Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre XI.

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CHAPITRE XI


GENÈSE DU SOCIALISME. — LES SYSTÉMATIQUES, LES
RÉVOLUTIONNAIRES


Quand la Révolution et la réaction aux prises se furent suffisamment déchirées, Bonaparte, l’homme du juste-milieu, — Prudhomme sous la peau de César ! — survint, poussé par toute sa classe, et leur imposa sa médiation. Pendant quinze ans, le travail des idées, visible ou latent, s’accomplit sous sa surveillance et, quand le maître tomba, renversé par cette bourgeoisie qu’il avait cru conduire, celle-ci, armée de toutes pièces, acclama la restauration, sûre de la diriger ou de la vaincre.

Au fond des plus émouvantes épopées, il y a une querelle de boutiques. La Grèce et Troie, Rome et Carthage, la France et l’Angleterre ne se déchirèrent avec tant d’âpreté que parce que leurs intérêts économiques étaient en jeu. Les chants homériques peuvent nous retracer la majesté d’Atride ou les emportements du fils de Pélée, semblable aux dieux ; derrière les héros argiens, prompts à s’émouvoir pour des enlèvements de reines ou d’esclaves, s’agitait le marchand rapace. De tout temps, le chef d’État a été commis de banquier ou banquier lui-même.

En dépit des mensonges conventionnels des historiens, la lutte à mort de la France et de l’Angleterre pendant la Révolution et le premier Empire fut une guerre commerciale. Le principe monarchique, au fond, elle s’en souciait peu, cette aristocratie britannique, mâtinée de comptoir qui, un demi-siècle auparavant, avait accepté une révolution régicide complétée, quarante ans plus tard, par un coup d’État libérâtre. Qu’importait aux lords la tête de Louis XVI qu’ils eussent peut-être pu sauver ! la restauration des Bourbons n’était que le prétexte d’une immense entreprise financière. Le marché européen serait-il aux produits anglais ou français ? À qui le café, le cacao, la vanille, les épices, le rhum et tous les produits des colonies ? L’Angleterre s’empare de la canne à sucre et la France invente la betterave[1].

Que l’on s’étonne, dès lors, du développement prodigieux que prend l’esprit chauvin et mercantile, sous le couvert de la gloire, de la patrie et des immortels principes de 89 ! Commencée au nom de la fraternité universelle, dans les élans d’un sublime enthousiasme, la Révolution aboutit au triomphe d’une caste incarnant le plus effroyable égoïsme. Bien loin sont les traditions chevaleresques de l’ancienne noblesse : Doit et Avoir ont remplacé Dieu et le Roi ; tout va très vite, d’ailleurs, car « le temps est de l’argent », déclare l’Anglais pratique, et la vapeur devient l’emblème de cette société, qui durera cent ans comme sa précédente a duré douze siècles. En moins de vingt années, une transformation se fait dans les mœurs, qui eût demandé autrefois des siècles pour s’accomplir. Les boutiquiers enrichis forcent les portes des salons aristocratiques, au grand désespoir des gentilshommes qui ont conservé leur morgue mais perdu leur argent, et une fusion commence à s’accomplir. Plus moyen, pour les héritiers des grands noms, de faire bâtonner ces insolents, laquais hier, égaux aujourd’hui, maîtres demain. « Ah ! marquis de la bourse-plate, grommellent les parvenus en redressant leur échine, je te vaux bien ; moi aussi, j’ai mes armoiries : un million en obligations sur l’État, consciencieusement ramassé dans la bonneterie, gros et détail. » — « Je suis le fils de mes œuvres, dit fièrement tel autre ; je ne dois rien qu’à mon travail, j’ai fait fortune dans les affaires. » TravailAffaires, comme ces deux mots jurent ensemble ! Les « affaires », c’est-à-dire l’agiotage sur les biens nationaux, les spéculations de Bourse, la falsification des denrées, les fournitures fictives aux soldats ! Et ces honnêtes travailleurs de se rengorger, et l’épicier du Marais, généreux par orgueil, de taper familièrement sur l’épaule du pauvre noble auquel il s’égale en lui prêtant son argent.

