Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre VIII.

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CHAPITRE VIII


ÉVEIL DES PEUPLES. — LA RÉFORME. — DEUX ADVERSAIRES EN PRÉSENCE : LE GESÙ, LA FRANC-MAÇONNERIE.


Après Charlemagne, la nuit se fait de nouveau sur l’Europe ; des avalanches furieuses de sauvages inconnus : Danois, Normands, Hongrois, Slaves, bouleversent tout. Les peuples tremblants s’enferment derrière des murailles, les châteaux-forts s’élèvent de toutes parts, les habitants des campagnes s’abandonnent à la protection dangereuse des seigneurs : commencement de la féodalité.

Jusqu’alors, des épaves de la civilisation romaine avaient surnagé, roulées par le flot tumultueux. Le peu qu’il leur avait été donné d’entrevoir remplissait les Barbares d’une admiration superstitieuse. Ce qu’Horace avait dit de la Grèce abattue, captivant son farouche vainqueur, pouvait s’appliquer aux hommes du Nord, debout sur les débris d’un monde détruit. L’instinct d’imitation, inhérent à l’homme inculte comme au singe, les portait à calquer grossièrement les formes disparues : Clovis s’était revêtu avec orgueil de la pourpre consulaire, mettant ainsi une dignité romaine au-dessus de sa royauté franque ; Charlemagne n’eut qu’une pensée fixe, reconstituer la domination universelle des Césars, pensée qui, après lui, fut celle des empereurs germains, qui est, aujourd’hui, celle des tzars. Après chaque période de bouleversement social, une soudure tend à se faire avec le fil rompu du passé : les démolisseurs de la veille deviennent serviles plagiaires des formes qu’ils ont brisées. Ce sera, plus tard, la destinée des ex-jacobins recréant à leur profit titres et privilèges après avoir promené sur la société le niveau révolutionnaire. Et, de nos jours, dans les rangs du prolétariat qui cherche son émancipation, des hommes ambitieux guettent l’heure où, escaladant les ruines amoncelées et mettant un masque au passé, ils pourront émerger, en maîtres, de la foule.

Le monde gothique avait commencé à se romaniser lorsque les nouvelles invasions de l’époque carlovingienne le rejetèrent dans la barbarie. Plus d’académies ! plus de bibliothèques ! plus d’écoles ! à leur place, le donjon féodal, construit pour arrêter l’envahisseur, élève au ciel ses tourelles pointues et, par ses créneaux, regarde dans la campagne déserte.

Le ciel a une noirceur d’encre, une lividité de plomb : on halète plutôt qu’on ne vit. Guerres, famines, épidémies engendrent des générations maladives portées à toutes les surexcitations de la névrose : miracles et sorciers vont se multiplier.

Seule restée puissante, parce qu’elle est l’unité morale, l’Église catholique étend son règne et, comme tous les parvenus, aussi âpres à la curée qu’ils étaient humbles au début, la papauté n’entend pas de partage.

Les deux métropoles du monde, Rome et Constantinople se déclarent une guerre morale pire qu’une guerre armée : bien entendu, la religion en est le prétexte. De part et d’autre, les chefs des deux Églises se jalousaient trop mortellement pour se concéder la suprématie. Les populations prenaient part à ces querelles : les descendants dégénérés de Romulus, bâtardés de Goths, voyaient logiquement dans leur pontife le successeur des souverains du monde ; les Grecs, au contraire, jadis assujettis, maintenant constitués en grand empire, considéraient le pouvoir spirituel comme intimement lié à celui de leurs souverains : l’intervention décisive de ceux-ci dans toutes les controverses théologiques prouve qu’en effet, l’empereur se considérait comme le chef unique et immédiat du patriarche, rôle qu’exerce aujourd’hui le tzar ou césar russe.

L’hostilité grandit de jour en jour. À Constantinople, on brise les saintes images, réminiscences d’idolâtrie, puis, reprenant, sous une autre forme, la vieille querelle d’Arius touchant la Trinité, les patriarches grecs accusent les Occidentaux d’avoir blessé la foi en ajoutant au symbole apostolique que le Saint-Esprit procède du fils : abomination de la désolation ! Les anathèmes se croisent et, finalement la chrétienté se trouve scindée en deux tronçons. Mais, tout à coup une rumeur se répand : le monde va finir, la millième année de l’ère chrétienne verra le Dieu tout-puissant trônant au milieu des éclairs, juger les pâles humains.

