Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/XI

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L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 103-112).

CHAPITRE XI

L’INSURRECTION DE VIENNE


19 mars 1852.


Nous arrivons maintenant aux événements décisifs qui furent en Allemagne le pendant contre-révolutionnaire de l’insurrection parisienne de juin et qui, d’un seul coup, firent pencher la balance en faveur du parti de la contre-révolution : nous voulons dire l’insurrection viennoise d’octobre 1848.

Nous avons vu quelle était, à Vienne, après la victoire du 12 mars, la position des différentes classes. Nous avons vu également combien le mouvement de l’Autriche allemande était embarrassé, entravé par les événements qui se produisaient dans les autres provinces, non allemandes, de l’Autriche. Il ne nous reste plus maintenant qu’à examiner brièvement les causes qui ont amené ce dernier soulèvement de l’Autriche allemande, le plus formidable de tous.

La haute aristocratie et les bourgeois financiers qui formaient, outre les fonctionnaires, les principaux soutiens du Gouvernement de Metternich, purent maintenir, même après les événements de mars, leur influence prédominante sur le Gouvernement, non seulement grâce à la Cour, l’armée et la bureaucratie, mais encore, et bien plus, grâce à l’horreur de l’ « anarchie » qui se répandit rapidement dans les classes moyennes. Au bout de très peu de temps on essaya de quelques tentatives sous forme d’une loi sur la presse, d’une constitution épouvantablement aristocratique et d’une loi électorale basée sur l’ancienne distinction par « États ». Ce qu’on appelait le ministère constitutionnel et qui était composé de bureaucrates à demi-libéraux, timides et incapables, tenta même, le 14 mai, une attaque directe contre les organisations révolutionnaires, en dissolvant le Comité central des délégués de la garde nationale et de la Légion académique — organe créé dans le but exprès de contrôler le Gouvernement et, en cas de besoin, de faire appel contre lui aux forces populaires. Mais cet acte ne fit que provoquer l’insurrection du 15 mai. Celle-ci força le Gouvernement à reconnaître le Comité, à abolir la Constitution et la loi électorale et à octroyer à une Diète constituante, élue par le suffrage universel, le droit de rédiger une nouvelle loi fondamentale. Le lendemain, tout fut confirmé par une proclamation impériale. Mais le parti réactionnaire, qui avait également des représentants dans le ministère, amena bientôt ses collègues « libéraux » à tenter de nouveau une seconde attaque contre les conquêtes populaires. La Légion académique, place forte du parti du mouvement, centre d’une agitation continuelle, était, pour cette raison même, devenue odieuse aux bourgeois modérés de Vienne ; le 26, un décret ministériel en prononça la dissolution. Ce coup aurait peut-être réussi, s’il avait été effectué par une partie de la garde nationale seule ; mais le Gouvernement n’avait pas non plus confiance en elle, et mit l’armée en mouvement. Aussitôt la garde nationale se tourna contre le Gouvernement, se réunit à la Légion académique, déjouant ainsi le projet ministériel.

Pendant ce temps, le 16 mai, l’empereur et sa cour quittaient Vienne et s’enfuyaient à Innspruck. C’est là qu’entouré de Tyroliens bigots dont la loyauté s’était accrue par la menace d’une invasion de leur pays par l’armée sardo-lombarde, soutenus par le voisinage des troupes de Radetzky, qui tenaient Innspruck sous la menace de leurs armes, le parti contre-révolutionnaire trouva un lieu d’asile : à l’abri de tout contrôle, de tout regard et de tout danger, il pouvait réunir ses forces éparses, réparer et étendre de nouveau sur tout le pays la trame de ses complots. Les communications furent rétablies avec Radetzky, avec Jellachich et avec Windischgrätz, de même qu’avec les hommes sûrs appartenant à la hiérarchie administrative des différentes provinces ; des intrigues furent nouées avec les chefs slaves, — et il se créa ainsi une force réelle dont disposait la camarilla contre-révolutionnaire, tandis qu’on laissait les impuissants ministres de Vienne user leur faible et éphémère popularité dans de continuels différends avec les masses révolutionnaires et dans les débats prochains de l’Assemblée constituante. C’est ainsi que la politique consistant à abandonner à lui-même pendant quelque temps le mouvement de la capitale — politique qui, dans un pays centralisé et homogène comme la France, aurait conduit le parti du mouvement à la toute-puissance, se trouve être, en Autriche, dans ce conglomérat politique hétérogène, un des moyens les plus surs de réorganiser les forces de la réaction.