Bientôt, malgré les tenants attardés de l’ancien régime, fantômes égarés dans le xixe siècle, il n’y aura plus ni aristocratie ni roture, il n’y aura plus que des riches (classe dirigeante) et des pauvres (classe dirigée). À l’exemple du duc de Rochechouart, qui a épousé les millions de mademoiselle Ouvrard, les gentilshommes appauvris recherchent la mésalliance qui leur permettra de redorer leur blason. Et ceux qui voudraient ramener l’humanité à cent ans en arrière, comprenant que la finance est devenue l’âme du monde, se mettent à spéculer fiévreusement. Tandis que, derrière Laffitte, derrière Mallet, derrière Greffulhe, pointent des royautés nouvelles, — celles de Baring à Londres, Sina à Vienne, Stieglitz à Saint-Pétersbourg, Hope à Amsterdam, Rothschild partout, — la société de Jésus, rentrée mystérieusement en France et dissimulée sous des noms d’emprunt : Paccanaristes, Ligoristes, Pères de la Foi, reprend son rêve d’omnipotence universelle et, pour le réaliser, trafique, agiote, fait bâtir, accapare les héritages, entasse silencieusement des millions dans ses coffres ; la vénalité gagne tout ce qui s’élève au-dessus de la masse : le noble désœuvré vend au cultivateur enrichi sa terre dont il ne sait tirer parti, et trop inintelligent pour tâter de l’industrie, va jouer à la Bourse où il se fait dépouiller par le Juif madré.

Aussi que viennent faire les vieilles traditions dans un pareil monde. Dans les salons mêmes du noble faubourg, on ricane discrètement en se montrant le vieil émigré, ruiné et blanchi au feu des bivouacs vendéens pendant que Monsieur digérait à Vérone. Talleyrand et Fouché ont fait école : le ci-devant, transformé en jacobin sous la Terreur, tourné au bonapartiste sous l’Empire, continue la série de ses avatars : royaliste modéré avec Decazes, ultra avec Villèle, libéral lorsque la bourgeoisie exploitant le mécontentement populaire, consacre son triomphe sur la noblesse au 29 juillet 1830.

Au peuple retombé, après les lumineuses espérances de 92 dans la plus noire réalité, il ne reste que les yeux pour pleurer. Partout misère et ignorance. Les associations ouvrières sont mortes et, seul, n’ayant pour arme que ses bras devant ce colosse, le capital, le travailleur quête un maître auquel il pourra se vendre. Oh ! la vapeur, la machine, la science, comme il maudit tout cela, ce simple, au cerveau inculte, mais qui entrevoit dans son bon sens, en dépit des phraseurs officiels, que cette machine qui se dresse devant lui avec des sifflements de menace et crachant la fumée, c’est l’implacable ennemie qui, ne demandant qu’un peu d’eau et de charbon pour s’alimenter, le chassera de l’atelier et l’enverra mendier dans la rue !

Avec la France et l’Angleterre, l’industrialisme envahit le monde. Une activité inconnue jusqu’alors se manifeste de toutes parts. Pendant que des peuples esclaves de l’étranger ou du roi absolu : Espagne, Italie, Grèce, Belgique s’éveillent aux idées que la Révolution a semées dans l’air, que le continent américain achève de se dégager des derniers langes féodaux, que le clergé, un moment abattu, se réorganise pour enrayer le mouvement démocratique, les grands financiers, rois du jour, fidèles au vieil axiome « diviser pour régner », exploitent sans scrupules la situation. Le despotisme et la révolution passent alternativement à leur caisse et deviennent leurs tributaires. Réactionnaires en France, en Angleterre, en Allemagne, ils se font libéraux en Espagne, en Italie, en Grèce, pays neufs où l’absolutisme paralyse tout essor industriel et où la bourgeoisie, une fois au pouvoir, leur donnera toute licence d’exploiter les masses au nom du peuple lui-même.

Car, à l’exception de quelques disciples survivants de Babeuf, l’élément le plus avancé de la démocratie prêche le respect au capital savamment employé. C’est l’époque Saint-Simon surgit en prophète et glorifie les capacités. Dans son système, malheur aux infirmes, aux inintelligents ! « la société, proclame-t-il, doit être organisée pour l’avantage du plus grand nombre »… du plus grand nombre, pas de tous. Les banques seront hiérarchisées, centralisées, la finance deviendra l’âme du monde ; enrégimentés sous le sceptre d’un pape industriel, les travailleurs lutteront entre eux, — eh ! les guerres économiques ne sont-elles pas les plus impitoyables de toutes ? — pour obtenir la meilleure rétribution de leurs efforts : gloire et opulence pour les vainqueurs, honte et misère pour les vaincus.