Effarement des heureux, muette résignation des masses, joie profonde des mystiques ainsi que des damnés de cette vie qui espèrent un paradis pour récompense des maux qu’ils ont soufferts.

Et nul ne s’avise de mettre en doute la nouvelle, car elle vient de la plus sûre des sources, de la plus infaillible des autorités : l’Église qui, pendant qu’elle annonce la fin du monde par des milliers et des milliers de prédicateurs, fait main basse sur trésors, terres et châteaux qu’elle acquiert en échange d’indulgences octroyées.

Magnifique opération commerciale qui n’a rien à envier aux modernes coups de bourse des Juifs, ces concurrents subtils que l’Église catholique, accapareuse de millions, a toujours, à travers les siècles, poursuivis de sa haine !

La vente des indulgences fut, au moyen âge, la grande ressource pécuniaire de la papauté. Le purgatoire n’existait pas primitivement ; la doctrine intransigeante du jugement dernier n’admettait que deux aboutissants : un lieu de punition pour les méchants, un lieu de délices pour les bons. Afin de ménager les susceptibilités et de se donner plus de latitude, les docteurs chrétiens créèrent peu à peu, comme terme moyen entre le Paradis et l’Enfer, un séjour où les âmes impures expieraient leurs péchés pendant des périodes variables. Pour libérer ces chères âmes, parents et amis faisaient affluer les dons dans les coffres ecclésiastiques. Bientôt, on alla plus loin : on paya par anticipation pour se préserver des flammes posthumes, et le Vatican devint le siège d’une immense exploitation desservie par toute une hiérarchie d’agents en soutane.

On se tromperait, cependant, si l’on croyait que l’annonce de la fin du monde, qui fit tomber à genoux princes et peuples, notamment en Allemagne, en Italie et en France, ne fut pas autre chose qu’une spéculation lucrative. Ce fut aussi, en grande partie, un moyen d’intimidation pour ramener au respect de l’Église ces descendants de barbares qui, courbés un moment sous le joug, reprenaient bien vite leurs féroces instincts ataviques.

Enfin, ce fut surtout la vieille croyance millénaire qui se réveilla. Captifs chez les Perses, les Juifs avaient recueilli plusieurs de leurs mythes qu’ils amalgamèrent à leur religion. Nombre des premiers chrétiens, et peut-être Jésus lui-même, s’étaient laissé pénétrer par cette foi en une arrivée, à date fatidique, du Dieu suprême qui, se faisant le réparateur des biens et des maux, rétablirait l’équilibre parmi les hommes.

Cette croyance avait fort contribué à faire perdre de vue l’idée d’une révolution sociale pour se reposer uniquement sur le jugement dernier, — état d’esprit qui, après tant de siècles, se reproduit chez certains révolutionnaires modernes, lesquels attendant, avec confiance, qu’un cyclone d’idées et de faits passe sur le vieux monde, ne font rien pour hâter l’heure solennelle, persuadés qu’ils sont que de telles commotions ne peuvent être provoquées directement par des individus.

L’an mille s’accomplit et le monde subsiste : une immense clameur de joie s’échappe des poitrines et monte vers le ciel clément. La vie sociale, un moment suspendue, reprend avec une activité nouvelle.

Le xie siècle, avant sa fin, voit un mouvement religieux dont les résultats sont immenses. Émancipés de la lourde tutelle des empereurs germains, successeurs de Charlemagne, les papes lancent l’Europe féodale sur l’Asie musulmane.

Coup de maître qui consacrait la direction prise par l’Église de tous les mouvements politiques, qui faisait des souverains les exécuteurs de la volonté pontificale, enfin qui enrichissait le clergé des domaines vendus à vil prix par les nobles croisés partant en quête de fortune et d’aventures.

