Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre XII.

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CHAPITRE XII


SOCIALISME SCIENTIFIQUE


Pendant que les systèmes s’élèvent pour se dissiper bientôt, semblables à ces bulles de savon que le moindre souffle fait éclater, la masse qui, désormais, ne sera plus l’esclave d’un livre ou d’un homme, mais qui, sans cesse, recueille quelques bribes des idées nouvelles, la masse, sous l’aiguillon des implacables nécessités, travaillée d’ailleurs par les sociétés secrètes, la masse bouillonne et, à plusieurs reprises, s’avance en grondant contre le pouvoir.

En proclamant l’égalité civile, la bourgeoisie libérale devait arriver fatalement à énoncer le principe de la souveraineté populaire ; ses logiciens devaient conclure à la République et au suffrage universel. République menteuse, car la vraie, l’idéale, celle qu’on n’a jamais eue et vers laquelle le peuple se sent attiré d’instinct, sans bien la comprendre, est incompatible avec une autorité gouvernementale, — l’État républicain sera la dernière forme du pouvoir ; suffrage universel ignorant, qui noie la clairvoyance des penseurs, toujours minorité, sous la brutalité du nombre ; suffrage universel exploité, domestiqué, leurre tendu aux crédules pour désarmer leurs revendications ; suffrage universel qui, en somme, n’aboutit qu’à une délégation de pouvoir. N’importe ! ceux qui alors, en pleine monarchie orléaniste, proclamaient cet au-delà, ouvraient les digues au torrent. Oh ! ce torrent, la bourgeoisie épouvantée mettra tout en œuvre pour l’arrêter, pour le canaliser, mais rien n’y fera : rusant, réprimant, louvoyant, la caste arrivée est contrainte d’aller, poussée par cette même masse qu’elle écrase. Derrière les beaux parleurs en toge et les pastiches de tribuns à la romaine, s’agitent des hommes aux figures énergiques, rudes travailleurs qui se hâtent, — la vie pour eux étant courte, — de frayer les voies à la révolution sociale.

Avec Proudhon, homme d’étude, l’élite du prolétariat commence enfin à se détacher des idoles. En dépit des griseries majestueuses de la Convention, célébrées par Louis Blanc, en dépit des apothéoses napoléoniennes, de la fausse monnaie du libéralisme, les plus conscients des travailleurs comprennent que, seuls, ils seront aptes et intéressés à s’émanciper. « Quiconque, s’écrie Proudhon, pour organiser le travail, fait appel au capital ou au pouvoir, en a menti. L’organisation du travail doit être la déchéance du capital et du pouvoir. » C’était l’anarchie posée en principe.

De plus en plus, la scission s’accentue entre ces deux alliés de la veille : la bourgeoisie capitaliste, le peuple ; le drapeau rouge s’élève contre le tricolore, la Carmagnole contre la Marseillaise.

Sous l’influence de Proudhon, aussi révolutionnaire avec sa dialectique que Blanqui avec son fusil, le socialisme se dégage de plus en plus de ses nébulosités primitives. Quels que soient les restes de religion qui s’y mêlent encore, il se présente désormais fait, non d’espérances posthumes mais d’aspirations toutes matérielles. Il ne dira plus comme le christianisme : « heureux ceux qui ont soif ! Heureux ceux qui ont faim ! » Le jeûne a trop longtemps duré : « Bien-être ! » crient les déshérités ; « Liberté » ! crient aussi les esclaves ; double clameur qui, appelant les masses à la bataille, leur indiquera de plus en plus le chemin à parcourir et le but à atteindre : lutte contre le monopole capitaliste pour aboutir au communisme ; lutte contre le pouvoir menant à l’anarchie.

L’anarchie ! Ce mot terrible, jeté autrefois comme une injure à la face des violents, Proudhon le relève et, le premier, l’applique à une conception sociale : « Le pouvoir est perdu en France », écrit-il (Idées révolutionnaires). Et, ailleurs, il développe sa théorie : « Le but de la révolution consistera à substituer le régime économique et industriel au régime gouvernemental, féodal et militaire, de la même manière que celui-ci, par une révolution antérieure, s’était substitué au régime théocratique ou sacerdotal…… Par régime industriel, nous entendons, non point une forme de gouvernement où les hommes, adonnés aux travaux de l’agriculture et de l’industrie, entrepreneurs, propriétaires, ouvriers, deviendraient à leur tour classe dominante, comme autrefois la noblesse et le clergé, mais une constitution de la société, ayant pour base, à la place de la hiérarchie des pouvoirs politiques, l’organisation des forces économiques. » (Idées générales de la révolution).

