Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre III.

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CHAPITRE III


LA DÉCADENCE


Rome était en pleine décadence morale. Cette ville formidable qui avait asservi le monde mourait de sa victoire.

Toute la société antique avait été basée sur l’esclavage, domestication de l’homme plus profitable que l’aveugle immolation des prisonniers de guerre ou que l’anthropophagie des âges préhistoriques. Cette exploitation du faible par le fort a changé bien des fois de forme et de nom, elle s’est plus ou moins limitée, atténuée, elle n’a point disparu : le salariat actuel n’est pas autre chose.

Les petites républiques de la Grèce avaient compté en moyenne un homme libre pour dix esclaves. Le sort de ces derniers était relativement supportable : l’Athénien, livré aux spéculations philosophiques ou aux disputes oiseuses de l’Agora, était un maître peu exigeant, il ne consommait guère : le vin, l’huile, le froment, le miel, le lait et la chair des troupeaux lui suffisaient amplement. À Sparte, où les mœurs étaient plus rudes, l’Ilote avait à souffrir du caractère de ses maîtres plus que d’un travail excessif. En somme, on peut affirmer que, matériellement, les esclaves grecs, à l’exception de ceux condamnés aux durs travaux des mines, n’étaient pas beaucoup plus malheureux que les prolétaires actuels.

À Rome, il n’en fut pas de même : chaque opulent patricien avait en sa possession non plus une dizaine mais des milliers de misérables voués aux labeurs les plus écrasants et déchus de tout droit humain. L’oppression dont les plébéiens s’étaient, à la longue, affranchis, accablait inexorablement les vaincus et leur malheureuse postérité.

Cet ordre de choses entraînait l’oisiveté, non seulement des riches mais aussi de tout le peuple libre, habitué à vivre des largesses de ses maîtres qui captaient ainsi sa faveur. Les pires tyrans, les Caligula, les Néron s’étaient, de la sorte, créé et maintenu une popularité.

Le luxe, la mollesse et la débauche avaient pris des proportions inouïes ; la grande ville était devenue un immense lupanar où les hommes cherchaient des hommes et les femmes des femmes, le blasé n’ayant plus qu’une occupation, qu’un souci : inventer des raffinements inconnus.

La conquête de la Grèce et de l’Asie Mineure avait amené un débordement de sensualisme inouï. Les légionnaires, si rudes au départ, étaient revenus pourris moralement et physiquement. C’en était fait : un virus étrange circulait désormais dans le sang ; les molles langueurs de Lesbos s’étalaient en plein jour au Forum ; les matrones romaines faisaient châtrer leurs jeunes serviteurs pour en jouir sans craintes de grossesse ; César était le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris.

C’est ainsi que la famille romaine, si fortement constituée au début, allait se dissoudre pour faire place à la famille chrétienne, où l’autorité paternelle et maritale devait être tempérée, — primitivement, du moins, — par une morale inconnue au paganisme.

Jetons un coup d’œil sur cette foule bigarrée qui circule au Forum. De jeunes avocats, vêtus de tuniques légères dessinant leurs formes efféminées s’y promènent, entourés de petits groupes et déclamant avec des inflexions musicales. Ils ressemblent à des courtisanes étalant leurs charmes. Jadis, pour se faire connaître, ils attaquaient, avec une virulence étudiée, les magistrats sortant de charge, tous plus ou moins concussionnaires. Le procès Verrès avait édifié la fortune politique de Cicéron et montré aux ambitieux la voie à suivre. Nos avocats modernes, aspirant aux fonctions publiques n’agissent pas autrement. Mais, lorsque le pouvoir impérial se fut consolidé, il devint dangereux d’élever la voix, la toge s’inclina servilement devant l’épée et les jeunes harangueurs cherchèrent dans la corruption générale un moyen plus sûr d’arriver.

Quel est ce groupe d’hommes qui discutent avec chaleur ? Ce sont des marchands, esclaves ou affranchis pour la plupart, car le commerce est dédaigné par le citoyen libre… à Rome, du moins ; dans les provinces, c’est différent : on peut voler à son aise. Et le sujet de la querelle ? C’est de savoir si le turbot pour la cuisson duquel Donatien vient de consulter le Sénat a été réellement mis à la sauce piquante. On s’anime, les injures pleuvent, on va en venir aux coups, lorsqu’un homme à longue barbe blanche fend le cercle, se fait expliquer le différend et lâche majestueusement quelque sentence sur la sagesse antique. Et tous les disputeurs, subitement réconciliés, de s’unir pour huer le philosophe.