Le mouvement, loin d’être purement aristocratique, s’étendit à la plèbe. Il serait malaisé de dire même si cette dernière entraîna les seigneurs ou fut entraînée par eux. Quoi qu’il en soit, ces croisades, savamment entretenues, débarrassèrent l’autorité royale et religieuse d’éléments qui pouvaient lui faire obstacle par leur turbulence. De même, nous voyons les gouvernements modernes entretenir cette émigration qui, emportant des flots de déclassés et de prolétaires vers les côtes d’Afrique et les pampas américaines, ouvre une issue provisoire au mécontentement des masses et retarde de quelques années la révolution sociale tout en concourant à la généraliser.

La bourgeoisie naissante fut seule à se désintéresser des croisades. Tandis que les gens de métier travaillaient patiemment à consolider leurs corporations et à augmenter leurs privilèges, ceux dont la vie quotidienne était des plus précaires : serfs fugitifs, colons ruinés, mendiants, voleurs, femmes publiques, gagnés par l’enthousiasme et aussi par le mirage d’une existence plus heureuse, partirent pour cette Jérusalem qu’ils ne connaissaient pas, entraînant sur leur passage de nouvelles recrues.

Au demeurant, les premières croisades, comme jadis les invasions slavo-germaines et scythiques, étaient l’exode d’un prolétariat. Avec ses famines, ses épidémies, ses guerres continuelles et ses cruautés atroces, le moyen âge fut une époque de désolation. Plus cette vie terrestre devenait dure, plus les prêtres faisaient miroiter les délices paradisiaques. Pour la plèbe naïve, cette Sion, aïeule du christianisme et patrie des élus, glorifiée dans les cantiques, devint la cité idéale où les assoiffés de bien-être et de justice pourraient satisfaire leurs aspirations. Où était-elle située au juste ? Dans le ciel, disaient les prêcheurs de résignation ; mais c’était trop lointain : les plus énergiques, les plus impatients, entreprirent de réaliser ce paradis sur la terre. Hussites et anabaptistes eurent, les premiers à Prague, les seconds à Munster, leur nouvelle Sion, dont ils organisèrent le gouvernement sur le modèle de l’ancienne : tant le pastichage est de toutes les époques !

Au déclin du xiie siècle, les types abrupts du moyen âge commencent à s’effacer ; d’autres apparaissent : le hardi chevalier, portant haut son panache et glorieux de son ignorance ; le prêtre onctueux et le moine papelard ; le bourgeois calculateur, peu accessible aux effusions de sentiment, prêt à mourir bravement pour ses intérêts ; le Juif obséquieux et subtil, se gonflant de l’or chrétien pour être ensuite pressé « comme une éponge ».

Quant à la plèbe infime, elle croupit dans une abjection sans bornes, d’où la tirent parfois de sanglantes révoltes, suivies de répressions impitoyables. Le truand des villes, pas plus que le serf de la glèbe, n’a encore figure d’être humain : c’est l’animal sournois, craintif, fuyant le seigneur et qui reçoit la mort en hurlant, à moins que, se voyant perdu et pris d’une soudaine fureur, il ne se retourne d’un bond contre le chasseur, le renverse et l’éventre.

Les croisades occasionnèrent un profond ébranlement dans les couches sociales. Après la période d’enthousiasme, arriva celle de critique, puis d’hostilité : c’est l’ordre naturel.

Comme toujours, les protestations, au début, furent assez modestes. La foi s’était si fortement implantée dans les cerveaux et dans les cœurs qu’on n’eût osé attaquer de front les dogmes catholiques. En 1051, déjà, l’archidiacre Bérenger, après avoir formulé quelques objections sur la présence réelle dans l’Eucharistie, s’était prudemment rétracté. Un siècle plus tard, Abélard et Gilbert scandalisaient les dévôts par une dialectique subtile qui faisait les délices des érudits et à laquelle le peuple n’entendait goutte. Mais voici que des hommes parlant une langue intelligible à tous, s’écrient : « Plus de sacrements ! plus de symboles ! plus de hiérarchie ! plus de discipline ! l’égalité vraie ! plus de paradis ! plus d’enfer ! plus de purgatoire ! justice et liberté pour tous ! »

Aux philosophes incolores, succèdent les révoltés. Le midi de la France, toujours en fermentation, se soulève : pâtres, laboureurs, citadins, seigneurs même suivent le mouvement, et le puissant comte de Toulouse, Raymond VI, par haine du clergé qui le prend de trop haut avec lui, se déclare pour les Albigeois.

