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Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre I.

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CHAPITRE PREMIER


ANALOGIE DE LA DOMINATION ROMAINE ET DE LA
DOMINATION BOURGEOISE


Les parvenus sont les pires des gens : ceci s’applique aux collectivités comme aux individus. Issus de brigands et d’esclaves fugitifs, les Romains furent les plus orgueilleux des vainqueurs, les plus impitoyables des conquérants.

Cette race de durs agriculteurs attachés à la terre, maîtres absolus au foyer, s’était transformée peu à peu, tout en demeurant aussi âpre au gain. À mesure que la simplicité des mœurs disparaissait, l’esprit de conquête grandissait. Comment eût-on conservé, accru la richesse nécessaire pour subvenir à de nouveaux besoins, sinon par le travail des esclaves et les rapines de la guerre ? Et voler des terres, acquérir des esclaves, se partager d’opulentes dépouilles, tel fut l’éternel objectif des descendants de Romulus.

Tout l’ancien monde était devenu leur proie. De l’Atlantique au golfe de Perse, des forêts germaines au désert lybien, une armée de fonctionnaires trônaient au nom du peuple-roi. D’innombrables légions imposaient la terreur aux nations vaincues : jamais pillage ne fut comparable à celui-là : c’était l’univers mis en coupe réglée.

Des messieurs graves, payés pour bourrer de notions quelconques les jeunes cerveaux, nous ont appris à nous extasier sur les vertus romaines. À travers leurs rabâchages officiels, Scipion, César, Caton, Cicéron, nous sont apparus plus grands que nature. L’antiquité a jeté son ombre discrète sur les défauts et les vices de ces grands hommes. Nous ne voyons plus en eux le glorieux dissolu, le général perfide et cruel, l’usurier impitoyable, l’avocat parvenu, lâche aux puissants, féroce aux démagogues, — véritable figure moderne ! Nous les admirons comme des modèles : admiration dangereuse qui nous a valu, il y a un siècle, la république jacobine et, dans la période suivante, la foule des mauvais tribuns et des avocats sans conviction, faisant du Palais de Justice une antichambre du Palais-Bourbon.

Combien il faut en rabattre ! La république si vantée par les cuistres de collège ne fut jamais que le règne de l’argent et celui de l’épée. Le règne de l’argent avait commencé sous Servius Tullius, alors que ce roi, pour mater la plèbe, eut l’ingénieuse idée de comprendre tous les sans-le-sou dans une seule centurie qui, aux jours de vote, n’avait que son unique suffrage à émettre en face des multiples suffrages des possédants répartis, proportionnellement à leur fortune, en cent quatre-vingt-douze centuries. Éternelle falsification du suffrage dit « universel »[1]. Mais ce n’était pas assez d’avoir frustré les prolétaires de tous droits politiques, on s’acharna à leur rendre la vie impossible. Comme de nos jours, la situation des petits cultivateurs, ruinés par les guerres, les impôts et les usuriers était effroyable. À toute époque, le paysan a été la bête de somme corvéable à merci. Les droits que la loi romaine donne au créancier sur son débiteur font frémir : le malheureux qui ne pouvait payer était chargé de chaînes pesant au moins quinze livres, jeté en prison, battu de verges et nourri dérisoirement d’une livre de farine par semaine. Cela n’était encore rien : si, au bout de soixante jours, après la publication de la dette répétée en trois marchés, le débiteur n’avait pu payer ou transiger, il était vendu au-delà du Tibre ou tué ; s’il avait plusieurs créanciers, ceux-ci étaient autorisés à se partager les lambeaux de son corps. Cela dura jusqu’à la loi Hortensia, en 286 (av. J.-C.).

Certes, les philanthropes peuvent constater avec orgueil que, chez nous, la prison pour dettes, abolie du reste depuis 1867, fut moins cruelle. Il est vrai que notre raffinement de civilisation n’empêche pas les crimes, les suicides et la prostitution, mais les économistes bourgeois sont là pour prouver que la propriété individuelle, n’est pour rien dans ces misères !