Ces théories, audacieuses pour l’époque, mais si différentes des conceptions à la fois plus exactes et plus généreuses du socialisme actuel, ont eu leur part de réalisation ; la royauté industrielle a tout envahi, tout écrasé ; comme le voulait Saint-Simon, la banque est devenue le pivot autour duquel tourne l’axe social ; enfin, ces capacitaires s’appelant Péreire, Michel Chevalier, de Lesseps, disciples enthousiastes du maître, ont atteint gloire et opulence : la situation misérable du prolétaire n’a pas changé.

Saint-Simon, mystique de génie, qui put, de bonne foi, se croire envoyé du ciel pour régénérer le monde, jeta sa fortune dans la vie pour mieux l’analyser : il mourut pauvre. Ses disciples, pleins d’ardeur et de dévouement au début, glissèrent bientôt dans la plus étrange folie religieuse, s’éloignant, à mesure qu’ils théocratisaient, de ce peuple qu’ils avaient cru émanciper. Une scission se fit : les uns se retirèrent pour devenir, à leur tour, chefs d’école ; les autres, groupés en la maison commune de Ménilmontant, vécurent sous la direction d’Enfantin, père suprême, jusqu’au jour où le gouvernement, agacé plutôt qu’effrayé par l’agitation peu redoutable de ces sectaires[2], les contraignit à se disperser. Vingt années après, les plus marquants de ces apôtres étaient devenus des privilégiés d’une société dont ils avaient éloquemment flétri l’égoïsme.

Le Saint-Simonisme, qui s’éleva entre le vieux culte mortellement blessé et les aspirations confuses des masses, fut par-dessus tout une religion. « Les ravages de l’anarchie actuelle, déclare-t-il, sont là qui attestent qu’il est temps de fortement réagir. Nous proclamons d’abord la réhabilitation de la chair, l’émancipation de la femme et l’avènement du nouveau christianisme, religion de l’avenir révélée à Saint-Simon. »

De tels dogmes pouvaient étonner, séduire même quelque temps ; ils ne pouvaient pénétrer la masse d’une impression durable. En ces hommes au costume étrange, aux allures sacerdotales, l’ouvrier, quelle que fût sa confiance naïve, saluait des philanthropes bienveillants, il ne reconnaissait pas ses égaux, ses camarades, vivant de sa vie et parlant sa langue. Phénomène bizarre ! la crédulité des foules n’a d’égale que leur scepticisme ; une profonde intuition se révèle à certaines heures chez le même peuple qui, naguère, se courbait, énamouré devant la toge d’un rhéteur ou le cheval de César.

Aux masses, de plus en plus exploitées par un industrialisme sans merci, ces grands mots amour, réhabilitation de la chair, sanctification de la beauté, disaient peu de choses et, pour le penseur, n’était-il pas évident que, dans la plus saint-simonienne des sociétés, la honte et la misère, apanage des moins capables, l’inégalité des conditions et, par dessus tout, le despotisme écrasant de l’État devaient reproduire les vieilles plaies sociales et rendre illusoire toute émancipation ?

Après Saint-Simon, les théoriciens du socialisme pullulent. Chacun croit avoir trouvé la vraie formule : c’est une Babel de systèmes, confusion dont les rétrogrades seuls rient ou se lamentent car cette diversité même de but et de moyens fournit des matériaux à l’avenir. L’élan intellectuel est donné : enthousiastes, prophètes orgueilleux, chercheurs sincères fouillent les profondeurs du passé, interrogent leur époque et, quelle que soit leur doctrine personnelle, proclament que ce qui a été, ce qui est encore, ne doit plus être ; tous arrivent à cette conclusion que formulera plus tard Pierre Leroux, le philosophe humanitaire : « Nous sommes aujourd’hui entre deux mondes : un monde d’inégalité et d’esclavage qui finit, et un monde d’égalité qui commence. »

Époque bizarre ! Cette génération de 1830, enfantée pendant les guerres colossales du premier empire, alors que, d’un bout à l’autre de l’Europe, le bruit du canon faisait frissonner les mères, puis jetée tout d’un coup en pleine restauration, apporta dans une période d’évolution pacifique un quelque chose de nerveux et de troublé, des élans subits avec de profondes désespérances. Phénomène physiologique dont la science seule nous donne le mot et qui est en voie de se manifester chez les jeunes hommes d’aujourd’hui engendrés pendant les affres de l’Année terrible : les impressions ressenties par l’organisme si délicat de la mère et transmises au fœtus influeront singulièrement sur la vie cérébrale des nouveaux venus.