Ce fut une nouvelle bagaudie. Il y avait loin de ces affirmations révolutionnaires à la casuistique raffinée des conciles et des hérésiarques. Combattre toute délégation d’autorité divine, c’était saper le principe gouvernemental dans sa racine et reprendre ce mot d’ordre du Gaulonite : « N’appelez personne votre maître ! » c’était proclamer le droit de tous les êtres humains à la vie libre et heureuse.

À ce réveil du christianisme populaire, le christianisme pontifical jette feu et flammes. Les croisades pour la Palestine commençaient à manquer d’amateurs : c’était trop loin et trop périlleux ; une croisade contre les anarchistes trouva, dit-on, cinq cent mille guerriers, le plus grand nombre volontaires.

La lutte dura un quart de siècle, avec des intermittences, tantôt les croisés refoulant devant eux des masses sans cohésion, souvent sans armes, faisant des exemples effroyables, tantôt les Albigeois lassant l’ennemi, coupant ses communications, ses vivres, reprenant les places précédemment perdues, incendiant châteaux et monastères. Quelquefois catholiques et hérétiques se trouvaient mêlés dans les villes prises : « Tuez tout, s’écriaient les croisés par la bouche de l’abbé de Cîteaux, Dieu connaît ceux qui sont à lui. »

À la fin, l’armée de l’ordre l’emporta : triomphe éphémère qui ne devait pas empêcher l’incendie de se rallumer !

Car, désormais, l’impulsion est donnée : pastoureaux de France, Stadings d’Allemagne, paterini d’Italie, qui se soulèveront au cours de la suivante génération, n’auront, en réalité, qu’un but à travers le fatras théologique dont ils obscurcissent leurs revendications : le retour au christianisme primitif.

L’Église, qui sent qu’elle ne peut remonter le cours des âges, se fait un rempart de l’Inquisition : au bûcher tous ceux qui oseront penser et communiquer leurs idées ! au bûcher les hérétiques qui ne s’inclineront pas devant le dogme ! Le temps des holocaustes humains à Moloch et Teutatès semble revenu : la foule affolée, qui sent renaître en elle son origine animale, hume le parfum des grillades chrétiennes. N’importe ! un fait se dégage, clair, incontestable : l’Église approche de son déclin, car la foi populaire ne lui est plus une arme suffisante ; elle se subordonne à l’État en lui demandant appui, elle en arrive à la défensive, défensive féroce, redoutable, mais défensive quand même.

L’Inquisition ne la préservera pas de Wicleff, qui condamne la papauté et raille la confession ; elle ne la sauvera pas de Jean Huss et de Jérôme de Prague qui, sur le bûcher, en appellent à Jésus des crimes de son vicaire, ni des paysans de Bohême qui, avec Ziska, criant : « la coupe au peuple ! » — la coupe, c’est-à-dire non seulement celle emblématique de l’Eucharistie, mais surtout celle du bien-être, — font une guerre à mort aux châteaux, aux églises, aux couvents.

Elle ne la délivrera pas de Luther qui, fulminant contre les indulgences, les sacrements, le célibat ecclésiastique, sape du haut en bas l’organisation religieuse. Vainement, les bulles succèdent aux anathèmes, l’heure est venue où l’arbre pourri va s’abattre : le sang des hérétiques martyrs a fructifié.

Et ce mouvement, qui secoue tout le xvie siècle, n’est pas seulement une réforme étroite, limitée aux arguties théologiques, c’est une immense révolution, révolution dans les idées, dans les mœurs, dans la science ! Luther, satirique véhément, Calvin, fanatique austère, ne furent, du moins au début, que les porte-paroles d’une foule lassée d’être courbée sous la férule de Rome. L’esprit d’indépendance, à la faveur des controverses religieuses, s’était glissé partout : les souverains regimbaient contre le pape, les nobles contre les souverains, les paysans contre les nobles. « S’il m’est permis, déclarait hardiment Luther à son prince, s’il m’est permis, par amour pour la liberté chrétienne, non seulement de mépriser, mais même de fouler aux pieds les décrets des papes et les canons des conciles, pensez-vous que je respecte assez vos ordres pour les regarder comme des lois ? ». Toutes les révoltes futures étaient contenues en germe là-dedans.