Le communisme ! Proudhon, qui constate que la propriété individuelle ne peut exciper d’aucune origine légitime et s’écrie comme jadis Brissot : « La propriété, c’est le vol ! » ; Proudhon, cependant, défenseur éloquent de la liberté, n’a pas conclu au communisme qu’il ne peut concevoir autrement qu’autoritaire. Il s’est arrêté à un moyen terme, le mutuellisme, facilitant la mise en circulation de la propriété à l’aide d’un crédit réciproque et gratuit ouvert aux travailleurs : système impraticable car, lui-même l’a déclaré, les classes dirigeantes ne peuvent rien pour le peuple et l’association des déshérités ne cessera d’être stérile que le jour où ceux-ci auront, par la force, ultima ratio, pris possession de tout ce qui, à la surface du globe, sert à créer le bien-être. Mais s’il a donné le coup de grâce au communisme religieux et sentimental, il a, par ses attaques savantes contre la propriété individuelle, ouvert, à son insu, la voie au collectivisme qui, lui-même, n’est que le prélude d’un communisme rationnel.

C’est Karl Marx qui posera celui-ci en principe. Doctrinaire d’une incontestable puissance, il applique à la sociologie les procédés d’observation usités dans les autres sciences et aboutit à cette déclaration :

« La production économique et les classifications sociales qui en sont la conséquence nécessaire créent, pour chaque époque, la base de son histoire politique et intellectuelle ; il en résulte, depuis que la possession en commun du sol, telle qu’elle a primitivement existé, a cessé d’être, que l’histoire toute entière a été uniquement, aux divers degrés du développement social, l’histoire des luttes des classes entre elles, luttes des exploités contre les exploiteurs, des classes dominantes et des classes dominées ; mais, aujourd’hui, cette lutte est entrée dans une phase où il n’est plus possible à la classe exploitée et opprimée, au prolétariat, de se délivrer de la classe qui l’exploite et l’opprime, de la bourgeoisie, sans délivrer, du même coup et à jamais, la société tout entière de l’exploitation, de l’oppression et, du coup, de la lutte même des classes. » En place du système actuel, conclue-t-il, qui repose sur l’antagonisme du capital et du salaire, il faut ériger un système nouveau basé sur la propriété et le travail collectifs.

Conception hardie et, dans sa hardiesse même, autrement logique que la tentative mutuelliste et coopérative de Proudhon lequel, tremblant de voir tomber l’autonomie individuelle avec la propriété, reconstruisait d’une main ce qu’il venait de démolir de l’autre.

Ces deux hommes, si différents d’esprit et de tempérament : le Français bouillant champion de la liberté, l’Allemand, méthodique et autoritaire, ont dominé leur époque. Eux disparus, leurs idées sont restées et, infiltrées dans le prolétariat, forment aujourd’hui le corps du socialisme : comme l’affirmait Proudhon, l’humanité travailleuse, de plus en plus consciente, marche à l’élimination du pouvoir : autonomie, fédération sont les deux formules de l’avenir. Comme le démontrait Marx, le capital, par cela même qu’il se centralise, — effet de la concurrence, — devient de plus en plus vulnérable, de plus en plus menacé : le jour n’est pas loin où, mue par l’instinct de conservation, la masse spoliée se lèvera pour exproprier les possédants et, sans s’arrêter à un partage absurde qui, au bout de vingt-quatre heures, ramènerait la plus complète inégalité, fera, de tout ce qui sert à produire, une propriété indivisible, inaliénable, ouverte à tous, assurant le bien-être aux vivants et laissant intacts les droits des générations à venir.

Désormais le socialisme scientifique envahit le monde civilisé. Auguste Comte, penseur de premier ordre, étudie les lois et les relations des phénomènes sociaux et crée la philosophie positive, que ses disciples laisseront dégénérer en religion. En Espagne, dans les provinces du nord, les plus développées industriellement, le collectivisme germe. En Angleterre, les associations travailleuses prennent pied, se multiplient rapidement et commencent contre le capital une lutte par trop légale, à la vérité, comme celle que soutiendront en Belgique les solidaires, unis contre le fanatisme religieux et le monopole.