Des hommes taciturnes passent rapidement comme des ombres. Parfois, ils traversent les groupes, s’arrêtent, repartent : ce sont les délateurs. Rome, en érigeant de ses fortes mains la toute-puissance de l’État, a créé du même coup ce rouage obscur, malpropre, mais indispensable à tout gouvernement : la police secrète. Elle a régularisé l’espionnage et en a fait un service administratif.

Des guerriers barbares, récemment incorporés dans les légions promènent leur carrure athlétique et leur mine ahurie. Des enfants moqueurs les suivent en piaillant comme des oiseaux, tandis que des femmes aux traits pâlis et distingués, patriciennes dissimulant leur rang sous des habits modestes, les couvent des yeux. Quelle différence avec leurs maris épuisés, aux membres frêles, à la virilité éteinte ! À l’instar de l’impératrice Messaline, les nobles dames courent Rome sous des vêtements d’emprunt, avides de se retremper dans de brutales amours.

Mais on s’écarte avec respect. Quelle est cette litière aux tentures de pourpre que portent de vigoureux esclaves éthiopiens ? C’est celle de l’affranchi Chrysippe ; il y a six mois, c’était encore un esclave et son dos garde la trace des lanières, mais son esprit subtil et rampant l’a servi ; son maître a su reconnaître ses bons services en tous genres : aujourd’hui, il est libre et riche à millions de sesterces. À ses côtés, Livia, la belle courtisane qui ruine jeunes et vieux, sénateurs et affranchis, est étendue nonchalemment sur des coussins de soie jonchés de roses. Elle est nue ; sa splendide impudeur émerge ainsi au milieu des fleurs. Des perles aux reflets étranges lui forment un diadème au-dessous duquel se déroulent ses longs cheveux noirs. Ses membres, que les bains de lait ont rendus d’une blancheur nacrée, sont encerclés dans de massifs anneaux d’or, seule parure qu’elle affectionne.

Les heures s’écoulent et le flot de peuple qui circule sur l’immense place n’est pas tari. C’est que la Rome impériale compte quatre millions d’habitants. Mais, tout à coup, un grand mouvement se fait dans cette multitude. Où court-on ? Les rues voisines dégorgent de nouveaux arrivants : on se presse, on se bouscule, on s’injurie ; des voix aigres de femmes dominent le tumulte ; des chars fendent la foule. On dépasse la statue en bronze de Néron, haute de cent vingt pieds et la vague humaine, grossie d’instant en instant, s’arrête aux portes d’un cirque immense : le Colysée.

Ce géant des cirques mesure seize cent quatre-vingt-un pieds de circonférence et cent cinquante-sept de hauteur. Cent mille spectateurs s’y engouffrent par de nombreux vomitoires : les quatre étages s’emplissent instantanément. En attendant que le spectacle commence, tous les yeux se fixent vers le pulvinar, emplacement auguste où s’élève la loge de l’empereur. César est là, pâle et distrait, un sourire cruel crispe ses lèvres. Autour de lui, veille une garde immobile de soldats germains aux longs cheveux blonds ruisselant sous leurs casques d’airain.

La salle : une houle humaine d’où s’élèvent murmures, rumeurs, vociférations ; un émergement de têtes et de bras, types de toutes sortes : l’Italien aux membres robustes, le Grec au fin profil, l’Africain basané, le Syrien au nez recourbé. En haut, surplombant les gradins, sous des loges tendues d’or et de pourpre, une fleur de noblesse : chevaliers, sénateurs, centurions, longues toges et armes étincelantes. Çà et là, d’idéales nudités tranchant par leur albâtre sur la rouge sombreur de la salle.