À côté des croyants qui voulaient adorer Dieu à leur guise, des prêtres qui voulaient se marier et des seigneurs qui voulaient être débarrassés de la gent monastique, des masses plébéiennes, animées par le souffle du siècle, frémissaient aux accents de tribuns enthousiastes prêchant la liberté et le communisme sous une forme mystique.

Toutes les forces sociales entrèrent en lutte contre l’autorité. Henri VIII, ce royal Barbe-bleue, enlevant d’un coup de volonté l’Angleterre au pape, fraya la voie à la révolution puritaine de 1648. Zwingle, homme d’action, surgissant derrière Luther, homme de théorie, et soulevant les républicains suisses contre le vieux culte, voyait se dresser derrière lui les anabaptistes Stork et Munzer, qui, à la tête de leurs paysans allemands, semblaient animés de l’esprit exterminateur de Jean Ziska.

La guerre des anabaptistes, dont un écrivain consciencieux, Alexandre Weill, a retracé les phases, fut le plus formidable mouvement des masses plébéiennes à partir du xvie siècle jusqu’à la grande révolution. Le calvinisme, étroitement dogmatique à Genève, se montra, en France, très aristocratique, affaire de mode et d’intrigues, à ce point que le catholicisme menacé put faire appel pour sa défense à la démocratie naissante ; la république anglaise demeura froidement puritaine ; les révolutions des Flandres furent avant tout politiques et nationales, mais les mystiques communistes qui, en Westphalie et en Souabe, inaugurèrent le règne de Dieu, embrassèrent toute l’humanité dans un élan de foi et d’amour.

Condamnant toute autorité, proclamant l’égalité humaine, prêchant la communauté des biens, les anabaptistes ont été, à bien des points de vue, les précurseurs des modernes anarchistes. Luther, qu’ils dépassaient furieusement, s’efforça de les entraver : il n’avait voulu qu’une réforme religieuse et c’était une révolution sociale qui grondait. Si le pape eût consenti à lui tendre la main, nul doute que le moine rebelle aurait renié le passé et conclu la paix avec Rome. « Il y a des moments, écrivait-il, où je me demande à moi-même s’il n’aurait pas mieux valu conserver la papauté avec tous ses abus que de voir ces horreurs et ces révolutions. »

Éternelle palinodie des tribuns de la première heure qui, enflés par le vent du succès, oublient bientôt le peuple au nom duquel ils parlaient et n’ont plus d’efforts que pour enrayer la révolution à laquelle ils ont ouvert la voie ! Palinodie qui sera celle de Mirabeau ! Luther, après l’écrasement des premiers anabaptistes, à Frankenhausen, tourna de plus en plus à droite, se faisant tout petit pour trouver grâce devant la réaction furieuse. « Ils sont sortis de nous, s’écriait-il lâchement, mais ils n’étaient pas des nôtres ; ce n’est pas la faute du froment si l’ivraie en sort. » Son disciple, Mélanchton, que la peur rendait féroce, surenchérissait et demandait des supplices : « Pas de ménagements pour ces impies, ces anarchistes ! il faut absolument les extirper par le glaive, le feu et l’eau. »

Cette histoire est de toutes les époques ; c’est celle des consuls romains foulant la plèbe après avoir chassé les rois, de Robespierre envoyant les Hébertistes à la guillotine, des bourgeois démocrates mitraillant le peuple en juin 1848 et en mai 1871 ; c’est celle des socialistes autoritaires d’aujourd’hui, néo-jacobins qui se préparent à escamoter l’avenir à leur profit en poursuivant de leurs calomnies et en assassinant, si les circonstances le leur permettent, les anarchistes qui veulent donner à la révolution imminente toute son ampleur.

Dix ans se passent : le sang des hérétiques vaincus a fécondé le sol ; sous la double action des idées qui se propagent et de la misère qui s’accroît, la révolte renaît, enthousiaste d’abord, furieuse ensuite. « Vive le Christ émancipateur du peuple et mort aux papistes ! » Les Luthériens effarés, intriguent : « Mort aux Luthériens ! » ces alliés des nobles, ces réactionnaires, ces faux-frères !