Il est à remarquer que si l’idée socialiste tend partout à l’expropriation de la classe possédante, cette idée revêt diverses formes selon les régions où elle se manifeste. Diversité inévitable quoi que fassent les doctrinaires d’Outre-Rhin qui voudraient diriger avec méthode la révolution sociale. Il faut tenir compte de la race, des mœurs, des institutions séculaires, des préjugés, des habitudes, du développement économique, tous facteurs qui opposent au mouvement des résistances plus ou moins graves. Aussi, l’évolution varie-t-elle selon les races : modérée chez les peuples celtiques, ardemment libertaire chez les Latins, autoritaire chez les Allemands.

Bientôt, un nouvel élément vient apporter au socialisme son contingent de forces et d’idées. La Russie, pays agricole bien plus qu’industriel, se tient encore, en tant que peuple, à l’écart du mouvement social, mais elle enfante des penseurs qui exerceront sur le socialisme international une incontestable influence : après Herzen qui, dans la Cloche, appelle les libéraux à l’assaut de l’autocratie, Bakounine, non moins érudit, non moins profond que Marx, auquel il demeure bien supérieur par le tempérament révolutionnaire, reprend, agrandit l’idée de Proudhon et arrive à formuler l’anarchie collectiviste : suppression de l’autorité, répartition des produits selon l’œuvre de chaque travailleur, théorie qui, sous l’influence d’un autre russe, Kropotkine, se transformera plus tard en celle du communisme-anarchiste, remplaçant la répartition (forcément arbitraire et qui laisse prise à un pouvoir économique) par la prise au tas des objets nécessaires, solution plus simple, plus fraternelle et qui deviendra de plus en plus réalisable à mesure que les produits, déjà supérieurs aux besoins de la consommation, se multiplieront.

Chose étrange, c’est de la race européenne la plus en dehors du progrès moderne que nous vient l’idée la plus avancée. La pensée émise par Diderot serait-elle juste : l’humanité aura beaucoup marché pour se retrouver presque à son point de départ ? N’est-ce pas le cas, parodiant une phrase célèbre, de dire : « Un peu de science éloigne de la nature, beaucoup de science y ramène. »

L’humanité est un être collectif qui se développe de jour en jour : devenue majeure, elle veut penser par elle-même, elle ne s’inféodera plus à la parole sacrée d’un prophète. D’ailleurs, même aux vieux temps où des hommes miraculeux subjuguaient des cerveaux incultes, si des livres comme l’Évangile et le Coran ont pu conquérir le monde, c’est que ces livres traduisaient moins la pensée propre d’un individu que les sentiments couvant dans les foules.

De même, pour le communisme-anarchiste qui, en dépit des incrédules, s’annonce comme une réalité de demain. L’anarchie, prise dans son sens le plus philosophique, négation de l’autorité, n’y va-t-on pas tous les chemins ? par la science qui renverse le dogme, par l’association ouvrière qui, désertant un jour le terrain légal, chassera le patron, par l’évolution politique qui attaque, les uns après les autres, tous les rouages de l’État : souveraineté ou présidence, pairie ou Sénat, dictature ou assemblées parlementaires ? Que sont toutes ces attaques encore inconscientes, sinon les préludes de la grande bataille de demain entre le peuple et le pouvoir ? Et quoi d’étrange que la poussée définitive vienne de ces révolutionnaires slaves qui, plus que tous autres, victimes de la tyrannie, en ont la haine implacable ?

Le communisme, barbare aux temps primitifs dans le clan celte et le mark germain, utopique avec les théoriciens religiosâtres, devient de moins en moins un rêve à mesure que les applications de la science font surabonder la richesse. Déjà la production agricole d’Europe et d’Amérique est deux fois et demie supérieure aux besoins, la production industrielle plus grande encore : un jour ne viendra-t-il pas où les déshérités, las de souffrir, se rueront sur ce bien-être accumulé ?

Ce sont les mœurs qui font les institutions : Or, si des siècles d’atavisme ont perpétué dans l’esprit des populations occidentales le respect de la propriété individuelle, il en est autrement en Russie où la masse paysanne a conservé dans le mir la propriété à la fois communale et communiste. De là, chez les plus grossiers des moujicks, un sentiment naturel de solidarité et de bienveillance singulièrement différent de l’esprit rapace et égoïste de nos paysans, toujours en lutte, pour s’attribuer la moindre parcelle de terre au détriment du voisin. La Russie est le seul pays d’Europe où la population, que n’a pas encore étiolée un industrialisme assassin traînant après lui toutes les plaies physiques et morales, soit capable de régénérer la vieille société en lui infusant dans les veines un sang nouveau.

