Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre II.

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CHAPITRE II


LE JUIF. — ORIGINES DU CHRISTIANISME


Quel être a jamais été à la fois plus faible et plus puissant, plus méprisé et plus craint que le Juif ?…

Subjugé par les Romains, il détruit la puissance romaine et ses dieux ; mis au ban de l’humanité par le christianisme, il étrangle celui-ci de ses doigts crochus. C’est lui qui, au moyen âge, à l’œuvre dans l’atelier de blasphèmes des princes de Souabe et d’Aragon, sape insensiblement la papauté et forge les armes terribles, faites de raisonnements et d’ironies qu’il léguera aux sceptiques de la Renaissance, aux libertins du dix-huitième siècle, à Voltaire lui-même.

— « Le peuple juif, dit Darmesteter, à deux moments a renouvelé le monde : le monde européen par Jésus, le monde oriental par l’Islam » — Actuellement, les sémites, disséminés sur le globe et puissants par leur dispersion même, sont les agents les plus actifs de cette profonde révolution économique, que la fin de notre siècle réserve sûrement à l’Europe et à l’Amérique. Chose merveilleuse, ils y concourent par leurs castes les plus opposées : par leurs banquiers, draineurs de milliards, les Rothschild, les Hirsch, les Bleichrœder, comme par leurs écrivains socialistes : les Lassalle et les Karl Marx.

On s’est plu à les représenter comme un peuple resté identique à lui-même à travers les âges et les différents milieux qu’il a traversés. C’est là une exagération qui confine à la légende : les Juifs n’ont pas échappé à cette influence de l’ambiant qui, sans cesse, tend à détruire les transmissions héréditaires. Les différences notables que présentent les Juifs de Russie et de France, d’Allemagne et d’Algérie ; d’Italie et de Hollande, nous montrent à quel point a pu varier cette race destinée, en fin de compte, à fusionner avec les autres. Tandis que le pann amender[1], âpre et servile, parcourt les villages qu’il rançonne, sanglé dans une misérable casaque, ou vêtu de haillons sordides, — sauvage au cuir tanné, à la démarche féline, aux allures obséquieuses ou brutales, cramponné, du reste, aux rites surannés du Talmud, — le youtre parisien, riche ou pauvre, est jovial, bon enfant, à la vérité adroit en son commerce, frotté de scepticisme gouailleur, souvent athée. Toutefois, malgré les diversités de manières, de ton, de langage, à travers l’enveloppe grasse et rubiconde du banquier de Francfort, ou noire et décharnée du traficant portugais, on arrive à reconstituer le type primitif : nez recourbé, crochu, chez les uns comme un bec d’oiseau de proie, finement aquilin chez les autres, yeux pénétrants, front haut, plus ou moins fuyant, menton en saillie, esprit tenace et délié.

Les Juifs furent, sans contredit, un peuple à tendances synthétiques, centralisatrices. Ils centralisèrent d’abord la religion, en réunissant tous les dieux antiques en un seul, puis le pouvoir politique, passant de l’autorité de leurs patriarches à celle d’un chef unique. Leurs descendants devaient les égaler en effectuant la centralisation des capitaux.

Chose étrange, ces hommes qui devaient plus tard personnifier le génie de l’agio, vécurent sous des institutions empreintes de socialisme. Le souvenir d’une origine, et d’adversités communes créait entre les tribus un lien de solidarité. Même après la guerre intestine que causa le viol de la femme d’un lévite par des Benjamites[2] et qui eut pour résultat la presque extermination de cette tribu, les vainqueurs se préoccupèrent d’empêcher par des mariages l’extinction de leurs frères vaincus. L’usure était sévèrement proscrite. Tous les cinquante ans, les terres aliénées faisaient retour à leurs anciens possesseurs, et les esclaves sémites recouvraient la liberté. La grande fête nationale était la Pâque qui, plus tard, passa dans le judaïsme réformé ou christianisme et qui commémorait l’émancipation du prolétariat israëlite, jadis opprimé par les Égyptiens.

La doctrine de Moïse est incontestablement matérialiste : elle ne fait aucune mention d’une âme immortelle, d’une vie extra-terrestre, d’un paradis, d’un enfer. Tout se borne à des maximes de morale et à des règlements sociaux. « Honorez la vieillesse, fuyez le mensonge, la calomnie, l’adultère, la sorcellerie ; laissez les pauvres glaner le surplus de vos récoltes ; payez la dîme aux ministres du culte », tels sont, en substance, les préceptes que dicte sur les hauteurs du Sinaï le dieu que Moïse fait comparaître pour donner plus d’autorité à sa loi.

Le contact des prêtres égyptiens, qui ne partageaient pas les superstitions vulgaires, avait pu éveiller chez ce législateur et probablement chez son frère Aaron, la croyance en un dieu unique. Mais cette croyance était alors si vague chez le peuple que, pendant plusieurs siècles, il alla du monothéisme au polythéisme, adorant tantôt Jéhovah, tantôt Baal, Moloch ou Astarté.