La ville de Munster, théâtre des prédications enthousiastes de Jean Mathiesen, devint le foyer du mouvement. Comme Albi, comme Prague, elle fut la nouvelle Sion, avec ses prophètes, ses juges et le peuple divisé en douze tribus. Plagiat, dont ne doivent pas sourire les modernes jacobins qui rêvent de rééditer la Convention nationale et le Comité de salut public !

Tout fut mis en commun jusqu’aux femmes, tous les livres furent brûlés excepté la Bible, tout devint chaire et tribune, tout, sauf les églises saccagées, et, dans la ville investie par l’évêque et les princes, désertée par les riches bourgeois, régna une fraternité farouche. Si, au cours du siège, à mesure que les événements se précipitaient, les meneurs, grisés et croyant ainsi fixer la fortune, furent amenés à s’affubler de dignités pompeuses et de titres retentissants, le sentiment profond d’égalité qui animait la masse des révolutionnaires n’en fut pas détruit. Ce fut le 24 juin 1535 que les assiégeants, guidés par un traître, escaladèrent les murailles : une fois de plus, le fer et la torche eurent raison des ennemis de l’ordre !

Le communisme mystique des anabaptistes devait succomber. Partant de la révélation divine qu’ils déclaraient permanente et non de la science naturelle qu’ils méconnaissaient, ils tombèrent, libres-penseurs au début, dans la foi irraisonnée. Leur triomphe, s’ils eussent vaincu, eût peut-être, pour des siècles, donné un nouvel aliment à la ferveur populaire et consolidé l’édifice religieux sur une base plus résistante que la papauté croulant de vétusté. Rien ne devient, à la longue, plus oppressif que ces religions ou ces philosophies entées sur un idéal absolu : le fanatisme et l’intolérance en découlent tout naturellement, de sorte que, parties d’un principe élevé, et après avoir fait sonner les mots de liberté et de dignité, elles finissent par tuer toute dignité, toute liberté en englobant dans un impitoyable anathème libres-penseurs et partisans du vieux culte.

Telle qu’elle fut, la guerre des anabaptistes n’en demeure pas moins le mouvement le plus profondément social jusqu’à la révolution française. Et si la réforme, désormais châtrée, réduite à une querelle théologique, peut prendre pied en Allemagne et en Suède, faire germer en Angleterre la révolution républicaine de 1648, ce fut uniquement grâce aux enragés, aux anarchistes de Frankenhausen et de Munster. Ceux-là atterrèrent l’ennemi dont tous les coups se concentrèrent sur eux ; pendant ce temps, les autres, les timides réformistes, eurent le loisir de respirer un peu, de recruter nombre de libéraux juste-milieu et gagner du terrain. Tant il est vrai qu’une révolution ne peut être assez profonde et qu’une idée ne pénètre violemment dans les cerveaux alourdis que lorsqu’elle est talonnée par une autre idée encore plus avancée !

Loyola, qui sent craquer l’église comme un vaisseau désemparé, l’entoure d’une milice redoutable, milice qui fera trembler les princes et dont le général deviendra le rival du pape. Les jésuites partent pour la conquête du monde.

Le christianisme avait triomphé par ses missionnaires propagandistes. Comme, de nos jours, le socialisme, il fut international : une chaîne mystérieuse partait de Rome aux extrémités de l’univers.

Très clairement, Loyola, François Xavier, Lainez, les fondateurs des Jésuites, virent qu’on allait briser la chaîne et ils recréèrent, en le disciplinant, le mouvement de propagande interrompu depuis trois siècles. Nouveaux Protées, ils revêtirent toutes formes : casuistes, robins, professeurs, médecins, généraux, ministres, derviches en Turquie, fakirs dans l’Inde et mandarins en Chine, mettant Machiavel en action à la plus grande gloire de Dieu. En Angleterre, ils livrèrent une lutte désespérée aux protestants, mais il était trop tard pour déloger l’hérésie victorieusement installée au pouvoir ; ils furent plus heureux en France.

En même temps qu’ils s’efforçaient de ressaisir l’ancien monde, ils créaient des débouchés dans le nouveau, donnant à Rome des millions de sujets Asiatiques et Américains. Sentant mieux que tous combien l’argent était le nerf de la guerre moderne, ils mettaient la main sur d’incalculables trésors : mines, pêcheries, cultures, tout leur était bon. De là l’acharnement des grandes guerres du xviie siècle entre pays catholiques et protestants : la lutte religieuse et politique se compliquait d’une lutte commerciale.