Les théoriciens russes du communisme n’ont donc fait que nous transmettre l’esprit de leur race, en l’adaptant toutefois à des conditions sociales différentes. Et quand on considère l’immense abîme auquel sont acculés le pouvoir et le capital, quand on se rend compte de la fatalité qui forcera la société à chercher son salut dans des formes politiques et économiques nouvelles, si l’on reconnaît que chaque peuple a son rôle historique à jouer ; il est difficile de n’en pas inférer que le triomphe du communisme en Europe coïncidera avec la prépondérance, tout au moins morale, de la race slave. Cette heure pourrait bien n’être pas fort éloignée : l’autocratie russe est sur son lit de mort ; nul doute que la prochaine génération verra s’accomplir, des rives de l’Amour aux bords de la Baltique, un des plus grands mouvements de l’humanité.

La vie des peuples est un perpétuel travail de chimie : races, idées, mœurs, se combinent ou se dissocient en vertu d’affinités. La France, grâce à sa situation, a toujours été le creuset où sont venus s’allier les éléments celtes, latins, germains. Ces derniers, cependant, sont les plus rebelles à l’assimilation : en petite quantité, ils se laissent absorber et communiquent au mélange leurs qualités énergiques ; mais, trop nombreux, ils sont rejetés après une série de réactions.

Conquise par les Francs, — en petit nombre, — la Gaule romanisée a fini par absorber ses maîtres qui, oubliant leur origine, sont, depuis Clovis, devenus les ennemis acharnés de l’Allemagne. « Le Français, a dit très spirituellement un écrivain, est un celtate de latin. »

Pour la langue, elle est restée surtout romane : le parler germanique n’a pris racine que chez les Celtes du Nord : Flamands et Anglais.

Pour la religion, le christianisme ne s’y est bien développé que parce qu’il correspondait aux vieilles croyances druidiques et que les cérémonies païennes dont il s’était entouré subjuguaient une race docile aux impressions des sens et réfractaire aux abstractions de la raison pure : la mythologie germaine n’est entrée qu’à titre accessoire dans les superstitions du moyen âge.

Pour la philosophie qui, depuis deux siècles, a reçu de l’Allemagne une si grande impulsion, panthéiste d’abord, matérialiste ensuite, elle a influé davantage, mais accommodée au génie français amoureux de clarté et, de plus en plus dépouillée de ce fatras logomachique cher aux universités d’Outre-Rhin. Et, d’ailleurs, si les Büchner d’aujourd’hui ont été possibles, c’est peut-être, grâce à leurs prédécesseurs, les gaulois Rabelais et Diderot.

L’Allemagne, unifiée et dont le développement industriel ne le cède qu’à celui de l’Angleterre et des États-Unis, est devenue la patrie du socialisme. Mais ce socialisme, elle l’a fait à son image : méthodique, autoritaire, étouffant toute initiative individuelle sous une centralisation de fer. Façonnés au joug depuis des siècles, les travailleurs allemands l’ont, en grande majorité, accepté, mus par le désir d’assurer le pain quotidien plutôt que par les enthousiasmes de la liberté.

Ce socialisme-là, à son heure, fut très utile. Parlant au nom de la science, il proscrivit impitoyablement toutes les rêveries des sentimentalistes. Et lorsque Proudhon, qui avait si bien bataillé contre les mystagogues, en vint à reconstituer cette propriété individuelle qu’il avait niée et à proclamer l’efficacité du système coopératif, Marx eut raison d’affirmer que là n’était pas la solution de la question propriétaire, deux formes restant seules possibles : la possession individuelle ou la possession collective, et tout moyen terme devant nécessairement ramener à l’une ou conduire à l’autre. Mais les socialistes libertaires envisageaient avec terreur le despotisme d’un gouvernement maître politique et économique : le mutuellisme ne résolvant rien, le communisme marxiste leur semblant trop lourd, ils durent chercher une solution nouvelle : c’était préparer les voies au communisme-anarchiste.