Les Juifs vécurent longtemps sous une sorte de république élective, les mutineries du peuple tempérant l’autorité dictatoriale des juges. À la fin, lassés de ces tiraillements et devenus moins nomades, ils demandèrent un roi. La fonction quelque agréable qu’elle fût, avait ses désagréments, et le premier de ces souverains, Saül, eut à combattre, après son couronnement, l’hostilité parfois sourde, jamais assoupie de l’ex-juge Samuel qui, non sans peine, s’était démis de ses fonctions en sa faveur, croyant trouver en lui un simple instrument. Les autres rois eurent à lutter contre des démagogues au verbe enflammé, qualifiés de prophètes et qu’une partie du peuple, plus durement asservi que jamais, soutenait de ses vœux et de ses espérances. Il va sans dire que ces ennemis de la royauté faisaient fréquemment intervenir le ciel pour augmenter leur ascendant sur les masses. De tous, le plus fameux paraît être Élie, dont l’image reste dans le peuple, bientôt extraordinairement agrandie. Ses deux retraites au désert, où il fut contraint de se réfugier pour échapper au ressentiment du roi Achab, devinrent l’objet d’une légende. Comme tous les prophètes, il était accompagné de disciples dévoués, vivant en parfait communisme : la fiction le fait nourrir, pendant la première retraite, par un corbeau qui lui apportait de la viande, et, pendant la seconde, par un ange. C’est sous la domination grecque qu’a été échafaudée la Bible, avec des fragments de légendes hébraïques, comme fut l’Illiade avec les vieux récits de la guerre de Troie. Or, tout en faisant la part de l’exagération orientale, l’étymologie (Angelos, messager) nous montre dans quel sens purement terrestre a souvent été employé le mot ange.

Les Juifs vécurent dans un état de tension continuelle. Placés au milieu de peuples hostiles, submergés plusieurs fois par le flot montant des grandes invasions, ils se défendirent courageusement contre les Égypto-Éthiopiens, les Babyloniens, les Perses. Alexandre le Grand les avala d’une bouchée. À partir de ce moment, une fusion commença entre les idées nouvelles importées d’Occident et le judaïsme. Tandis que la mythologie païenne enrichissait les légendes bibliques, faisant de Moïse un second Bacchus législateur et conquérant, mariant Deucalion et Noé, Hercule et Samson, la doctrine platonicienne prenait racine et se développait. Le mépris affecté par les rabbins pour la science grecque, montre que, non seulement cette science leur était connue, mais qu’ils entrevoyaient avec terreur son action transformatrice sur les vieux dogmes. Négation plus ou moins hardie du polythéisme, immortalité de l’âme, récompenses et punitions dans une vie extra-terrestre, voilà les principaux germes du christianisme semés sur la terre de Judée par les disciples de Platon.

Leurs idées communistes se marièrent également aux doctrines égalitaires des esséniens et des thérapeutes. Au milieu des commotions politiques et des luttes pour l’indépendance nationale, des sectes s’étaient formées où l’esprit de solidarité était poussé à sa conséquence naturelle : le communisme. Et lorsque Rome la géante eut étendu sa main de fer sur la Judée, toute vie, tout mouvement se réfugièrent dans les sectes.

Comme il arrive toujours, l’action qui ne pouvait plus s’exercer violemment dans le monde des faits, s’exerça dans le monde spéculatif. Concentrés dans l’étude de la loi, les Juifs y mêlèrent leurs souvenirs nationaux, ainsi que cette espérance commune à tous les peuples asservis : la venue d’un sauveur qui chasserait les maîtres étrangers. Et quel autre qu’un envoyé du ciel pouvait mener à bien une tâche aussi colossale ?

Peu à peu, le dieu d’Israël, de rival jaloux des autres divinités, était devenu le dieu unique de justice et, bientôt, d’amour. Étroite par le culte, cette religion était large par l’idée ; forcément, elle devait l’emporter sur les autres, caduques et contradictoires.

Les germes d’une immense révolution existaient donc bien avant Jésus qui ne fit que les mettre en lumière, non par ses actes, mais par sa mort. En résumé, c’était : tendances à l’égalité et au communisme, négation des dieux, négation qui, timide au début, s’enhardit puis s’étendit insensiblement aux prêtres, aux docteurs, aux fonctionnaires officiels, complices effacés de l’oppression romaine.

À mesure que les maîtres appesantissaient leur joug, la haine croissait contre les dieux, ces dieux implacables qui sanctionnaient l’injustice en prophétisant le règne éternel de Rome. La philosophie, le fanatisme religieux et le patriotisme font fermenter les esprits, embrasent les cœurs : la révolte n’est pas loin.

Juda, fils de Sariphée et Mathias, fils de Margaloth, s’efforcent de soulever le peuple. Ils sont battus, pris et suppliciés, mais l’agitation persiste, des émeutes isolées, des insurrections sans cesse écrasées et sans cesse renaissantes, tiennent en haleine les procurateurs romains ; un volcan trépide sous leurs pas.

En l’an VI de notre ère, Sadok et surtout Juda le Gaulonite se soulèvent contre le recensement et l’impôt. L’excès de la tyrannie engendre des aspirations vers la liberté sans limites ; l’insurrection a un caractère nettement anarchiste : « N’appelez personne votre maître, » telle est la profession de foi formulée dans un cri de guerre. « Ni Dieu ni Maître ! » proclameront, dix-huit siècles et demi plus tard, de nouveaux anarchistes.

