de les relâcher, et qu’on les avait ainsi sous la main, en cas de besoin, pour élucider certains points d’une instruction quelconque.

Ces hommes, souvent innocents, même aux yeux du gouvernement, étaient à la merci de l’arbitraire, de l’humeur de l’officier de gendarmerie ou de police, de l’espion, du juge d’instruction, du gouverneur, du ministre. L’un de ces fonctionnaires s’ennuyait-il ou voulait-il faire du zèle, il arrêtait des gens, et suivant son bon vouloir ou celui de ses supérieurs, il les maintenait en prison ou les relâchait. Le chef supérieur avait-il besoin de se distinguer ou d’avoir tels ou tels rapports avec le ministre, il les faisait déporter au bout du monde, les gardait au secret, les envoyait aux travaux forcés, à la mort, à moins qu’il ne les libérât, sur la prière de quelque dame.

On agissait envers eux comme à la guerre, et naturellement, ils luttaient avec les mêmes moyens qu’on employait à leur égard. De même que dans l’opinion publique les militaires sont entourés d’une atmosphère qui non seulement cache la criminalité de leurs actes, mais encore les glorifie, de même il existe, pour les criminels politiques, l’atmosphère d’opinion de leur groupe qui les accompagne toujours, et grâce à laquelle les actes de cruauté qu’ils commettent au risque de leur liberté, de leur vie, au mépris de tout ce qui est cher à l’homme, leur semblent non pas mauvais, mais héroïques.

C’était là pour Nekhludov l’explication de ce fait surprenant : les hommes les plus doux, incapables même de voir souffrir n’importe quels êtres vivants, se préparaient tranquillement au meurtre et considéraient dans presque tous les cas l’assassinat comme légitime et juste, soit comme arme de défense, soit comme moyen d’atteindre au but suprême et général. Quant à la haute opinion qu’ils avaient, de leur œuvre et d’eux-mêmes, elle découlait naturellement de l’importance que leur attribuait le gouvernement et de la cruauté des châtiments qui les menaçaient. Ils avaient besoin de cette haute opinion de soi pour pouvoir supporter ce qu’ils avaient à endurer.

En les voyant de plus près, Nekhludov se convainquit que tous n’étaient pas féroces, ainsi que certains se l’imaginaient, ni tous des héros, comme d’autres le pensaient, mais qu’ils étaient des hommes ordinaires, parmi lesquels, comme partout, il y en avait de bons, de mauvais, de médiocres.

Les uns étaient devenus révolutionnaires sincèrement, parce qu’ils considéraient comme un devoir de lutter contre le mal existant ; d’autres pour des raisons d’égoïsme et de vanité ; mais la majorité par le désir — ressenti par Nekhludov pendant la guerre — de braver le danger et les risques, de jouer sa vie, sentiments ordinairement propres à la jeunesse courageuse. Ils l’emportaient sur les hommes ordinaires par l’élévation des sentiments. Ils considéraient comme obligatoires non seulement l’abstinence, la simplicité de la vie, la franchise, le désintéressement, mais encore le don de tout, même de l’existence, pour l’œuvre commune. C’est pourquoi, ceux d’entre eux qui étaient au-dessus de la moyenne, paraissaient bien supérieurs et offraient le modèle d’une rare perfection ; ceux, au contraire, qui étaient au-dessous de la moyenne, restaient bien inférieurs et apparaissaient faux, hypocrites en même temps que fanfarons et arrogants. Aussi, parmi ceux dont Nekhludov avait fait la connaissance, en estimait-il quelques-uns et les aimait-il de tout son cœur, tandis qu’envers d’autres il restait plus qu’indifférent.