Le spectacle commence : sur l’arène défile une troupe d’hommes voués à la mort et qui, prosternés devant la loge impériale, entonnent le chœur lamentable des martyrs : « César, ceux qui vont mourir te saluent. » Ces hommes sont des chrétiens, des philosophes frondeurs, des esclaves rebelles : leur agonie distraira l’oisiveté du peuple-roi. D’une porte grillée, subitement entr’ouverte, s’échappent des lions aiguillonnés par le belluaire. La lumière les aveugle : un moment ils s’arrêtent, ils hésitent ; puis, d’un bond, les voilà sur leur proie vivante. Pendant quelques instants, ce n’est qu’un furieux tournoiement de poussière au milieu duquel apparaissent des corps d’hommes et de fauves mêlés dans un épouvantable embrassement. Cris d’agonie, imprécations, rugissements sonores, auxquels répondent, comme un tonnerre, les applaudissements de cent mille spectateurs. Puis, le nuage poudreux se déchire et laisse voir les lions tranquilles, accroupis sur l’arène, broyant lentement sous leurs puissantes mâchoires des cadavres informes.

Mais le belluaire paraît : de la pique et du fouet, il chasse dans leur souterrain les fauves grondant d’abandonner le repas commencé. Des valets tirent avec des crocs les débris humains et parsèment d’un sable frais l’arène embourbée de sang. Un nouveau spectacle s’apprête.

Des couples de gladiateurs font leur entrée par deux portes opposées, les uns coiffés d’un casque à visière demi-rabattue, armés d’une lourde épée à deux tranchants ; les autres nus jusqu’aux hanches, brandissant un trident de sept pieds et portant sur l’épaule un long filet garni, à son extrémité, de balles de plomb.

Les adversaires s’observent et s’élancent. Du premier coup, l’un d’eux, faisant tournoyer son filet, en enveloppe son ennemi et, prenant son élan, le traîne à toute vitesse sur l’arène. Des acclamations répétées saluent un coup si heureux ; César lui-même daigne sourire à l’habile combattant. En vain, le gladiateur prisonnier s’agite et s’efforce de couper, avec son épée, le réseau qui le détient. Par de brusques secousses, son adversaire l’étourdit, le lasse, lui fait perdre ses sens, puis, d’un bond, saute sur lui. Le vainqueur brandit son trident et, d’un regard rapide, interroge la multitude. Toutes les mains sont baissées, le pouce en dessous : geste charmant qui veut dire « à mort ! » Le trident s’enfonce dans la gorge du vaincu d’où jaillit un large filet de sang et, pendant que le mourant se convulse, la salle retentit de bravos.

Les autres couples continuent le combat, tantôt une épée trouant un filet et fendant un crâne, tantôt le filet ayant raison de l’épée. Et, à chaque victoire, le peuple d’applaudir, à chaque regard du vainqueur, de répondre par l’éternel coup de pouce : « à mort ! » Ce n’est que lorsqu’il ne reste plus sur l’arène que quelques rares combattants harassés, fumants de sueur, que les spectateurs, pris d’un soudain revirement, étendant la main, donnent de leur pouce levé en l’air un signal de paix.

Mais une troupe de marins envahit la scène. En un clin d’œil, les traces de lutte sont effacés : un sable noir mêlé de poudre d’or recouvre l’arène, une forêt artificielle s’élève comme par enchantement.

Une musique pénétrante et douce se fait entendre : une file d’hommes drapés de longues robes blanches et tenant à la main des lyres d’ivoire, s’avance lentement. Sur un rythme, grave d’abord puis plus précipité, qui étonne et trouble les sens, ils chantent une déesse qui préside à d’étranges amours. Puis, trois nains grotesquement accoutrés et munis de cymbales font leur apparition ! ils précèdent une troupe de danseuses tyriennes court-vêtues d’une gaze légère ; les musiciens s’effacent derrière elles et, pendant que lyres et cymbales accompagnent un air licencieux que le peuple répète en chœur, les danseuses s’élancent dans un tourbillonnement vertigineux. Les jupes voltigent, les chevelures se dénouent, des couples s’embrassent, s’entrelacent, fous d’une luxurieuse ivresse : Gomorrhe et Lesbos triomphent sur la scène aux applaudissements d’une multitude aussi blasée que cruelle, toujours avide de sensations violentes.

Mais le soleil couchant jette ses derniers feux. La longueur du spectacle a fatigué les assistants, énervés par des émotions diverses, savamment combinées ; les besoins physiques se font sentir, et pendant que les noctambules somnolent, bercés par d’érotiques visions, que les affamés mordent dans un fruit ou un gâteau, que matrones langoureuses et vieux patriciens caressent publiquement leurs pages et leurs mignons, le spectacle se termine par une splendide apothéose de chair nue. Dépouillées de leurs légers voiles, les danseuses apparaissent comme autant de Vénus et, tandis que les cymbales redoublent, que les lyres pincent des notes suraigües, une délirante pâmoison se communique à la foule.