À Vienne, les classes moyennes, persuadées qu’après trois défaites successives et en présence d’une Assemblée constituante basée sur le suffrage universel, la cour n’était plus un ennemi à redouter, tombaient de plus en plus dans la lassitude et l’apathie, et demandaient à grands cris l’ordre et la tranquillité. C’est la revendication qui, partout et toujours, prédomine dans cette classe après les commotions violentes et les troubles commerciaux qui s’en suivent. Les manufactures dans lesquelles était employé le capital autrichien étaient presqu’exclusivement destinées à fabriquer des objets de luxe ; après la Révolution et la fuite de la cour, la demande de ces produits devait nécessairement diminuer. Les réclamations en faveur d’un système régulier du Gouvernement et du retour de la cour dont on espérait une renaissance de la prospérité commerciale, devinrent très générales dans les classes moyennes. La réunion de l’Assemblée constituante, qui eut lieu en juillet, fut saluée avec joie comme la fin de l’ère révolutionnaire ; il en fut de même au retour de la cour qui, après les victoires de Radetzky et l’avènement du ministère réactionnaire de Doblhoff, se crut assez forte pour braver le torrent populaire. Sa présence à Vienne était, d’ailleurs, nécessaire pour conclure les intrigues avec la majorité slave de la Diète. Pendant que la Diète constituante discutait les lois qui émancipaient les paysans de la servitude féodale et du travail forcé auquel les condamnait la noblesse, la cour accomplit un coup de maître. Le 19 août, l’empereur passa la garde nationale en revue ; la famille impériale, les courtisans, les officiers généraux flattèrent à qui mieux mieux les bourgeois en armes, déjà pénétrés d’orgueil en se voyant reconnus publiquement comme un des corps importants de l’État ; immédiatement après, un décret, signé par M. Schwarzer, le seul ministre populaire du cabinet, supprima les secours que donnait jusqu’alors le Gouvernement aux ouvriers sans travail. Le tour réussit : les classes ouvrières avaient organisé une manifestation ; la garde nationale, formée par la classe moyenne, s’était déclarée en faveur du décret de son ministre ; lancés sur les « anarchistes », les bourgeois tombèrent comme des tigres sur les ouvriers désarmés, qui n’opposèrent aucune résistance et, le 23 août, en massacrèrent un grand nombre. L’unité et la puissance de la force révolutionnaire étaient ainsi brisées ; à Vienne aussi, la lutte de classes entre les bourgeois et les prolétaires avait amené un conflit sanglant, et la camarilla contre-révolutionnaire vit que le jour approchait où elle pourrait frapper le grand coup.

Les affaires hongroises servirent bientôt de prétexte pour proclamer ouvertement les principes qu’elle prétendait prendre pour guide dans son action. Le 5 octobre, un décret impérial paraissait dans la Wiener Zeitung. Il n’était signé d’aucun des ministres responsables de la Hongrie. Il dissolvait la Diète hongroise et nommait le Ban de Croatie, Jellachich, gouverneur civil et militaire du pays, — Jellachich, le chef de la réaction chez les Slaves du sud, un homme qui était en lutte avec toutes les autorités légales de la Hongrie. En même temps ordre fut donné aux troupes de Vienne de quitter la ville et de se joindre à l’armée qui devait appuyer l’autorité de Jellachich. C’était, cependant, montrer trop l’oreille ; tout le monde sentit à Vienne que la guerre contre la Hongrie était dirigée contre le principe du Gouvernement constitutionnel, principe déjà foulé aux pieds par le décret lui-même ; l’empereur tentait d’émettre des décrets ayant force de loi sans les faire contre-signer par aucun ministre responsable. Le 6 octobre, le peuple, la légion académique, la garde nationale de Vienne, se soulevèrent en masse et résistèrent au départ des troupes ; quelques grenadiers passèrent au peuple ; une courte lutte s’engagea entre les forces populaires et les troupes ; Latour, le ministre de la Guerre, fut tué par le peuple, et, le soir, ce dernier était victorieux. Pendant ce temps le Ban Jellachich, battu par Perezel à Stuhlweissenburg, se réfugia sur le territoire de l’Autriche allemande, près de Vienne ; les troupes viennoises, qui devaient marcher à son aide, gardaient maintenant, vis-à-vis de lui, une attitude défensive et visiblement hostile ; et l’empereur et la cour s’enfuirent de nouveau à Olmutz, sur un territoire à moitié slave.