La révolte est écrasée, mais ses idées subsistent : « Un mépris extraordinaire de la vie, dit Renan[3], ou, pour mieux dire, une sorte d’appétit de la mort, fut la conséquence de ces agitations. L’expérience ne compte pour rien dans les mouvements fanatiques. L’Algérie, aux premiers temps de l’occupation française, voyait se lever, chaque printemps, des inspirés qui se déclaraient invulnérables et envoyés de Dieu pour chasser les infidèles ; l’année suivante, leur mort était oubliée et leurs successeurs ne trouvaient pas une moindre foi. »

Il est à remarquer que tous les grands mouvements sociaux ont été précédés et accompagnés de troubles psychiques. À l’approche de ces commotions, quelque chose d’indéfinissable flotte dans l’air qui déséquilibre les cerveaux. Les jacqueries du moyen âge ont eu leurs sorciers, leurs extatiques, leurs miracles même, car le miracle n’est souvent que la simple manifestation d’un phénomène physiologique : impressionnabilité des nerfs, puissance intuitive de l’imagination, pénétration magnétique des individus. La Révolution française est précédée d’un demi-siècle de scènes étranges, dignes du pinceau d’Holbein : convulsionnaires du cimetière Saint-Médard, Illuminés, Mesmériens. Toutes les fibres du cerveau, étrangement surexcitées, vibrent sous un vent de folie qui n’est peut-être que la perception confuse de grands événements. La science matérialiste expliquera sans doute un jour cette réaction des faits sur l’organisme humain, analogue à ces ondulations qui s’engendrent et se reproduisent à l’infini.

La dégénérescence physique des classes supérieures, minées par l’excès des jouissances, contribue à créer cet état pathologique. Aujourd’hui, à la veille de la révolution sociale, les névroses, les hystéries, en un mot, toutes les affections cérébrales sont plus fréquentes que jamais.

Telle était la situation des esprits, lorsqu’un enthousiaste austère, Jean, se retira dans les régions désertes qui avoisinent la mer morte. Aidé de compagnons fidèles, il s’efforça d’organiser contre les oppresseurs non plus une révolte ouverte, mais une propagande sourde. Sous le voile de cérémonies religieuses qui lui attirent des foules, Jean harangue, déclame contre les pouvoirs établis, prêche le communisme, recrute des sectateurs. Les débris des insurrections vaincues, les esséniens, les thérapeutes viennent se grouper autour de lui. « C’est Élie ressuscité, c’est le libérateur, le Messie[4] », commençait à murmurer le peuple.

Les autorités ne s’y laissèrent point prendre. Ces multitudes courant se plonger dans les eaux du Jourdain[5] aux accents enflammés du prophète les inquiétaient. Des mesures énergiques furent prises pour empêcher une sédition. Avant que Jean eût pu tenter un mouvement sérieux, il fut arrêté par les ordres d’Hérode Antipas, emprisonné dans la forteresse de Machéronte et, douze mois après, décapité.

La mort du baptiseur n’arrêta point la fermentation populaire. De plus en plus, les prêtres juifs se discréditaient par leur servilité envers les Romains, par leur hypocrisie et leur avarice. Une poignée de prolétaires, artisans, pêcheurs, vagabonds, femmes publiques, se groupaient autour d’un jeune charpentier, orateur insinuant, rêveur plus que penseur, modérément courageux, du reste. Jésus de Nazareth paraît certainement inférieur par le caractère aux grandes figures antiques : Socrate, Philopœmen, Spartacus, Caton d’Utique, les Brutus. Âme tendre, nature contemplative, il n’eut jamais l’énergie de résister en face aux autorités qu’il frondait dans ses discours. Son plus grand mérite, celui qui a fait passer son nom à la postérité, fut d’arriver à son heure et de mourir, assez malgré lui, au nom de ses idées.

La nouvelle doctrine se séparait de plus en plus du mosaïsme. À vrai dire, ce n’était pas encore une doctrine ; résumant les aspirations des masses anonymes vers l’indépendance et l’égalité sociales, elle n’avait d’autre rite que le baptême, auquel était attaché un sens allégorique. Les repas en commun, engendrés par une vie nomade de propagande, étaient une habitude, et rien de plus, qui resserrait ces gens unis par une étroite solidarité, rien ne ressemblait moins au cérémonial de l’eucharistie. La table n’a-t-elle pas toujours été ce qui rassemble les hommes, même ennemis, ce qui unit davantage les amis ? Les banquets jouent un rôle considérable dans la vie sociale, dans les effervescences populaires et les manifestations politiques : c’est une communion laïque et le choc des verres est considéré comme un gage d’alliance.

Quelle différence avec les religions officielles qui n’apparaissent qu’au travers des cérémonies pompeuses et des formules mystiques ! Le christianisme, tout chaud du souffle populaire, était alors profondément humain. C’était une réaction non seulement contre le despotisme romain, mais aussi, contre cet esprit vieux-juif, dur, sectaire, dévotement cruel. Certes, des légendes bizarres, grossies par la superstition, venaient parfois l’effleurer : le moyen que sur cette ardente terre d’Orient où tous les cerveaux étaient en ébullition, les faits les plus simples, colportés de bouche en bouche, n’atteignissent pas des proportions gigantesques ?