Musset, poète autrement humain que Victor Hugo, fut bien le chantre de cette génération névrosée, à la fois incrédule et mystique, glorifiant Voltaire et s’inclinant devant l’image de Jésus, « premier représentant du peuple » déclaraient avec emphase les démocrates idéalistes.

À côté de Saint-Simon, Fourier fait école. Pauvre philosophe, sublime et naïf, qui flétrit comme pas un le commerce voleur, et, pendant vingt ans, mendie un million au philanthrope qui voudra faire l’essai de son système ! « Le mouvement social, écrit-il au lendemain même de la Révolution, tend à dépouiller de plus en plus les classes inférieures et pauvres au profit des classes supérieures et riches ; l’industrie et le commerce opèrent de nos jours, en continuant leur développement, l’accroissement des servitudes collectives et indirectes et organisent rapidement la féodalité industrielle, mercantile et financière. »

Ces lignes datent de 1808 : quelle prescience ! Aujourd’hui la féodalité capitaliste, après avoir tout accaparé, propriété foncière, mines, navigation, chemins de fer, industrie, commerce, tend à se résorber en une monarchie : les milliards de Rothschild, de Gould, de Mackay, de Vanderbilt gouvernent le monde, — monarchie la plus absolue de toutes, la plus écrasante et, aussi, la plus insaisissable, car elle est, en même temps, impersonnelle. Les patriciens de l’ancienne Rome, qui jetaient des esclaves vivants en pâture aux poissons de leurs viviers, les seigneurs du moyen âge, au cœur de fer comme leur armure, pouvaient, parfois, sentir leur nature humaine se réveiller : le dieu Capital est sourd, aveugle, inexorable. Tel financier aimable dans l’intimité, bienveillant, se targuant même de philanthropie, va, en un coup de bourse, ruiner des centaines de familles, semer autour de lui suicides, deuils, misère, prostitution ; qu’on ne s’en prenne pas à l’individu, l’engrenage qui l’entraîne le rend irresponsable, c’est la marche logique du système. La classe possédante, luttant sans cesse, luttant contre elle-même, devient de plus en plus riche et de moins en moins nombreuse ; vaincus par leurs concurrents mieux armés, c’est-à-dire plus fortunés, les demi-riches de la veille, boutiquiers, petits propriétaires, industriels de second ordre, tombent, le désespoir au cœur, le blasphème aux lèvres, dans ce prolétariat qu’eux-mêmes, naguère, méprisaient et exploitaient, et, miracle des situations ! ces ci-devant bourgeois, habitués plus que l’ouvrier au bien-être et à l’indépendance, deviennent, de conservateurs forcenés, les plus violents des révolutionnaires.

Fourier entrevoyait cela ; trop profond analyste pour se laisser éblouir par le clinquant des légendes, il reconnaissait combien avait été nulle la révolution au point de vue économique. Il ne voulut, cependant, pas se rendre compte de l’immense progrès intellectuel qu’elle avait fait faire aux masses et de l’influence que, même vaincue, elle devait exercer sur le siècle suivant. Humanitaire avant tout, il restait saisi d’horreur devant le tableau des exécutions capitales, des noyades et des champs de bataille ; ces visions sanglantes l’épouvantaient et, maudissant l’épopée républicaine, il se réfugiait tout ému dans son rêve d’harmonie.

L’harmonie ! c’est le grand mot et, mieux que le mot, l’idée du système de Fourier : une idée qui rachète bien des divagations qu’on est stupéfait de trouver mêlées aux conceptions les plus puissantes. « Harmonie universelle, déclare-t-il, but intérieur et foyer commun de l’ensemble des passions. » Car ce penseur, qui méconnaît la foule, a, du moins, en s’isolant d’elle, conquis l’avantage de pouvoir exprimer ses idées personnelles et, audace inouïe, il n’hésite pas à réhabiliter les passions ! Dans ces forces naturelles, si sottement comprimées ou détruites par les moralistes chrétiens, il voit l’essence même de l’individualité, et toujours, proclame-il, elles peuvent être utilisées dans l’intérêt commun.