Mais, à Olmutz, la cour se trouva dans des circonstances très différentes de celles qu’elle avait rencontrées à Innspruck. Elle pouvait dès maintenant commencer immédiatement une campagne ouverte contre la Révolution. Elle était entourée des députés slaves de la Constituante, qui se portèrent en masse à Olmutz, et par les Slaves enthousiastes, venus de tous les points de la monarchie. À leurs yeux, cette expédition devait être une campagne de restauration slave et une guerre d’extermination contre les deux envahisseurs de ce qu’ils considéraient comme le sol slave : les Allemands et les Magyars. Windischgrätz, le vainqueur de Prague, qui commandait maintenant l’armée concentrée autour de Vienne, devint aussitôt un des héros de la nationalité slave. Cette armée se concentrait rapidement, arrivait de tous côtés. Les régiments se suivaient les uns les autres sur les routes qui convergeaient vers Vienne, venant de Bohème, de Moravie, de Styrie, de la haute Autriche, d’Italie, pour rejoindre les troupes de Jellachich et l’ancienne garnison de la capitale. Vers la fin d’octobre, plus de soixante mille hommes se trouvèrent ainsi réunis et commencèrent à entourer de tous les côtés la cité impériale, jusqu’à ce que, le 30 octobre, ils se fussent assez avancés pour tenter une attaque décisive.

Pendant ce temps la confusion et l’impuissance régnaient à Vienne. Dès que la victoire fut gagnée, les classes moyennes se trouvèrent de nouveau en proie à leur ancienne méfiance envers les classes ouvrières « anarchiques » ; les ouvriers, à leur tour, se rappelant le traitement qui leur avait été infligé six semaines auparavant par les industriels armés et la politique inconstante et fluctuante des classes moyennes en général, ne voulaient pas leur confier la défense de la cité. Ils demandaient des armes et une organisation militaire propre. La légion académique, pleine de zèle pour la lutte contre le despotisme impérial, était complètement incapable de comprendre et la nature du refroidissement survenu entre les deux classes et les nécessités de la situation. La confusion régnait aussi bien dans l’esprit public que dans les sphères dirigeantes. Le reste des députes de la Diète allemande, les quelques Slaves qui jouaient le rôle d’espions pour le compte de leurs amis d’Olmutz, et quelques députes polonais plus révolutionnaires, siégeaient en permanence ; mais, au lieu de prendre parti résolument, ils perdaient leur temps dans des discussions oiseuses sur la possibilité de résistera l’armée impériale sans briser les liens des conventions constitutionnelles. Le Comité de Salut public, composé des délégués de presque toutes les organisations populaires de Vienne, était décidé à résister ; mais il était dominé par une majorité de bourgeois et de petits industriels, qui ne lui permettaient jamais de suivre une ligne de conduite déterminée et énergique. Le Conseil de la Légion académique prenait des résolutions héroïques, mais n’était aucunement capable d’en assumer l’exécution. Les classes ouvrières, désabusées, désarmées, désorganisées, sortant à peine de la servitude intellectuelle de l’ancien régime, s’éveillant à peine, non pas à la connaissance, mais à un simple instinct de leur position sociale et de leur propre ligne de conduite politique, ne pouvaient se faire écouter qu’au moyen de manifestations bruyantes, et il était impossible de s’attendre à les voir s’élever à la hauteur des difficultés du moment. Mais les ouvriers étaient prêts, — comme ils le furent toujours en Allemagne pendant la Révolution, — à combattre jusqu’à la fin dès qu’ils auraient obtenu des armes.

Tel était l’état des choses, à Vienne. Au dehors, — l’armée autrichienne réorganisée, enivrée des victoires de Radetzky en Italie, comprenant soixante à soixante-dix mille hommes, bien armés, bien organisés et, sinon bien commandés, au moins possédant des chefs. À l’intérieur, la confusion, la division des classes, la désorganisation ; une garde nationale, dont une partie était résolue à ne pas combattre du tout, dont une autre était indécise, et dont la plus petite fraction seule était prête à agir ; une masse prolétarienne, puissante par son nombre, mais sans chefs, sans aucune éducation politique, sujette à la panique aussi bien qu’à des accès de fureur presque sans cause, proie facile de chaque faux bruit répandu, entièrement prête à se battre, mais manquant d’armes, au moins au commencement, incomplètement armée et peu organisée dans la suite, lorsqu’enfin on la conduisit à la bataille ; une Diète impuissante, discutant sur des arguties théoriques pendant que le toit brûlait au-dessus de sa tête ; un Comité directeur sans feu, sans énergie. Tout était changé depuis les journées de mars et de mai ; alors, dans le camp contre-révolutionnaire la confusion était complète ; alors la seule force organisée était celle qu’avait créée la Révolution. Il ne pouvait guère y avoir de doutes sur l’issue d’un tel combat et, s’il y en avait eu, ils auraient été dissipés à la suite des événements du 30 et du 31 octobre et du 1 novembre.


Londres, mars 1852.