À une époque où la crédulité était sans bornes, où l’imagination la plus désordonnée enfantait des dieux chèvres-pieds, des centaures et des hippogriffes, où le sang humain fumait sur les autels de Moloch et de Teutatès, quelle invraisemblance eût pu trouver un contradicteur ? C’est la foi aveugle des Hindous, répondant aux missionnaires chrétiens : « Nous ne nions pas les miracles opérés par votre Dieu, mais Wishnou et Brahma en ont fait bien davantage. »

Il est probable, même, que Jésus, comme le fit plus tard Mahomet, chercha à tirer parti de cette crédulité dans l’intérêt de sa cause. Du reste, autant l’enthousiasme naïf de ses auditeurs le charmait, autant il se montrait dédaigneux de toute dévotion officielle. Lorsque des pharisiens vinrent le quereller de ce que ses disciples, passant dans un champ de blé, en avaient arraché des épis, un jour de sabbat, il cita pour réponse l’exemple du roi David et de ses compagnons affamés, entrant dans le temple et mangeant des pains de proposition réservés aux seuls sacrificateurs. C’était, sous le couvert du saint roi, proclamer la suprématie du droit à l’existence. Et, comme pour scandaliser jusqu’au bout le fanatisme de ses interlocuteurs, il conclut : « Le sabbat a été fait pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat. »

Une telle réplique n’était pas sans hardiesse. Ce fut par une suite de sorties de ce genre, que Jésus s’attira la haine des docteurs et des prêtres ; comme sa violence était toute dans ses discours, — sans doute entrevoyait-il le peu de chances de succès d’une lutte contre Rome, — il dut partager le sort des novateurs qui n’ont pas fait alliance avec la force. Arrêté, sans coup férir, il subit pour la forme un procès dans lequel il se défendit avec plus d’habileté que de courage, affirmant qu’il n’avait jamais fait appel à la révolte, son royaume n’étant pas de ce monde. Cet échappatoire ne lui servit pas : innocenté par le gouverneur romain sur le chef de conspiration, il fut condamné par le Sanhédrin[6] pour crime d’hérésie. Le peuple, auquel il n’avait jamais osé prêcher l’insurrection contre les pouvoirs établis, ne bougea pas pour le délivrer. Jésus fut cloué en croix comme un obscur malfaiteur.

Le supplice de cet homme a rempli l’univers. L’image du jeune et blond ouvrier, à la douce parole, aimé des femmes, suivi des foules, demeura longtemps dans la plèbe et, s’agrandissant avec le temps, finit par atteindre des proportions surhumaines.

Sur le moment, sa mort fut un rude coup pour ses disciples ; ils ne comptaient alors parmi eux aucun homme de grande valeur. Le plus marquant, Pierre, dont Jésus aurait fait son lieutenant, était un assez pauvre esprit, doué, il est vrai, de quelque courage. Ils durent transformer leur action en une propagande sourde ; ils végétèrent ainsi jusqu’au jour où ils eurent la chance de rallier un homme énergique, de grandes capacités.

Paul, dont le christianisme a fait un saint, contribua plus que tout autre à asseoir cette religion. Bien supérieur à Jean le baptiseur, à Jésus et à Pierre, avec lequel il semble avoir été en rivalité, il s’efforça de condenser en un corps de doctrine toutes les aspirations confuses des chrétiens. Esprit méthodique, il disciplina le mouvement qui, de social et moral, devint peu à peu politique et théologique. Cela est indéniable : Jésus avait fixé l’axe du christianisme à Jérusalem, la ville sainte par excellence ; Paul au contraire, le transporte à Rome, la païenne et la dissolue : pourquoi ? C’est qu’il est pénétré de cette idée qu’il faut attaquer l’ennemi dans son foyer. C’était la tactique des Annibal et des Scipion.

De Jésus à Paul, il y avait la différence du poète au mathématicien. Le premier, nature très peu juive, avait entrevu, comme dans un rêve, l’universel embrassement des hommes sous le ciel bleu : il avait glorifié cet idéal dans des discours attendris, sans se mettre jamais en mesure de le réaliser par la force ou par l’astuce ; les aptitudes guerrières ou politiques lui faisaient totalement défaut. Il aimait le peuple, d’ailleurs, vivait de sa vie et ne cherchait pas à lui imprimer une direction quelconque. Paul avait les qualités et les défauts des autoritaires ; doué d’une éducation soignée, il tenait en pitié un peu hautaine, la masse livrée à l’ignorance la plus grossière et peut-être les disciples de Jésus eux-mêmes qu’il dépassait de toute la hauteur de son esprit. Il fut amené à exercer une véritable dictature et à organiser une discipline qui devait, avec le temps, engendrer une hiérarchie tout à fait théocratique.

Mieux que tous ses prédécesseurs, il avait compris que le mouvement chrétien ne pouvait réussir qu’à la condition d’être généralisé. Il entreprit des voyages de propagande dans l’Asie Mineure, la Grèce et l’Italie. Comme partout existaient les mêmes germes de mécontentement et de dissolution sociale, partout il recruta des adhérents.

