Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre IX.

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CHAPITRE IX


LE LIVRE


Aux différentes époques de la civilisation, le génie d’une race ou d’une nation se reflète dans un livre synthétisant son histoire guerrière et religieuse, ses mœurs, ses tendances.

Les Grecs avaient eu l’Illiade. Dans ces harmonieux hexamètres, évoquant les chocs d’armures étincelantes, les hécatombes empourprant le blanc portique des temples, les combats de dieux, les colères de rois, les déploiements de trirèmes sur la mer bleue, vivait l’esprit des Hellènes, poètes, guerriers et navigateurs.

Les Hindous eurent leur grande épopée nationale et religieuse dans l’admirable Ramayanâ. Les deux poèmes offrent de nombreuses ressemblances et un fonds commun : enlèvement d’une princesse, guerre et châtiment des ravisseurs. Rien n’est plus simple : outre que les peuples traversent les mêmes phases de jeunesse, Grecs et Hindous n’étaient-ils point les deux rameaux d’une même race ?

Les Perses, amoureux d’allégories et avides de spéculations métaphysiques, élucubrèrent le Zend-Avesta. Frappés du dualisme qui semble se manifester dans tous les actes de la nature, ils divinisèrent deux forces : l’une bonne (Ormuz), l’autre mauvaise (Ahrimane), avec une puissance médiatrice (Mithra), devant à la fin les rapprocher par l’amour.

Comment méconnaître, dans ces légendes sacrées, l’embryon des croyances qui, s’entant sur la vieille Bible hébraïque, constituèrent peu à peu le christianisme ? Qu’on remplace Ormuz par Jéhovah, Ahrimane par Satan, Mithra par Jésus, il ne reste plus que des différences accessoires.

Pour les peuples sémites, durs, austères, empreints de cette mélancolie qui se dégage du sol désolé de la Judée, il fallut un dieu fait à leur image, jaloux, vindicatif, étroitement chauvin. Ce dieu fut celui d’Israël jusqu’au jour où, du contact des races, un commencement de fusion naquit entre les idées de Zoroastre, de Moïse et de Platon.

D’où, la contradiction qui se manifeste entre les deux parties de la Bible, entre l’Ancien Testament et le Nouveau.

Un tout aussi heurté ne pouvait convenir à la nouvelle société, différente de sa précédente par les idées et les mœurs : le Nouveau Testament, c’est-à-dire l’Évangile, devint le livre par excellence des chrétiens.

Livre bizarre, cependant, et plein de décousu car les vieilles idées mosaïstes ont pénétré malgré eux les sectateurs de Jésus. Dans l’Évangile, le sentiment élimine toute raison. Meurtrie, brisée par l’âpre société romaine, l’âme s’y répand, tantôt en violentes imprécations, derniers échos des grandes révoltes vaincues, tantôt en plaintes timides semblables aux gémissements des captifs dans l’ergastule. Sorties contre les riches, rappels à la dignité, exhortations à la lâcheté : la joue gauche tendue aux soufflets après la joue droite tout y est.

Cette jeune Bible fut, comme l’ancienne, échafaudée avec des fragments de légendes et plus d’une fois remaniée. Des contradictions flagrantes existent entre les récits des quatre auteurs présumés : Luc, Marc, Jean, Mathieu. Les Évangiles attribués aux trois premiers étaient écrits en langue grecque ; ceux de Mathieu, seuls, en langue hébraïque. Au ive siècle, la Bible entière fut traduite en latin par Jérôme. Combien le fonds primitif ne dût-il pas être altéré par tous ces changements de forme !

Ce fut surtout après le concile de Nicée que l’Évangile devint le livre des chrétiens, prêtres et laïques. Pour les Barbares ignorants ou crédules, c’était le grimoire magique guérissant les maux de l’âme, peut-être ceux du corps et, lorsque le colosse romain eut roulé dans la poussière, que les seuls restés maîtres de la science furent les prêtres, plus que jamais ces intermédiaires entre le ciel et l’homme parurent au peuple investis d’une puissance surnaturelle.

Qu’on feuillette les vieux romans de chevalerie, qu’on repasse les légendes carlovingiennes, partout on trouvera le prêtre : ici devin (devin, divin n’ont-ils pas même étymologie divinus ?) ; là, médecin, guérissant de la parole ou du geste les blessures les plus effroyables ; ailleurs, conseiller prudent, comme l’archevêque Turpin, ou roi, comme le prêtre Jean, ce mythe fameux dans tout le moyen âge.