C’est la théorie reprise par les modernes anarchistes. Passionnés amants de la liberté, ils affirment que du plein épanouissement de chaque être naîtra l’universelle harmonie : plus d’autorité ! et leur haine du joug est telle que d’aucuns ajoutent : plus d’organisation ! confondant l’action éparse, seule efficace, contre la société actuelle, avec les nécessités sociales de demain.

Mais le timide Fourier n’ose pas aller jusqu’au bout : il reste étatiste ; il reste surtout anti-égalitaire : pas de communisme mais association du capital, du travail, du talent et répartition proportionnelle à ces divers facteurs. Il est persuadé que l’autonomie de l’individu ne peut subsister au sein de l’égalité communiste et il ne s’aperçoit pas que cette autonomie est encore bien moins compatible avec une société où tout est classifié, où toutes les fonctions se hiérarchisent.

Le gouvernement unitaire qu’il rêve, réglant dans le monde entier la production, la consommation et l’échange, dirigeant les travaux, coordonnant les gouvernements secondaires placés à la tête des autres nations, dominant des armées de fonctionnaires, ne serait pas moins écrasant que la papauté industrielle prônée par les saint-simoniens : ou ce gouvernement doit tout mener, et, alors, plus de liberté, ou il s’efface et, dans ce cas, il devient inutile.

Il y a là une contradiction flagrante : il est vrai que d’après le philosophe, chefs de groupes et gouvernants seront plutôt des initiateurs que des maîtres. Mais le propre du pouvoir n’est-il pas de chercher toujours et quand même à dominer et si les inférieurs sont libres de discuter, de ne pas obéir, — quel chaos ! — pourquoi maintenir l’inégalité, pourquoi surtout enfermer les bienheureux habitants du phalanstère dans des classifications multipliées à l’excès, reconstituant ainsi des castes inévitablement appelées à se jalouser et à détruire l’harmonie si chère au maître ?

Avec ses fantaisies et ses erreurs, Fourier n’en fut pas moins un penseur de premier ordre. Sur bien des points, il a percé le voile mystérieux qui nous cache l’avenir. Alors que la plupart des théoriciens affectaient de ne voir dans l’individu qu’un rouage des plus secondaires, recevant toute impulsion de ce moteur principal l’État, il ose affirmer que l’individu c’est l’organisme social par excellence, que l’être humain a un droit absolu non seulement à la suffisante vie mais à un minimum de bien-être satisfaisant. Et cette revendication audacieuse est devenue aujourd’hui celle du parti révolutionnaire le plus avancé. Réforme sociale de la commune ; constitution des collectivités humaines par voie d’expérimentation et de libre initiative ; harmonisation des intérêts individuels avec les intérêts généraux ; liberté, solidarité : tels sont les principes sur lesquels le fondateur de l’école sociétaire base son système, principes qu’au bout d’un demi-siècle, l’évolution socialiste n’a pas infirmés.

Le grand tort de Fourier comme des autres théoriciens qui, de bonne foi, cherchèrent une solution à la dévorante question sociale, fut de croire que cette solution pouvait être pacifique. Ces philanthropes furent assez naïfs pour s’imaginer que monarques et banquiers, trahissant les principes et les intérêts de leur caste, allaient concourir à l’avènement d’une société dans laquelle banquiers et monarques n’auraient plus leur raison d’être.

Parallèlement à ces docteurs, s’agitaient des révolutionnaires, les uns politiques, les autres socialistes, les premiers procédant de la franc-maçonnerie, les seconds du babouvisme.

La Restauration avait remis au pouvoir la Compagnie de Jésus. Dès la première heure, à Saint-Acheul, à Saint-Anne d’Auray, à Bordeaux, à Billom, à Montrouge surtout, des centres tout-puissants s’étaient formés d’où les bons pères rayonnaient sur les régions voisines ; prédications, pélerinages, cérémonies expiatoires, miracles, rien n’était épargné pour capter l’esprit naïf des populations rurales.