Les chrétiens eurent cette supériorité sur les Juifs dont ils descendaient, qu’ayant entrevu une refonte sociale, ils voulurent, non pas la restreindre à un seul peuple, mais en faire bénéficier l’humanité. Ils furent cosmopolites au plus haut degré. Les Juifs, chauvins étroits, s’étaient créé un dieu national, terrible aux infidèles ; les Grecs, malgré leurs tendances démocratiques, avaient érigé en principe le mépris de celui qui ne s’exprimait pas dans leur langue, du Barbare. Les Romains, tyrans avides, avaient asservi l’univers, et n’avaient excepté de la sujétion générale qu’un petit nombre d’élus auxquels ils avaient accordé comme suprême faveur le titre de citoyens. Les chrétiens entrevirent une rédemption universelle et même lorsque, plus tard, sous diverses influences, leurs idées primitives se furent altérées, lorsque leur idéal d’émancipation terrestre se fut transmuté en religion, leur dieu resta le dieu d’amour, père de tous les êtres, préparant le salut de tous, même des Gentils, c’est-à-dire des peuples étrangers. Toutefois, en vertu de cette loi des affinités qui régit les corps humains tout comme les atomes chimiques, les Grecs furent les premiers qui se mêlèrent au grand mouvement réformiste. Ainsi, la Judée rendit, toutes florissantes, à la terre des philosophes, les idées dont celle-ci lui avait infusé le germe. « Il n’y a point de distinction entre le Juif et le Grec », déclara Paul, (épître aux Romains, chap. X), affirmation qui atteste bien l’internationalisme de la nouvelle doctrine et sa parenté avec le platonicisme.

Avec toute son énergie, Paul était un opportuniste. Pour attirer à lui la masse des propriétaires, éternels amis de l’ordre et du gouvernement, il châtra le christianisme de ses côtés anarchistes ; au communisme il substitua la charité, la dégradante aumône. Craignant sans doute, comme Jésus, que des révoltes noyées dans le sang n’entraînassent la ruine de l’idée nouvelle, il mit la prudence à l’ordre du jour. Cette prudence, de plus en plus outrée, devint l’exécrable résignation qui fit supporter le joug aux peuples opprimés pendant dix-huit siècles[7].

Déjà, le christianisme, accaparé, classifié par des docteurs, commençait à se subdiviser en sectes rivales. C’était l’éparpillement d’un grand courant en une foule de courants secondaires : loi fatale qui régit les mouvements sociaux. Ces sectes qui s’entre-déchirent, tout en combattant l’ennemi commun, nous les retrouverons, sous différents noms, à chaque période de fermentation populaire. Au seizième siècle, ce sont les Luthériens, les Zwingliens, les Anabaptistes. La Révolution française a ses Girondins, ses Montagnards, ses Hébertistes et, actuellement, nous marchons à la révolution sociale à travers les disputes des possibilistes, blanquistes et anarchistes. Pendant que la masse juive, hostile à la théologie naissante, mais travaillée par les idées dont Juda le Gaulonite, Jean le Baptiseur et le pacifique Jésus lui-même ont été les martyrs, poursuit par de fréquentes révoltes, la réalisation de son indépendance nationale, l’église de Rome, plus réfléchie, chemine dans l’ombre et, recrutant des fidèles parmi les fonctionnaires de César, se prépare patiemment au triomphe par la conquête du pouvoir.

En somme, les chefs du christianisme marchaient insensiblement vers un divorce avec la foule. Tandis que les plus sincères, rejetant tout charlatanisme, considéraient Jésus comme un fervent ami du peuple, martyr de l’égalité et de la justice, les autres, pour en imposer au vulgaire disposé à tout croire, avaient commencé à élaborer une légende à laquelle venaient s’adapter les vieux mythes de la Perse, les histoires merveilleuses du bouddhisme, colportés d’un bout à l’autre de l’Asie : le fils du charpentier de Nazareth devient le fils du Dieu suprême et d’une vierge ; il opère des miracles, communique avec le créateur et, finalement ressuscite. La révolte se transforme ainsi en religion et le paradis, que l’homme eût pu réaliser sur cette terre devenue libre, est relégué au bout de cette vie, dans un ciel où l’esclave deviendra l’égal du César. Encouragement à la vertu, pensaient d’aucuns ; oui, mais surtout, belle prime donnée à la soumission ! À ce compte, Spartacus lui-même eût été émasculé ; aussi, les empereurs, après avoir chassé de Rome les chrétiens encore révolutionnaires (49 et 64 apr. J.-C.), les laissèrent-ils à peu près en paix jusque sous Dèce (249 apr. J.-C). Ces hommes qui arrivaient à énoncer pour maxime : « Quand on vous frappe sur la joue droite, tendez la joue gauche » et « rendez à César ce qui est à César » leur semblaient avec raison peu redoutables.

Il n’en était pas de même de ceux d’Orient qui, espérant toujours qu’un libérateur surgirait parmi eux, se pliaient difficilement au joug romain. Ces chrétiens dits judaïsants, ne différaient guère des sectateurs du mosaïsme que par une morale plus humaine. N’étant pas adonnés, comme ceux de Rome, à la conquête du pouvoir, ils se tenaient à l’abri des compromissions et montraient une grande dignité de caractère. Quand les membres de l’église romaine et ceux de l’église de Jérusalem se trouvaient en présence, les dissensions n’étaient pas rares et des conflits naissaient, au cours desquels l’opportunisme des uns et l’intransigeance des autres étaient durement qualifiés.

Ce phénomène se produisit, que les idées nouvelles, à mesure qu’elles se propagèrent, perdirent de plus en plus de leur signification primitive. Elles se modifiaient, d’ailleurs, selon les mœurs et l’esprit des peuples qui les recevaient. Violemment austères en Judée, subtilement philosophiques en Grèce, politiques en Italie, démocratiques en Gaule où elles pénétrèrent vers la fin du deuxième siècle, elles recevaient partout une empreinte différente. Tandis que les docteurs d’Athènes et d’Alexandrie, dignes petits-fils de Platon, ergotent sur la nature du verbe, sur la monade et la triade, tandis qu’une organisation de société chrétienne s’ébauche à Rome, les masses perdent de vue leur rédemption ou, plutôt, désespérant de la réaliser sur cette terre, la reculent au lendemain de la mort. La révolution qui devait les émanciper aura Dieu lui-même pour acteur et s’appellera le jugement dernier : les flammes de la vengeance, non plus humaine, mais céleste, consumeront les oppresseurs.