Mais les continuateurs de Loyola ont beau faire : l’Église est blessée à mort depuis que la ferveur populaire ne la soutient plus. La foi, qui s’implante en Amérique à la lueur des bûchers, s’éteint en Europe : pas plus les galions que les auto-da-fé ne sauront avoir raison de l’idée.

L’idée ! elle jaillit du cours même des choses et du choc des événements. Les guerres acharnées entre catholiques et protestants marquent la décadence irrémédiable de la papauté sans améliorer la situation matérielle du peuple qui devient de plus en plus sceptique et, revenu de tous ces sauveurs, Guise ou Coligny, Montmorency, de Retz ou Condé, cherche son salut en dehors de l’idée religieuse. Jésus et Satan commencent à le trouver froid, mais les déductions des philosophes glissent sur lui sans l’entamer : son cerveau, déprimé par des siècles de servage, est rebelle aux syllogismes. Le spectacle des faits sera autrement efficace que les abstractions.

D’ailleurs, est-ce pour le peuple que Descartes raisonne et que Bacon ébauche en philosophie la méthode expérimentale ? Et, plus tard, il faudra voir avec quel mépris Voltaire parle de « la canaille qui n’a que ses bras pour vivre ! » Philosophes, jansénistes, libertins gravitent dans des sphères plus élevées, entre la noblesse qui les caresse comme des animaux rares, et la bourgeoisie qui les admire.

En face du Gesù qui fait rage et se multiplie, s’élabore une autre association non moins mystérieuse, non moins active, destinée à devenir sa grande rivale. Inspirée à la fois du vieux mysticisme et des nouvelles tendances humanitaires, la Franc-Maçonnerie pousse des racines en Allemagne, en Angleterre, en France, en Italie. D’association corporative qu’elle était au début, elle s’enfle démesurément au souffle des rabbins juifs et des docteurs protestants : elle va devenir une société politique, une arme de combat ; par elle, le cri de vengeance des Albigeois vaincus, des Anabaptistes massacrés, des penseurs livrés au bûcher, arrive aux générations nouvelles.

Cela est indéniable : la Franc-Maçonnerie, aujourd’hui figée dans ses rites caducs et condamnée à mourir parce qu’elle a usé ses forces dans son triomphe, eut son heure révolutionnaire. « Une association d’hommes marchant invariablement vers un certain but, a dit Joseph de Maistre, ne peut, s’il n’y a pas moyen de l’anéantir, être combattue et réprimée que par une association contraire. » Au xviiie siècle, la Maçonnerie croise le fer avec le Gesù et entame dans les ténèbres ce duel qui dure encore. Chose remarquable, ce fut un élève des Jésuites, Weishaupt d’Ingolstadt, qui porta à ses anciens maîtres les premières bottes.

À ces époques de noir absolutisme, on ne pouvait guère penser, — et encore avec quelles précautions ! — que dans les sociétés secrètes : de là vint l’importance, le nombre de ces dernières et aussi leurs cérémonies bizarres, véritables trompe-l’œil. Les associations maçonniques, imbues, surtout en Angleterre, du vieil esprit religieux et monarchique, vivotaient assez paisiblement, quand Weishaupt vint leur communiquer, avec une énergique impulsion, une orientation nouvelle en créant la secte des Illuminés qui oppose, — quelle audace ! — l’autonomie de la raison (Aufklärung) à l’inspiration divine.

Dès lors, une activité inconnue se manifeste. L’axiome des jésuites : « la fin justifie les moyens » est retourné contre eux par leur ancien disciple. En 1778, les Illuminés s’allient aux associations maçonniques qu’ils ne tardent pas à diriger complètement. La secte a des grades honorifiques pour les vaniteux, de sages maximes pour les philosophes, des missions vengeresses pour les enthousiastes ; aussi étend-elle de plus en plus ses ramifications, s’agrège-t-elle peu à peu des représentants de toutes les classes sociales et cela se meut sous l’inspiration de quelques grands chefs occultes.