C’est moins un homme que le peuple entier qui, à un moment psychologique, condense sa vie et ses aspirations dans un livre fait à son image : l’écrivain reproduit surtout sous une forme personnelle des idées collectives ; tout au plus, est-il l’ouvrier qui choisit dans des matériaux épars. Le livre, à son tour, résumant l’esprit et les mœurs d’une époque qui s’éloigne chaque jour, tend à perpétuer la domination du passé sur les générations suivantes jusqu’au jour où le sentiment de révolte et de progrès, qui a couvé dans une élite de plus en plus nombreuse, trouve sa formule dans un nouveau livre.

Le Coran en est un exemple frappant. Rameau détaché du tronc sémitique, le peuple arabe a mélangé aux vieilles légendes bibliques, les croyances des chrétiens et des sabéistes qui l’entourent. Ce qui ne s’amalgame pas au tempérament de ces natures de feu, à la fois contemplatives et sensuelles, est éliminé et, lorsque le travail d’assimilation se trouve déjà aux trois quarts terminé, un homme paraît, qui codifiera le tout en préceptes religieux. Mahomet fut réellement inspiré, non par un ange, mais par l’esprit de ses contemporains. Tous ceux auxquels répugnait l’austérité de la Bible ou l’humilité du christianisme, — et ils étaient nombreux ! — allèrent à lui ; l’évolution des esprits a ainsi frayé les voies à une immense révolution politique et religieuse, et le peuple arabe, qui se retrouve en son prophète, se précipite derrière lui à la conquête des lambeaux détachés de l’empire romain. La plus grande partie du littoral méditerranéen tombe au pouvoir de ces convertisseurs à main armée, en qui semble revivre l’esprit des Sémites qui, sous les murs de Jérusalem, combattirent les Titus et les Adrien. Là seulement où les races du Nord se sont fortement implantées, l’Islam recule : ces éléments hétérogènes luttent entre eux sans pouvoir s’assimiler.

Jusqu’au xve siècle, l’Évangile lu et commenté par l’homme d’Église, — le peuple ne savait pas lire, — régna sur l’Europe, infiltrant au sein des masses l’esprit de foi et de résignation. Peu à peu, cependant, la curiosité s’éveille : de doctes esprits voudraient remonter aux origines et, lorsque des Allemands inventent l’imprimerie, le premier ouvrage tiré est la Bible, c’est-à-dire le livre des chrétiens précédé du livre des Juifs.

La compression des cerveaux avait été telle, en effet, que quel que fût le dégoût du présent, on n’osait combattre ce présent qu’au nom du passé. C’est avec les livres saints eux-mêmes qu’on attaquera la papauté, criminelle, selon Luther, d’avoir falsifié la parole de Jésus : les textes sont analysés, torturés, tronqués, selon les besoins de la cause ; les citations pleuvent. Seuls, les Anabaptistes, tout en exigeant le retour à l’égalité communiste des premiers chrétiens, remplacent l’autorité de la Bible qui a fait son temps, déclare Munzer, par l’inspiration divine permanente et manifestable chez tous. Inspiration divine ou initiative humaine, peu importe le nom ; sous une forme mystique, c’est le premier effort tenté pour secouer le joug de la tradition.

À partir de ce moment, une tendance nouvelle se manifeste : les esprits, quelle que soit l’acuité des guerres religieuses, s’affranchissent de plus en plus du verbe sacré : la pensée jaillit de partout et, à mesure que les livres se multiplient, l’homme cesse d’être l’esclave d’un seul livre. En proclamant la liberté d’interpréter individuellement la Bible, les réformateurs avaient ouvert la voie de recherches et d’examen où la philosophie devait apparaître à la suite de la théologie. Le mouvement se prolonge sur deux lignes divergentes, deux grandes écoles se partagent le monde.

L’une, avec Descartes en France, Bacon en Angleterre, Leibnitz en Allemagne, puis Kant, puis Fichte, partant de l’expérimentation, mais quittant insensiblement ce terrain solide, pour aboutir à la seule raison pure, analyse, déduit, enchaîne les abstractions et, tendant à remplacer le fait par l’hypothèse, reconstruit un monde idéal, montrant ainsi comment se créent les religions spiritualistes. L’autre, moins transcendantale mais plus précise, profondément humaine surtout, élève un temple à la seule nature. Rabelais ose réhabiliter cette grande méconnue. Dans un livre que sa génération ne comprendra guère, il bafoue l’autorité la plus despotique, celle du dogme ; fouaille avec un large bon sens bien gaulois, papegault, cardingaults, évesgaults, chats-fourrés, cuistres, batailleurs, hypocrites et, dans sa Thélême, ébauche du phalanstère de Fourier, proclame la formule anarchiste : « Fais ce que veulx. »

Le mérite de Rabelais fut de s’inspirer de lui-même, de sa joyeuse et puissante individualité qu’il sentait participer à la vie universelle. Presque tous ses devanciers n’avaient eu qu’un art : bien copier : il osa voir, entendre, sentir, il osa fidèlement traduire les besoins de liberté et de bien-être inhérents à la nature humaine, besoins que les civilisations les plus raffinées, les institutions, les lois n’ont pu étouffer complètement et qui, après avoir été longuement comprimés, explosent, à certaines périodes sociales, avec une force terrible.