De tout temps, le feu a joué un grand rôle dans les mythes religieux. Cette conquête, la plus précieuse qu’ait pu faire l’homme préhistorique, donna lieu à la belle fable de Prométhée chez les Grecs. Chez les peuples d’Asie, le feu fut considéré comme l’élément incorruptible, à la fois destructeur et purificateur. Arme populaire du faible qui se venge, le feu, dans la religion nouvelle, devint l’agent de la colère céleste. Aujourd’hui encore, c’est avec une dose de mysticisme que certains révolutionnaires parlent du Coq-Rouge[8].

Sous Néron, l’excès de tyrannie engendre dans les provinces, révoltes et conspirations. Pendant qu’à Rome, les mécontents rongent le frein, paralysés par une masse avachie, la Judée se soulève. Des montagnes, des déserts, une armée de furieux surgit. Gens prêts à tout, fanatiques dans l’idée, féroces dans la victoire, vivant entre eux dans le plus entier communisme. « La Judée était pleine de voleurs », a dit l’historien Flavius Josèphe. Voleurs ! ces hommes qui combattaient désespérément pour briser l’oppression rapace des Césars. Honnêtes gens ! les proconsuls romains, les procurateurs, les gouverneurs qui s’enrichissaient en faisant suer l’or et le sang aux provinces. Monsieur Prudhomme est de toute époque.

Sur toute la côte occidentale d’Asie, le peuple se soulève ; l’Arménie s’insurge et tient tête aux légions : les fonctionnaires, les roitelets protégés tremblent. Hérode Agrippa est chassé de Jérusalem à coups de pierres. La lutte pour l’indépendance s’engage et dure cinq ans. Esclaves fugitifs, cultivateurs ruinés, cavaliers parthes, nomades du désert, patriotes, mercenaires, prêtres, docteurs, aventuriers, se jettent comme un torrent sur les généraux romains. Césennius Pétus est chassé d’Arménie, Cestius Gallus, forcé de lever le siège de Jérusalem. L’Orient est en feu : va-t-il échapper aux Césars ? Non, hélas ! les peuples n’ont pas compris quelle solidarité doit relier leurs efforts. La Grèce, par où l’incendie eût pu se communiquer à l’Europe, s’immobilise dans la métaphysique et fête Néron ; l’Égypte, façonnée de longue date à la servitude, reste calme. L’Occident n’est occupé que des querelles de généraux qui se disputent le pouvoir : révoltes aristocratiques dont la plèbe n’a rien à attendre. Pendant ce temps, Vespasien et Titus arrivent à la tête d’armées puissantes, circonscrivent la révolte, écrasent Joseph Gorionide, s’emparent de Jafa, Jotapat, Gadara, pacifient la Galilée par le gibet et la torche. Chassés de leurs retraites, exterminés en rase campagne, les défenseurs de l’indépendance, hommes, femmes, enfants, vieillards, au nombre de douze cent mille, s’enferment dans Jérusalem.

Titus accourt assiéger ce dernier rempart. Ce n’est plus Rome et Jérusalem qui sont aux prises : c’est la force et l’idée. Les légions d’airain qui viennent battre les murs de la ville sainte sentent passer au-dessus d’elles comme des effluves surnaturelles. Mille impressions étranges les assaillent et les pénètrent pendant que, dans la cité, tout s’arme, bouillonne, s’exalte, prophétise : visions étranges, révélations, miracles se multiplient et viennent soutenir la résistance des combattants. Non, le peuple de Dieu ne périra pas ! Les descendants de Moïse et de Salomon, champions de la religion vraie, unique, absolue ne fléchiront point devant César simple mortel ! Contre le livre sacré du rabbin se brisera le glaive du centurion.

La résistance est rude ; aussi Titus ne se contente pas de combattre : il envoie en parlementaire le traître Josèphe (Flavius)[9], il s’efforce de corrompre, flatte, promet, menace. Et, déjà, quelques-uns des plus riches ou des plus compromis chancellent : ils vont trahir, mais le poignard des intransigeants en fait justice, le pontife Ananias est massacré et, malgré la famine, malgré la peste, personne n’ose parler de se rendre.

Rien de plus poignant que l’agonie de ces grandes villes pressées par un ennemi impitoyable. Ceux qui, en 1870, ont assisté au siège de Paris garderont de ce moment tragique une impression ineffaçable. Et, cependant, si la pyrotechnie moderne anéantissant des masses humaines sous une pluie de feu, est autrement redoutable que les béliers et les catapultes antiques, l’horreur de la défaite est moindre : l’esclavage n’est plus à craindre pour les vaincus, ni le massacre impitoyable, sauf toutefois, dans les guerres sociales, les plus acharnées, mais aussi les seules logiques.

Tous les sentiments s’exaltent dans ces heures de lutte suprême : le patriotisme, la foi religieuse, la solidarité, le mépris de la mort, comme aussi l’instinct de conservation et la peur : la vie est intensifiée.