La lutte menée par Marx contre les proudhoniens, Lassalle la menait en Allemagne, contre les partisans de Schultze-Delitsch qui prônaient, eux aussi, la coopération et le crédit. Théoricien, mais de plus tribun et vulgarisateur émérite, il provoque une agitation grave au sein des foules ouvrières ; celles-ci commencent à entrevoir que les bourgeois, même progressistes, ne peuvent rien pour elles. Et, tout en concluant à la conquête pacifique du suffrage universel qui, croit-il, permettra au peuple, maître de l’État, de transformer la société, ce légalitaire est amené à formuler des théories impliquant les conclusions les plus subversives. « L’épargne », lui dit-on. Mais quelle épargne est possible pour celui qui n’a rien, pour le prolétaire soumis aux risques du chômage, de la maladie, des accidents ? Et, d’ailleurs, pour mettre de côté des sous, ne faut-il pas se priver, restreindre sa consommation, retrancher même du nécessaire ? Résultat direct, si tous les travailleurs économisent, baisse de la production et, par suite des salaires. Quel singulier remède, en outre, que de conseiller aux affamés de se serrer le ventre ! Le crédit ? les avances ? les matières premières ? Système inapplicable aux salariés des usines et qui ne peut garantir ceux même travaillant pour leur compte contre l’envahissement de la grande industrie. Et lorsque, médecins traitant la gangrène par la tisane de guimauve, des progressistes prétendent fournir aux ouvriers le moyen de vivre par les sociétés de consommation qui, supprimant les intermédiaires, diminuent le prix des vivres, avec quelle précision mathématique Lasalle démontre qu’il n’y a rien de fait, les salaires haussant ou baissant avec le prix des objets de consommation ! « Loi d’airain ! » proclame-t-il ; loi inéluctable qui, s’exerçant en vertu du mécanisme de l’offre et de la demande, force l’ouvrier à ne pourvoir qu’à ses plus stricts besoins matériels : juste ce qu’il faut pour subsister et se reproduire.

À travers les changements de la politique, les écroulements de régimes, les guerres, les émeutes, les révolutions, le socialisme continue sa marche. Un siècle aura suffi au débile enfant pour devenir le géant destiné, selon la prophétie de Henri Heine, à écraser le monde bourgeois d’un coup de talon.

Utopiste quand il croyait résoudre la question sociale par le mutuellisme, Proudhon avait vu clair en prédisant le rôle immense que jouerait l’association dans l’avenir de l’humanité. La classe ouvrière commence à avoir conscience d’elle-même et, pendant que la guerre de sécession, l’expédition du Mexique, l’insurrection polonaise occupent l’attention des politiciens, des groupements se forment dans tous les pays : Oh ! non plus groupements secrets conspirant sous des formes surannées, mais groupements ouverts où l’élément studieux élimine de plus en plus l’élément déclamateur et romantique, où le serf de l’industrie apprend à analyser le mécanisme social et, pensant enfin par lui-même, cherche des solutions. De partout, alors, se dégage la même idée : « Tous les êtres humains, sans distinction de sexes, de races, de couleurs, ont droit à la liberté, au bien-être ; tous sont solidaires les uns des autres ; l’émancipation des travailleurs ne pourra être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes ». L’Internationale est créée.

Le rôle que les conciles du ive siècle ont joué dans l’élaboration de la foi chrétienne, les Congrès ouvriers vont le jouer dans l’ordre économique. Le 28 septembre 1864, au meeting de Saint-Martin’s-Hall, à Londres, les délégués des sections anglaises, françaises, allemandes, belges, suisses, proclament « l’association internationale des travailleurs ». Le plus grand fait du xixe siècle est accompli.

Non que cette société, devenue la terreur du bourgeois, surtout après la Commune, ait eu sur les événements une action directe : les révolutions ne se décrètent pas. Mais si l’Internationale, en dépit des naïfs qui lui prêtaient des armées et des millions, eut à peine les ressources nécessaires pour soutenir quelques journaux intermittents et donner à des grévistes une aide précaire, elle mit en lumière tout le travail qui s’était fait, depuis un siècle, au sein du prolétariat ; dans ses Congrès, elle analysa scrupuleusement les théories des penseurs, les passa au crible, pour les jeter ensuite, élucidées, dans la foule ; elle fut le drapeau déployé du socialisme : l’effet moral fut immense.