Avec lui, est né le panthéisme à tendances matérialistes, qui emplira les xviiie et xixe siècles, pénétrant les métaphysiciens eux-mêmes, par Spinoza, par Gœthe, par Hegel. Ah ! cette nature si longtemps niée, combattue, outragée, comme elle prendra sa revanche ! On l’avait proscrite au nom de Dieu, l’être fantasque cruellement illogique : à son tour, elle chassera Dieu.

Incomprises à son époque, les idées de Rabelais ne sont pas perdues, elles tombent dans un terrain que labourera le soc des guerres religieuses : elles germent et l’auteur de Gargantua ressuscite sous les traits de La Fontaine pour crier : « Notre ennemi, c’est notre maître ! » pour, mettant en scène les animaux, censurer en eux sans péril nos travers et nos vices, souvent nos institutions ; bien plus, les voilà rattachés à la vie commune ces frères inférieurs avec lesquels Lamarck et Darwin établiront plus tard notre incontestable parenté. Puis, voici Helvétius qui paraît, Helvétius qui, au grand scandale des spiritualistes, proclame le monde tel qu’il est : l’homme est un être sensitif ; l’égotisme, sous quelque forme que ce soit, est le vrai mobile de nos actes ; la probité est l’habitude des actions utiles à la société ; l’homme bon est celui qui se solidarise avec ses semblables ; l’univers moral est soumis aux lois de l’intérêt comme l’univers physique aux lois du mouvement ; la société peut vivre sans Dieu. Aussi, quel déchaînement contre « cet homme qui, crie madame de Boufflers, a dit le secret de tout le monde ! » Le clergé et la Sorbonne fulminent, le Parlement menace : l’auteur du livre de l’Esprit, effrayé, se rétracte : le trait n’en est pas moins parti.

Après lui, Buffon, dans un style noble, décrit la nature immense, universelle, en laquelle tous les êtres vivent, se dissolvent, se transforment, où rien ne se crée, rien ne s’anéantit, où tout se renouvelle. Perpétuellement tiraillé entre les divagations métaphysiques de son époque et les réalités que la science lui dévoile, il proclame d’un côté l’unité du type physique déterminé, d’après lui, par des moules intérieurs, analogues aux archétypes du platonicisme ; d’un autre côté, il affirme la variabilité des espèces sous l’influence des temps et des milieux. Théorie grosse de conséquences et qui, magnifiquement reprise par Lamarck et Darwin, deviendra, de nos jours, celle de l’évolution.

Les dépassant tous, s’élève Diderot, — Diderot, nature bouillonnante qui, mieux que Voltaire, mieux que Rousseau, comprendra la vie universelle, l’homme partie non plus isolée mais intégrante de l’univers. Sous son impulsion, un livre s’élabore, qui dominera toute la génération d’alors : l’Encyclopédie.

Œuvre autrement féconde que les quintessences cartésiennes ! Arts, sciences, métiers, politique, philosophie y sont traités de main de maître : les matériaux abondent. Diderot, observateur fidèle, pénètre partout où il y a étude à faire ; de lui surtout, date l’observation vraie, vécue, le réalisme documenté qui, étouffé plus tard sous le retour temporaire des vieilles formes classiques ou sous le débordement romantique, a reparu de nos jours avec Balzac, avec Dickens, avec Zola dans le roman, avec Lamarck, Darwin, Vogt, Reclus dans les sciences naturelles, avec Büchner et Moleschott dans la philosophie.

Princes et prêtres ne s’y trompèrent pas : malgré les réticences dont les encyclopédistes et principalement le prudent d’Alembert[1], voilaient leur pensée, ils comprirent que ce livre allait devenir l’Évangile d’une génération nouvelle, affamée de science et lasse de s’endormir au bercement monotone des légendes religieuses. Ils le proscrivirent : en le proscrivant, ils firent l’aveu de sa puissance et de leur faiblesse.

Dans les pages de l’Encyclopédie, tout un siècle était contenu. Aujourd’hui, la science matérialiste, prenant possession du globe, en escalade les plus hautes cimes, et que sera-ce quand la science, comme le pain, sera assurée à tous ! L’idée a continué sa marche, nous sommes furieusement loin du déisme de Voltaire ; mais il convient de rendre justice à ceux qui, luttant non sans périls contre la routine et l’absolutisme, ont ouvert à l’humanité devenue consciente les voies du progrès sans limites.



  1. « Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé de ce que nous avons dit. » (Lettre de d’Alembert à Voltaire).