Des ducs, des princes affiliés à l’association serviront de couverture ; nombre d’entre eux parviendront aux plus hauts grades sans jamais connaître le vrai but poursuivi.

À côté de ces recrues aristocratiques, puissantes par leurs richesses et leur influence, on cultive les médecins qui pénètrent partout, les avocats habiles à manier la parole, les imprimeurs, les libraires, les écrivains.

C’est une véritable Internationale qui se forma contre une autre Internationale, celle du Gesù, dont le centre est à Rome : dans les États hostiles, fermés les uns aux autres, les francs-maçons servent de fils conducteurs à une immense propagande : ces fils se nouent, se resserrent, emprisonnant les souverains eux-mêmes.

Voici la profession de foi formulée par Weishaupt : « Réunion, en vue d’un intérêt élevé et par un lien durable, des hommes instruits de toutes les parties du globe, de toutes les classes et de toutes les religions, malgré la diversité de leurs opinions et de leurs passions ; leur faire aimer cet intérêt et ce lien au point que, réunis ou séparés, ils agissent tous comme un seul individu, qu’en dépit de leurs différentes positions sociales, ils se traitent réciproquement comme égaux et qu’ils fassent spontanément et par conviction ce qu’on n’a pu faire exécuter par aucune contrainte depuis que le monde et les hommes existent, voilà ce qu’il s’agit de réaliser. »

Les précautions prises par les disciples de Weishaupt montrent combien ils avaient conscience de poursuivre une œuvre révolutionnaire. Les Illuminés dissimulaient leur individualité sous des noms de personnages antiques, les seuls figurant dans les correspondances ; ils ne s’écrivaient que par signes cabalistiques ou caractères de convention et, aussitôt arrivées à destination, les lettres étaient détruites.

Ces mystiques lutteurs n’ont pas organisé la révolution de 1789, comme l’ont prétendu quelques écrivains cléricaux égarés par leur fanatisme : il n’est pas au pouvoir d’un homme ni d’une secte de commander une transformation sociale aussi complexe. L’activité des individus se manifeste dans des mouvements de moindre importance qui, selon les temps et les milieux, s’unifient ou se perdent isolés. Mais, ces enthousiastes adversaires de l’absolutisme ont certainement contribué à créer des situations, à travailler les esprits, à jeter, en un mot, dans les profondeurs de la masse quelques-uns des germes qui, recueillis et fécondés, s’épanouirent plus tard en gerbes vigoureuses.

Les puissants aiment qu’on leur dresse de belles généalogies : la Franc-Maçonnerie victorieuse a fait remonter son origine au temps de Salomon. Des écrivains l’ont apparentée aux sociétés occultes qui, en Égypte et en Grèce, célébraient les mystères d’Isis et de Cérès ; les légendes se sont multipliées.

La vérité est qu’à toute époque, la lutte contre la tyrannie enfanta des sociétés secrètes voilant leur action et leur but sous des formes extérieures plus ou moins bizarres. La crédulité publique rattacha en un vaste faisceau ces associations engendrées par la même cause mais totalement indépendantes les unes des autres, et la Franc-Maçonnerie, plus en vue parce que plus moderne, devint pour les esprits superficiels la société mère et inspiratrice.

S’il faut, dans les groupements maçonniques, ouvriers au début, politiques ensuite, démêler l’origine d’une idée religieuse distincte, combien n’est-il pas plus naturel de rattacher cette idée au christianisme primitif ! Ces frères, complotant avec mystère dans des refuges souterrains, n’étaient-ils pas les continuateurs directs des disciples de Jésus, mystiques égalitaires comme eux, se dissimulant dans les catacombes romaines pour y entendre les exhortations de leurs chefs spirituels et y concerter leur action contre la société païenne ? Comme, aussi, ils ont été les pères des modernes carbonari, conspirant dans les caves et, devant l’image du crucifié, fils du peuple, jurant sur leur poignard de frapper au nom de la liberté.

Les sociétés secrètes connexes à la Franc-Maçonnerie ne s’éteignirent pas avec la révolution qu’elles avaient contribué à déchaîner. Le xixe siècle, à son début, les retrouva debout et agissantes, principalement en France, en Allemagne, en Italie et en Espagne.