Puis c’est la fin : le cirque immense vomit son flot. Les oisifs prennent le chemin du Forum, les marchands retournent à leurs officines, les patriciens à leurs palais ; les parasites, pauvres diables qui devront, à force de verve, gagner leur souper, vont rôder autour des riches demeures, pendant que débauchés, mignons et courtisanes, vont se préparer par un court repos aux orgies de la Rome nocturne.

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Et maintenant ?

Maintenant les mœurs de la décadence latine revivent chez les vieilles nations européennes. « Occident pourri ! » murmurent parfois des Slaves en contemplant, songeurs, les boucheries tauromachiques, les luttes de la roulette, les courses de Longchamps et d’Epsom où trône le bookmaker[1], où le petit employé, sachant bien que le travail ne lui donnera jamais la fortune, risque ses économies, où des foules délirantes acclament ces glorieux vainqueurs, Bayard, Vasistas, Cœur-de-Lion.

Le cheval est devenu dieu ; cependant, chose étrange, dans ces multitudes idolâtrant un général pour la couleur de son coursier,[2] et faisant à un jockey[3] des funérailles nationales, on rencontre des moralistes érudits blâmant fort l’empereur Caligula d’avoir nommé son cheval consul.

On est devenu sentimental : la torture est abolie ; seuls, quelques savants réclament, dans l’intérêt de l’humanité, qu’on leur livre les criminels pour servir vivants à leurs doctes expériences. Les ennemis du pouvoir ne sont plus livrés aux lions : on se contente de les fusiller quand ce sont des prolétaires et de les envoyer en prison lorsque ce sont des bourgeois.

Les combats de gladiateurs ont disparu, mais l’âpre lutte pour la vie se déroule de toutes parts : le sang ne met plus que rarement sur les deuils sa tache malpropre ; la civilisation moderne, plus raffinée, tue lentement.

Ceux dont le bonheur est fait de milliers de misères, peuvent voir leurs victimes se débattre dans les spasmes d’une effroyable agonie : les jours sans pain, les nuits sans sommeil, les hivers sans feu, sans toit, sans vêtements, cela ne vaut-il pas les coups d’épée du cirque ?

Des journaux select, qui n’ont pas assez d’injures pour les révolutionnaires ennemis de la famille, publient, moyennant finance, des correspondances de ce genre :

« Jeune femme mariée, étrangère, jolie, ayant des dettes, désire faire connaissance Monsieur riche, sérieux, qui aiderait, 40 à 60 ans. Écrire, etc. »

« Femme du monde, veuve 33 ans, distinguée, admirablement faite, ayant jeune fille très belle, demande ami riche, distingué, qui l’aide à faciliter carrière théâtrale à sa fille, appelée à succès beauté… »

Dans cette course au louis, les débris des vieilles familles ne sont pas les moins âpres :

« Monsieur français, 60 ans, très beau nom, noble, épouserait dame riche, reconnaîtrait enfant… »

« On sauverait vie jeune officier, noble, en lui prêtant 10,000 francs… »

La vanité dindonnière ne perd pas cette occasion de s’étaler :

« Qui peut faire obtenir à jeune homme, profession libérale, distinction honorifique ? »

« Un monsieur de vieille bourgeoisie, prie le comte de Saint-J… de reconstituer d’après documents qu’il lui a envoyés, son arbre généalogique… »

Les querelles des lesbiennes et les hauts faits des pédérastes sont célébrés en vers et en prose.

Voici un échantillon de la prose :

« La Goulue, e…nnuyée par la Môme Fromage.
On nous en a raconté de bien drôles sur les relations de la Goulue et de la Môme Fromage. Il paraît que cette dernière est d’une jalousie féroce et qu’elle rend à la Goulue la vie absolument intolérable. Les choses ont pris un caractère si aigu que la Goulue tremble à un seul regard de la Môme et qu’elle n’ose plus regarder en face son ancienne amie, la brune Suzanne qui est pourtant une des plus gentilles fillettes de Montmartre. »

« Monsieur très joli, élégant, aimable, demande à homme du monde service urgent… » (Retour à la petite correspondance.)

Voici un échantillon des vers.