Mais le vieil ennemi du Gesù avait reparu aussi. Descendants des révolutionnaires mystiques du xviiie siècle, les francs-maçons rentraient en lice ; le but était toujours le même : destruction de l’absolutisme religieux et politique. Bazard, depuis saint-simonien, crée avec Flotard, Joubert et Buchez la loge des Amis de la vérité dont le personnel se recrute surtout dans la petite bourgeoisie. Comme au temps de Weishaupt, des puérilités solennelles servent à masquer une action politique très réelle. Pour défendre l’œuvre de la Révolution, les sociétés secrètes renaissent de toutes parts ; en Italie, en Espagne, en Portugal, en Grèce, le carbonarisme, fils direct de la Franc-Maçonnerie, prêche l’indépendance nationale sous une forme religieuse et romantique bien propre à séduire ces tempéraments de feu. « Vive le Christ, libérateur du peuple ! » clamaient les patriotes libéraux. Et les conspirations de se succéder et le carbonarisme de s’organiser méthodiquement en France où il se manifeste par les tentatives sans cesse réprimées du peuple et de l’armée.

Juillet 1830 consacre la victoire définitive de la bourgeoisie française. Dès lors, celle-ci voudrait bien briser l’arme dangereuse qu’elle a maniée mais ses efforts sont vains : l’arme se retournera contre elle-même. Entré dans les sociétés secrètes à la suite de l’avocat ou du publiciste, le prolétaire y a fait son apprentissage, il a entrevu la puissance de l’association ; peu à peu des groupements s’élaborent où l’élément ouvrier est de plus en plus nombreux, groupements qui, dans la main de quelques hommes énergiques, les Blanqui, les Barbès, les Raspail, champions de la démocratie socialiste, mèneront une rude lutte contre la monarchie orléaniste. Bien plus, se détachant insensiblement de la politique comme d’une science fausse, usée, finie à l’égal des religions et comprenant que la science sociale par excellence c’est celle qui fait vivre, le travailleur commencera à se diriger vers les seuls groupements économiques, et le jour viendra où, révolutionnées dans leur esprit routinier, les corporations de métiers d’art, de science, s’affranchissant du joug de l’État, se substitueront au vieil organisme pour embrasser le monde dans leur immense réseau.

La Franc-Maçonnerie arrivée se fait conservatrice de l’ordre social. Sa puissante organisation, son influence, ses richesses servent à défendre la bourgeoisie libérâtre contre tous : contre les derniers champions du droit divin, contre les ultramontains, contre la masse qu’on leurre avec des promesses de réforme, parfois avec une philanthropie calculée, contre les révolutionnaires qui voient plus loin qu’une monarchie centre-gauche ou même qu’une République bourgeoise.

Tandis que la classe moyenne, triomphante en France, met en pratique ce conseil d’un ministre : « Enrichissez-vous », que la lutte des Bourses européennes, prépare l’hégémonie de la maison Rothschild, que des chercheurs élaborent des systèmes sociaux, des hommes de lutte, chez lesquels l’action complète la pensée, regardent non plus seulement en eux-mêmes mais autour d’eux, vivent avec la masse, pensent, souffrent avec elle et se lancent intrépidement sur la route pénible qui doit conduire à l’émancipation.

En Blanqui, surtout, revit la pensée babouviste : s’emparer dictatorialement du pouvoir et réaliser le bonheur commun.

Révolution toute jacobine, qui se fera en rayonnant du centre à la périphérie. Aussi Paris et les grandes villes, foyers de conscience et de volonté, seront-ils amenés à exercer une autorité despotique sur les habitants des campagnes encore figés dans leurs mœurs rétrogrades.