La défense de Jérusalem dura sept mois. Lorsque la ville fut prise, sur douze cent mille Juifs, il en restait cent mille : ils furent vendus à l’encan ; la charrue passa sur l’emplacement de Jérusalem. L’univers trembla devant la justice de César.

L’histoire, cette prostituée, a fait de l’égorgeur Titus un bon prince. Quels crimes de Néron, de Caligula, d’Héliogabale, ont jamais pu égaler cet assassinat d’un peuple ?

Tout plia devant le règne de la force ; la réaction s’étendit universelle. La Judée fut vendue, la Thrace morcelée, les provinces libérées remises en sujétion et pressurées « comme des éponges », selon l’expression de Vespasien lui-même, le temple des Juifs d’Alexandrie abattu, les philosophes chassés de Rome, l’un d’eux, le stoïcien Helvidius, assassiné.

Un moment, la Gaule septentrionale, où le druidisme jetait un dernier feu avant de s’éteindre, avait hésité entre les Germains, libérateurs redoutables, et les Romains, maîtres auxquels elle finissait par s’habituer. Après un mouvement de révolte ébauché, on s’était, bien vite, replongé dans la servitude. Battu par ses compatriotes eux-mêmes, l’insurgé Sabinus, réfugié dans un souterrain, y avait vécu neuf ans avec sa femme Éponine, devenue mère. Découverts, ils furent tous deux mis à mort sur l’ordre de l’empereur.

Les documents qui permettraient de reconstituer d’une façon exacte l’histoire sociale du christianisme depuis cette période jusque sous Trajan font défaut. Il y eut vraisemblablement un demi-siècle de silence pendant lequel le christianisme continua de s’infiltrer dans les masses. Les milliers de Juifs captifs, traînés en Europe, y répandirent leurs idées grossièrement commentées et interprétées par le vulgaire. Beaucoup de ces malheureux furent condamnés à bâtir l’immense amphithéâtre du Colisée où des chrétiens devaient être livrés aux fauves sous les yeux impassibles de César.

Règle générale : un peuple dispersé conquiert le monde, — moralement du moins, — en lui communiquant ses idées et ses mœurs. Dix-huit cents ans après la prise de Jérusalem, cinquante mille proscrits, fuyant Paris assassiné par un réacteur non moins féroce que Titus, devaient jeter sur le globe entier les germes de la révolution sociale.

Des manifestations matérielles accompagnaient l’évolution des idées : ce n’est pas d’aujourd’hui que date la propagande par le fait. En dépit de l’excessive prudence recommandée par Paul, des actes individuels très énergiques jetaient la terreur au milieu d’un peuple avachi et faisaient trembler la cour impériale : disparitions d’enfants nobles, empoisonnements mystérieux, meurtres que le vulgaire attribuait à la magie et qui n’étaient que le fait d’opprimés se vengeant. Sous Néron, un incendie, autrement terrible que les flammes métaphysiques du jugement dernier, consuma une grande partie de Rome. Le crime fut imputé, non sans vraisemblance, aux chrétiens dont un grand nombre périrent dans les supplices les plus affreux ; leurs descendants, devenus conservateurs, ont lâchement répudié cet acte de révolte et, le transformant en caprice d’empereur, l’ont attribué à Néron lui-même.

Sous Trajan, d’invisibles mains embrasèrent le Panthéon. Les coupables, n’ayant pu, cette fois, être découverts, on incrimina le feu du ciel. Quatre-vingts ans plus tard, le même feu du ciel consuma, à différentes reprises, le Capitole, le palais impérial et le temple de Vesta. Beaucoup durent y voir une revanche de Jéhovah sur les dieux de l’Olympe.

Cependant l’Orient, malgré les effroyables saignées, s’agitait toujours, vaincu mais non dompté. Autrement indépendants que les chrétiens d’Italie, lesquels, d’ailleurs, ne pouvaient guère s’insurger, ayant à supporter tout le poids du gouvernement central, les chrétiens judaïsants d’Afrique et d’Asie guettaient chaque secousse de l’empire et entretenaient dans une incessante agitation les populations voisines. Pendant que les Parthes et les Arméniens luttent sans relâche contre Trajan, André soulève les Juifs de Cyrène : c’est par légions que cette ardente terre d’Afrique dévore les hommes ; deux cent mille Romains et Grecs sont massacrés, les premiers comme oppresseurs ; les seconds, comme valets des despotes. Tout plie devant ce réveil furieux du sémitisme : l’Égypte envahie est mise à feu et à sang, Alexandrie saccagée, Cypre attaquée, Salamine détruite ; Trajan lui-même, le victorieux qui assourdit le monde du bruit de ses triomphes, est repoussé par les habitants d’Atra.

L’empereur irrité, persécuta violemment les chrétiens et les juifs d’Orient. La distinction, qui chaque jour, s’affirmait plus grande entre les sectateurs de Moïse et ceux de Jésus, n’empêcha pas la répression d’être la même pour tous. C’est, du reste, le propre de toutes les réactions de frapper indifféremment les sectes qui leur font obstacle, sans avoir égard à leurs dissensions.

Le successeur de Trajan, Adrien, moins soldat, plus diplomate, comprit la gravité de la situation. Il sentit que dans tous ces mouvements de peuples, ces explosions de fanatisme, c’était une immense révolution sociale qui couvait. Il se hâta de faire la paix avec les Parthes, les Sarmates, les Roxolans, afin de dissoudre cette formidable coalition que son prédécesseur, avec toutes ses victoires, n’avait pu briser. Des réformes apparentes furent opérées au profit des artisans et des esclaves eux-mêmes, soustraits à l’arbitraire de leurs maîtres et rendus justiciables des seuls tribunaux ; les ergastules, où les riches retenaient en servitude à leur profit des personnes libres, furent abolis : bribes de liberté que l’empereur jetait à la plèbe pour désarmer son mécontentement !