Les Romains eurent la passion propriétaire[2] à son paroxysme : chez eux, épouse, enfants étaient la chose du chef de famille[3].

Les premiers siècles de la république s’étaient passés en luttes entre patriciens et plébéiens : à la fin, ceux-ci l’emportèrent, mais la masse n’y gagna rien. En effet, ce n’était que les plus fortunés des roturiers qui avaient supplanté les nobles ; l’oppression avait été non détruite mais déplacée, elle pesait maintenant, plus lourde que jamais, sur les non-possédants, sur le peuple immense des vaincus incorporés et des esclaves. Émancipés de la veille, les riches plébéiens s’étaient grandis dans des charges publiques créées exprès pour eux, et avaient fusionné avec les anciens nobles. Éternelle histoire des castes privilégiées, que les prolétaires eux-mêmes contribuent à élever ! Deux mille ans plus tard, chez un peuple qui, au nom de l’égalité, venait de couper la tête à son roi et à ses seigneurs, on devait voir une aristocratie d’argent, cauteleuse et avide, remplacer l’aristocratie d’épée, et de fougueux démagogues ramasser, pour s’en parer, les débris de la ferblanterie héraldique.

Deux forces concouraient à maintenir l’ordre de choses établi : la religion et le droit. Tant qu’ils avaient eu leur fortune politique à faire, les tribuns du peuple avaient battu en brèche la superstition avec laquelle on enchaînait les masses. Une fois parvenus, ils avaient fait volte-face : le bon temps des augures et des prodiges était revenu. Ne sont-ils pas dignes de ces tribuns romains, nos bourgeois voltairiens qui philosophent au coin du feu et vont à la messe, proclamant la nécessité d’une religion pour le peuple ?

D’un autre côté, la jurisprudence, jadis mystérieuse, presque mystique, s’était développée avec l’ordre social ; multipliant les formules et les procédures, elle était devenue une science ouverte à tous, en apparence, mais, en réalité, inaccessible comme toute science, au vulgaire n’ayant ni le temps ni la faculté d’étudier : commencement du règne des avocats.

Les oiseaux de proie sont là, maintenant, qui emplissent le Forum de leurs cris aigus. L’âpreté romaine s’est mariée à la subtilité grecque et, du mariage, la chicane est née. Le terrain où doit germer la scolastique du moyen âge, se prépare admirablement.

Sept siècles après la fondation de Rome, ce fumier était en pleine floraison. Pontifes, jurisconsultes, nobles anciens et nouveaux se disputaient les dépouilles enlevées à l’univers et rapportées dans la ville souveraine par des généraux qui ne furent jamais dépassés en avarice et en cruauté. Et le peuple, corrompu par ses maîtres, devenu lâche et cruel, ramassait les miettes.

Pour entretenir la gloire de Rome, quatre-vingts millions d’êtres humains travaillaient, souffraient et mouraient. Vainement, la masse misérable avait-elle tenté de la révolte. Guerres sociales, soulèvements d’esclaves, conspirations avaient été successivement écrasés, non sans laisser subsister des ferments de révolution. Le monde, courbé sous une verge de fer, attendait sa délivrance.

Ceci non au figuré, dans un sens mystique, mais au réel. La conquête romaine, en centralisant le pouvoir, en unifiant les peuples par la langue et les mœurs, n’avait fait que frayer le chemin à une révolution. Règle générale, c’est à ce résultat qu’aboutit l’absorption des oligarchies par un pouvoir unique, bien fort en apparence puisqu’il domine tout, mais bien vulnérable puisqu’il est isolé et en butte à toutes les attaques. La monarchie française, victorieuse de la féodalité, nationalise la France, puis, restée seule en face de la nation, croule faute de soutiens puissants, et, aujourd’hui, la concentration des capitaux mène droit à la révolution sociale.