La vie entière de Blanqui a été consacrée à la réalisation de cet objectif qui, au bout d’un demi-siècle, est resté celui de ses disciples. Ceux-ci, — les blanquistes d’aujourd’hui, — serviles imitateurs du maître, dont ils n’ont, pour la plupart, ni la clairvoyance ni le désintéressement, ne se sont pas aperçu que les conditions sociales, en se modifiant sans cesse, rendent impossible à l’heure présente ce qui, alors, pouvait avoir sa raison d’être. Grossis des déclassés de la bourgeoisie radicale à l’affût d’une fonction importante dans la société nouvelle, ils n’ont pas voulu reconnaître ce qu’aurait d’écrasant un gouvernement qui cumulerait la puissance économique avec la puissance politique : l’autorité leur plaît ; l’histoire de la Révolution, qu’ils ont apprise par cœur plutôt que méditée, les a enfiévrés. Hommes de tradition, ils ont, bien que se réclamant de la science matérialiste, fermé les yeux à l’évolution ininterrompue qui, de plus en plus, internationalise les peuples, sape le pouvoir dans son principe même et tend au remplacement de la hiérarchie étatiste par l’immense association des forces agricoles et industrielles.

Les plus patriotes des socialistes, ils ne comprennent pas encore qu’une révolution économique ne peut être localisée, que, réduite à quelques grandes villes ou même à une seule nation, elle ne serait pas viable. Pour ces jacobins, qui rêvent une transformation sociale à coups de décrets, l’étranger est un barbare et le prolétariat rural ne compte pas ; les villes, disent-ils, feront marcher les campagnes ; alors que, plus lent, certes, à comprendre que l’ouvrier des villes, mais autrement tenace, le cultivateur, de plus en plus dépouillé par la reconstitution de la féodalité terrienne, est destiné à devenir le principal acteur de la révolution !

À côté de Blanqui cherchant, par le fusil, à conquérir la République socialiste pour, de là, arriver au communisme, le pacifique Cabet, communiste également, prêche un nouveau christianisme, — tout comme Saint-Simon. Prenant à témoin le Christ, les apôtres et l’Évangile, il combat la propriété individuelle au nom de la fraternité. Il ne faut pas lui en demander plus long. À cette époque où chaque théoricien, gagné par la contagion, s’affirmait envoyé de Dieu, qui donc eût daigné s’occuper des arguments scientifiques ? Il ne pouvait y avoir place que pour la foi, qui ne raisonne pas, et le sentimentalisme, si facile à égarer : aussi les déceptions seront-elles nombreuses ?

Le père Cabet, ainsi que l’appellent ses enthousiastes admirateurs, après avoir vanté dans un roman célèbre : Voyage en Icarie, les bienfaits du communisme, part avec de nombreux adeptes expérimenter sa doctrine en Amérique.

Déjà, maints essais de colonisation socialiste avaient eu lieu hors de la vieille Europe. À New-Harmony, Owen, riche Anglais, mettait à l’épreuve un système communiste. L’Algérie, récemment conquise, était devenue le point de mire de ceux qui brûlaient de montrer aux incrédules le fonctionnement heureux de leur société idéale ; les fouriéristes y avaient, sans succès, ébauché un phalanstère. Le gouvernement ne pouvait voir d’un mauvais œil ces exodes de prolétaires, qui débarrassaient la métropole d’éléments actifs et turbulents, destinés à se perdre dans les hasards d’une vie lointaine.

Cabet échoua : la colonie de Nauwoo, aux prises avec les difficultés inhérentes à toute société qui débute, se scinda en fractions rivales. Le fondateur, idole déchue, fut chassé et réduit à venir se défendre devant les tribunaux français d’une accusation d’escroquerie. Quel écroulement pour un prophète ! Il ne survécut pas à l’envolement de ses espérances.

La grande erreur de cet homme, erreur commune à la plupart de ses contemporains, fut de chercher le mot de l’avenir social dans une religion qui, quelque purifiée qu’elle soit, par cela même qu’elle est religion, est forcément incompatible avec la science et la liberté. Tous ces mystagogues, ainsi les appellera Proudhon, crurent qu’il suffirait d’un livre, nouvel Évangile, pour révolutionner l’humanité. Ils eurent foi en eux, nullement en la masse qu’ils prétendaient émanciper ; vivant avec leurs idées toutes subjectives, ils ne tinrent compte ni de l’ambiant ni des situations qui se modifient en se déterminant les unes les autres : comment eussent-ils pu résoudre un problème dont ils négligeaient des éléments essentiels ?



  1. Privée du sucre de canne par le blocus anglais, elle perfectionna et étendit les procédés allemands pour la fabrication du sucre de betteraves.
  2. D’aucuns n’avaient-ils pas la naïveté d’adresser à Louis-Philippe des lettres le sommant de démissionner en faveur du grand chef saint-simonien !