Napoléon III, qui ne savait pas au juste ce qu’il voulait hormis jouir, — Trimalcyon singeant Hamlet ! — et cherchait à faire prendre son creux pour de la profondeur, ne se montra pas défavorable au développement de l’Association. Il espérait que, de même qu’il avait conquis le paysan, il conquerrait l’ouvrier. « Je suis le plus socialiste de mon empire », répétait-il souvent. Socialisme qui se manifestait par l’encasernement des pauvres dans des cités ouvrières, par des fêtes accommodant au goût moderne les priapées antiques, par des travaux d’édilité livrant la capitale aux riches et refoulant les prolétaires dans la périphérie, assurant l’ordre en rendant impossible la construction de barricades dans les rues droites et larges, désormais ouvertes au canon et à la cavalerie, — travaux qui produisaient, par l’énorme circulation du numéraire, un bien-être momentané, mais creusaient pour l’avenir un déficit formidable. Il ne vit pas, ce philanthrope décembriseur, que l’ouvrier de 1864 n’était déjà plus cet ouvrier naïf de 1848, grisé de sentimentalisme religieux, de légendes mélodramatiques, croyant tout, ne sachant rien, merveilleusement préparé, du reste, par les chansons de Béranger et les romans d’Eugène Sue à se vautrer aux pieds d’un Napoléon qui jouerait au prince Rodolphe. Il pensa que l’Internationale, ouvrant un champ d’études aux socialistes, les détournerait de l’action. Dans les dernières années de son règne, il put s’apercevoir de l’erreur qu’il avait commise et juger combien l’opposition énergique des Millière, des Varlin, des Vermorel, des Lefrançais était autrement dangereuse que les bouderies des royalistes ou les déclamations des romantiques.

Les républicains bourgeois virent avec défiance se créer l’Internationale. Habitués, de tout temps, à considérer le peuple comme un troupeau destiné à les suivre, ils ne pouvaient concevoir que ces bêlants voulussent enfin raisonner et discuter eux-mêmes leurs intérêts. Parmi ces bergers, les uns démocrates à l’eau de rose, coquetant avec l’orléanisme, se confinaient dans une opposition platonique à l’empire ; Émile Ollivier, le démagogue rallié, leur avait montré la voie à suivre. Quelques-uns d’entre eux, comme Jules Simon, tâtèrent de l’Internationale, espérant y dominer et s’en faire un tremplin, grâce à leur léger bagage de science économique. Quand ils virent que, décidément, ce mouvement les dépasserait, ils se dégagèrent. Les autres, qui se réclamaient de la révolution, sans préciser s’ils entendaient défendre la révolution bourgeoise de 1789 ou bien ouvrir les voies à la révolution prolétarienne, étaient, pour la plupart, de jeunes bourgeois dévorés d’ambition, tourmentés de la fièvre de plagier les conventionnels, ignorant tout du peuple et ne voyant dans un soulèvement contre le pouvoir qu’une question de mise en scène ou de places à conquérir. C’étaient : Grousset, élégant écrivain, Rigault, type d’étudiant en goguette, doué de réelles aptitudes pour le rôle de policier ; Eudes, tourmenté, sa vie durant, du désir d’être général comme Marceau ; Félix Pyat, le plus célèbre et le père de tous ces romantiques, admirable ciseleur de phrases, qui aima la révolution en artiste et, lui ayant sacrifié de la fortune, crut bon de ne pas lui sacrifier sa vie. Cette nuance de républicains commençait au Rappel, journal hugolâtre, pour finir aux conspirateurs groupés sous la direction de Blanqui.

Ce dernier, le plus sincère, le plus clairvoyant, le meilleur de tous, qui paya de trente ans de prison son attachement au peuple, à peine rendu à la liberté (1865), avait repris la lutte. « Il faut, disait-il aux disciples qui l’écoutaient avec ferveur, renverser successivement tous les régimes jusqu’à ce que nous soyons les maîtres. » L’isolement du cachot n’avait pas courbé cette organisation puissante ; jusqu’à sa mort, il demeura le vieux babouviste, cherchant à organiser une force révolutionnaire pour s’emparer dictatorialement de l’État.