Les chrétiens à tendances pacifiques furent ménagés, caressés même ; en maintes contrées, leurs patriarches et leurs évêques avaient acquis une influence qui eût pu les rendre redoutables. Mais les avances du nouveau César les grisèrent ; ils se vautrèrent dans la plus humble soumission, leurrés par les promesses d’Adrien qui leur faisait accroire qu’il allait élever un temple au Christ. Abandonnés par ces lâches, leurs coreligionnaires compromis dans les soulèvements populaires, périrent dans d’atroces supplices. C’est ainsi que la réaction s’efforce de détruire les ennemis qu’elle n’a pu vaincre en opposant toujours les plus modérés aux plus avancés.

Une fois débarrassé de toutes craintes, l’empereur leva le masque. Il résolut de purger définitivement la Judée de sa semence révolutionnaire. Jérusalem, toute ruine qu’elle était, servait encore de nid à de nombreuses familles. Adrien la fit rebâtir sous le nom d’Ælia Capitolina ; le temple de Jupiter s’éleva sur l’emplacement de celui de Jéhovah ; une colonie païenne vint chasser les habitants de race sémitique.

Ceux-ci, pour la dernière fois, tentèrent un grand effort. Ce fut la convulsion de l’agonie. Toute la Judée se leva : les nouveaux habitants de Jérusalem furent exterminés ; puis les révoltés se donnèrent un chef. On n’en était plus à la foi superstitieuse en un Messie de race royale : la nation agonisante n’avait plus le temps de s’attarder aux légendes orgueilleuses ; plus haut que la généalogie parlait l’implacable nécessité. Le généralissime fut un plébéien énergique et astucieux, chef de brigands, disent les auteurs, mais pour les historiens officiels, tous les insurgés ne sont-ils pas des brigands ? Barcozeb (fils du mensonge), pour augmenter son ascendant sur les masses, se fit appeler Barcocabas (fils de l’étoile) ; des procédés, semblables à ceux employés par tous les prophètes le firent paraître un véritable envoyé de Dieu : par une étoupe, cachée dans sa bouche, il vomissait la flamme. Sous sa conduite, les Juifs, résolus à vaincre ou à mourir, tinrent tête pendant trois ans aux armées impériales. La guerre se termina par la ruine de cinquante forteresses, neuf cent quatre-vingt-cinq bourgades, et le massacre de six cent mille Juifs. Une innombrable quantité de tout sexe et de tout âge furent vendus au prix des chevaux dans les marchés de Gaza et de Térébinthe. Désormais, il n’y eut plus, dans la Judée dépeuplée, que des émeutes, fréquentes à la vérité, mais bien vite réprimées.

Cette catastrophe dut contribuer plus que tout à l’élan mystique qui transforma définitivement le christianisme en religion ; c’est surtout dans le malheur que prennent corps la foi et l’espérance. La véritable Jérusalem considérée par les fidèles comme la ville par excellence, — Athènes, Rome, Constantinople, Londres, Paris ont eu tour à tour ce rôle historique ; — n’existant plus, on se forgea une Jérusalem céleste, cité de bonheur et d’égalité où, après leur mort, habiteraient les justes.

L’Église de Rome grandit par la chute de sa sœur rivale. « On vit alors, dit Ch. Paya[10], se produire un singulier phénomène. L’Église la plus ancienne, la mère de toutes les autres, celle qui s’était tenue le plus fidèlement à la tradition des premiers apôtres, disciples du Christ, l’Église qui avait été constamment gouvernée par une succession d’évêques de la famille même de Jésus ; l’Église de Jérusalem, en un mot, affaiblie par les événements, fut déclarée hérétique, et son heureuse rivale, l’Église romaine, put poser sur ses ruines, les bases de sa future domination. »



  1. Nom donné à l’usurier juif dans la Lithuanie.
  2. Bible, livre des Juges, 19, 20, 21.
  3. Vie de Jésus, chap. III.
  4. Il est inutile de faire remarquer longuement combien cette idée du Messie devrait être prise dans un sens humain.
  5. La plupart des peuples antiques, Grecs, Égyptiens, Chaldéens, Perses, pratiquaient les ablutions, pensant que l’eau, qui efface les taches du corps, enlève en même temps les souillures morales. Notre baptême n’est donc que la généralisation d’une coutume païenne.
  6. Grand conseil ou tribunal des Juifs.
  7. « Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures ; il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu et celles qui subsistent ont été établies de Dieu ». (Saint Paul, épître aux Romains, chap. XIII). Et, dans l’épître aux Éphésiens (chap. VI), l’apôtre recommande aux esclaves d’obéir avec crainte et tremblement à leurs maîtres selon la chair.
  8. Nom donné à l’incendie, dans la littérature populaire. Les révoltés du moyen âge comparaient les flammes s’élevant au-dessus des castels, à un immense coq battant des ailes.
  9. Auteur de l’Histoire des guerres et des antiquités judaïques et lâche panégyriste des Césars.
  10. De l’Origine de la Papauté, par Ch. Paya (Paris, 1860).