« Maquillé, pomponné, frisotté, veston court
» Le pinçant où les reins s’arrondissent en dôme,
» Joliet et blondin, tel un page de cour,
» Gontran est toujours prêt à partir pour Sodome. »

Les familles souveraines, parquées éternellement dans le même milieu, achèvent, dans des orgies princières, d’y vicier leur sang déjà si appauvri et, plus que toutes autres, sont la proie des maladies fin de siècle.

Les exploits d’un prince de Galles, dévirginant des filles de cinq ans, ont arraché un cri d’indignation au monde entier ; puis, ça été tout : le bagne n’est pas fait pour les classes-dirigeants. Le prince Frédéric-Charles, le plus brillant des généraux allemands, ivrogne comme Auguste II et pédéraste comme Frédéric le Grand, — vertus royales ! — est mort victime d’un drame conjugal qu’on s’est efforcé d’étouffer. En Bavière, la maison royale tout entière est folle. Après le mélomane Louis, qui faisait construire des théâtres et jouer des opéras pour lui seul, le démoniaque Othon qui marche à quatre pattes, hurlant et mordant comme un fauve !

En Autriche, un prince du sang perd sa raison dans des priapées qui coûtent la vie à des filles publiques. Le même, récemment marié, contraint sa femme à s’exhiber nue sur un divan de velours noir aux regards de ses amis. Un député qui élève la voix sur ce fait, est bâtonné par ordre du prince.

La morale officielle a proscrit les grandes orgies de chair, mais la prostitution est partout…

En haut, dans cette aristocratie dorée, vicieuse et névrosée qui achète des sensations à prix fou et n’a plus qu’un idéal, qu’un but : jouir.

En bas, dans cette masse misérable à laquelle une exploitation capitaliste effrénée ne laisse d’autre perspective que la prison pour les hommes et le lupanar pour les femmes… quand elles sont belles.

Au milieu, dans ce monde bourgeois pour qui la vie entière est une tenue de livres et qui, n’ayant qu’un principe de morale : bien vendre, vend avec sa conscience, le corps de ses femmes et de ses filles.

Autour, dans cette nuée d’irréguliers qui font le siège de la société : rastaquouères ou bohèmes, êtres aux appétits violents, aux passions fortes, à l’esprit aiguisé, qui, dans un autre milieu, pourraient devenir des héros ou des génies et qui, pris par l’engrenage funeste, dans ce monde où tout est à vendre, trafiquent de tout.

Et, d’ailleurs, qui pourrait affirmer que les exhibitions de bals et de féeries où des gazes transparentes, des maillots couleur chair accusent plus qu’ils ne les voilent les formes provocantes, sont plus chastes que les apothéoses romaines ?

Le déshabillé est plus savamment obscène que le nu ; la feuille de vigne est le chef-d’œuvre du jésuitisme sadique.

Chaque soir, alors que les lueurs du gaz et de l’électricité surgissent par milliers de l’ombre épaisse, pendant que des légions de rôdeuses affamées descendent des hauteurs de Montmartre et de Belleville, une foule joyeuse envahit l’Éden, le Moulin-Rouge ou le Jardin de Paris. Du Chat-Noir à Bullier, tous les restaurants de nuit sont pris d’assaut.

C’est le high-life qui s’amuse.

Soupeurs et soupeuses, hétaïres, mondaines en goguette, étudiants noceurs qui deviendront plus tard de graves magistrats, nobles pschutteux, rastaquouères, le monocle à l’œil, le gardénia à la boutonnière, vont se griser de la musique de Métra, en contemplant les ébats chorégraphiques de Nana-la-Sauterelle ou de Grille-d’Égout. Jambes en l’air, corsets dégraffés, flots de dentelles émergeant des jupes soulevées, écarts désordonnés, mimique superbe d’impudeur ; de temps en temps, l’amorce troublante d’une petite fleuriste de dix ans jetée aux Céladons blasés que les exploits du prince de Galles ont rendus rêveurs : quelle fin de règne pour la classe bourgeoise !



  1. La loi interdisant l’industrie des bookmakers sur les champs de courses français n’était pas encore promulguée lorsqu’ont été écrites ces lignes. Du reste, cette loi, qui semble devoir être prochainement rapportée, montre l’intensité du mal ! et c’est tout : on ne décrète pas la vertu.
  2. Il y a un siècle, le cheval blanc de Lafayette avait conquis la même célébrité que, naguère, le cheval noir de Boulanger.
  3. Fred Archer, mort à Londres il y a peu d’années.