Lorsque l’Internationale parut, Blanqui eut un élan d’espoir : il crut son rêve réalisé. Les délégués des sections, plongeant dans la masse profonde du prolétariat mondial, allaient porter à leurs frères, devenus leurs soldats, le mot d’ordre de la révolution : les peuples chasseraient leurs maîtres et marcheraient à la république universelle. Mais Marx était un révolutionnaire économiste ; Blanqui, sincèrement socialiste, croyait indispensable de s’emparer au préalable du pouvoir politique pour écraser ensuite la tyrannie capitaliste. Ces deux hommes, trop pleins de leurs idées pour transiger, ne purent s’entendre et, dans l’impossibilité de communiquer à l’Internationale sa propre impulsion, Blanqui s’efforça de grouper secrètement en dehors de cette association les éléments qu’il supposait les plus énergiques. Blanquistes, internationaux et jacobins se sont retrouvés aux prises, après le 18 mars, dans le sein même du Conseil de la Commune.

Incertaine à ses débuts, mutuelliste ensuite (Congrès de Lausanne, 1867), puis collectiviste (Congrès de Bruxelles, 1868 ; de Bâle, 1869), l’Internationale, naturellement, traversait les mêmes phases que le prolétariat dont elle était l’émanation ; les idées opposées s’y entrechoquaient sans cesse. Victorieux des proudhoniens, les marxistes s’efforcent d’accaparer la direction du mouvement et, tandis que leurs Liebknecht et leurs Bebel luttent, en Allemagne, contre les Lassaliens trop légalitaires, lutte qui se termine par une fusion, — le Conseil général, où domine Karl Marx, exerce sur l’association tout entière une véritable dictature.

C’est alors que recommence l’éternel combat de l’esprit celte et latin contre l’influence germanique. Sous l’impulsion de Bakounine, les délégués belges et espagnols s’élèvent contre la tyrannie de ce pouvoir, né de la veille, qui donne un aperçu de ce que serait l’État ouvrier. Devant la centralisation, — essentiellement monarchique dans son principe, — qui réunit tous les fils dans la main d’un seul homme, ils proclament l’autonomie et la fédération des groupes.

L’hostilité grandit de plus en plus entre autoritaires et fédéralistes : ceux-ci reçoivent l’épithète d’anarchistes, insulte dans la pensée de leurs adversaires. Mais, depuis Proudhon, l’anarchie était une conception positive : organisation sociale sans autorité, substitution du contrat à la loi permanente, autonomie de l’individu dans le groupe, du groupe dans la commune, de la commune dans la fédération. Les amis de Bakounine relevèrent le mot, comme avaient fait jadis les « gueux » et les « sans-culottes ».

Il serait puéril de ne voir dans ce conflit que la lutte de deux individus, trop imbus de leur propre personnalité pour se concéder la suprématie. Les deux hommes qui se disputèrent la direction, sinon officielle du moins morale, du mouvement internationaliste ne se heurtèrent avec tant d’animosité, tant de persistance que parce qu’ils incarnaient deux tendances absolument opposées.

Dès lors, l’Internationale ira se déchirant elle-même, jusqu’au Congrès de La Haye (2 au 9 septembre 1872), où elle se scindera en deux tronçons, — l’un autoritaire avec Marx, l’autre libertaire avec Bakounine, — qui, sous les lois répressives des gouvernements, se dissoudront à leur tour.

Aujourd’hui, malgré les efforts de Most et de quelques autres anarchistes allemands pour la ressusciter sur un pied purement révolutionnaire, l’Internationale est morte en tant qu’organisation, mais son esprit plane sur toute cette fin de siècle, appelant les déshérités à la bataille. De ses cendres éparpillées au vent, sont nés dans le monde entier des groupes de travailleurs marchant sous le fanion de leur choix à la révolution sociale. Parmi ces groupes, les uns gardent une autonomie jalouse, les autres s’agrègent sous des formes autoritaires ; malgré l’action dissolvante des personnalités, les hésitations, les défections, les imprudences, collectivistes, indépendants, anarchistes, tout en s’entre-combattant, comme ces sectes chrétiennes des premiers siècles qui revendiquaient pour elles seules l’orthodoxie, n’en sapent pas moins la société actuelle. Disséminés, ils portent en tous lieux le nouveau verbe et attaquent l’ennemi de toutes parts, en lui donnant le moins de prise possible. Cette absence même d’une direction suprême, qui ne servirait qu’à éveiller les ambitions, fait leur force : on pouvait abattre la tête unique de l’Internationale, on ne peut rompre le réseau des groupes révolutionnaires qui enveloppe aujourd’hui le monde civilisé. D’où la supériorité marquée des partisans de l’initiative individuelle sur les enrégimentés qui s’imaginent vaincre, par une forte organisation, l’organisation incomparablement plus forte de l’État ayant sous la main tous les rouages sociaux.