Félix Pyat, qui faisait de la démocratie à coups de déclamations romantiques, écrivit, un jour une vérité : la Gaule, asservie successivement par les Romains et les Francs, a éliminé par la révolution de 1789 l’élément germain ; par la révolution sociale, elle éliminera l’élément latin.

Il eût mieux fait encore de dire l’esprit germain, l’esprit latin car, pour ce qui est de leurs éléments ethniques, ces races se sont pénétrées ; une fusion s’est faite comme dans un creuset et c’est ainsi que la France est devenue une nation si bien douée, si merveilleusement plastique. Mais l’esprit germain belliqueux et autoritaire[4], vivait dans cette féodalité séculaire au-dessus de laquelle s’élevait le roi, et l’esprit latin se manifeste dans cette bourgeoisie avocassière et rapace, dissimulant son despotisme sous des institutions démocratiques.

La grande masse de la nation française est toujours profondément celtique ; en dépit des institutions latines ou germaines léguées par les conquérante et plus ou moins respectées par les générations suivantes, l’esprit gaulois a survécu. Dans ces révoltes de Bagaudes, de Pastoureaux, de Jacques, de socialistes, il y a autre chose qu’une lutte de castes. De véritables lois chimiques régissent ces molécules humaines qui, poussées par leurs affinités naturelles, se heurtent, se composent et se décomposent en formes nouvelles.

Un formidable réveil de l’esprit celtique se prépare à notre fin de dix-neuvième siècle, et qui sait jusqu’où cela ira, combien d’épaves pourries la vague populaire emportera avec elle ? Qui sait aussi, si les défenseurs d’une religion aux abois, ou d’orgueilleux créateurs d’une foi nouvelle ne s’efforceront pas de leurrer une fois de plus une masse inflammable, fanatique dans ses explosions de colère, sentimentale plus que logique et portée, tant par son ignorance que sa soif de morale, vers les religions idéalistes ? Cette commotion se répercutera au-delà des frontières ; une fois de plus, le moule social changera de forme.

À la veille d’un pareil bouleversement, l’esprit se reporte à dix-neuf siècles en arrière.

Après l’écrasement des grandes révoltes d’esclaves, (d’Ennus et d’Athénion en Sicile ; de Spartacus en Italie) après l’assassinat de Viriathe, le héros lusitanien, et de Sertorius, défenseur de la démocratie ibérienne, après l’asservissement des tribus gauloises et des nations asiatiques, on pouvait croire les masses humaines abattues sans retour aux pieds de Rome. Il n’en fut rien ; ces mouvements, quoique étouffés, eurent une résultante : le christianisme.

Dépouillé de ses côtés métaphysiques et fabuleux, le christianisme nous apparaît le cri de revendication des masses opprimées, bientôt mélangé des rêveries de l’école platonicienne, puis singulièrement grossi des légendes mythologiques de l’Orient, cette terre de l’hyperbole, enfin, hélas ! sophistiqué par la tourbe des théologiens et des chefs de sectes, qui le détournent irrévocablement de sa voie.


  1. On votait, non par tête d’habitant, mais par centurie. Une fois que la majorité était acquise, on cessait même de poursuivre le vote.
  2. Tous nos sentiments sont empreints de cette passion propriétaire. A-t-on jamais calculé la dose d’égoïsme contenue dans cette exclamation de l’amour : Tu es à moi !
  3. Sous Romulus, un mari tua impunément sa femme qui n’avait fait que goûter du vin. Une autre malheureuse fut condamnée à mourir de faim pour avoir ouvert un cellier. Tertullien dans son Apologétique, regrette « cette antique félicité du mariage fondée sur des mœurs qui en cimentaient toute l’harmonie ! » Quant aux pères qui se firent les assassins de leurs enfants, sans y être poussés comme Brutus et Manlius par des motifs graves, ils furent très nombreux.
  4. Tous les historiens ont représenté les anciens Germains comme foncièrement démocratiques ; mais dès qu’ils se furent frottés aux Romains, ils prirent leurs défauts et les outrepassèrent.