Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/10

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DIXIÈME RÊVERIE.



….Je l’éprouve tous les jours davantage, de toutes les affections produites dans le cœur Humain par nos besoins divers, nulle n’est préférable à la douce impulsion de l’habitude. Nos goûts s’effacent avec nos passions mobiles ; nos désirs changent comme notre situation précaire et nos années fugitives ; la facile habitude est la seule pente durable où notre vie entière et s’incline et s’écoule.

Ce qui nous séduisoit hier peut cesser de nous plaire aujourd’hui ; mais une chose même indifférente dans son principe s’identifie à notre être dès qu’elle est en quelque sorte consacrée par l’habitude. Un plaisir absolument isolé, quelque vif qu’il puisse être, ne nous laissera qu’un stérile souvenir ; mais une jouissance, autrefois habituelle, se perpétue jusques dans la vieillesse, au moins par le charme de ses regrets. L’empreinte des premiers ans est surtout ineffaçable, et souvent le besoin de ce qu’ils ont possédé devient une privation intolérable pour le vieillard qui, même dans un meilleur ordre de choses, ne jouira de rien par cela seul qu’il ne retrouvera pas ses premières jouissances. Le feu des passions peut faire oublier ou méconnoître, durant la jeunesse, la pouvoir de l’habitude. L’homme dur et l’homme insouciant rentrent plus tard sous sa loi ; l’homme vivement passionné la néglige long-tems ; d’autres rapidement entraînés par des événemens divers, se sont fait une sorte d’habitude de n’en pas connoître ; mais l’homme sensible et modéré ne s’y soustrait jamais. Il ne sauroit oublier ce qui occupoit son cœur, et se lasser de ce que ses désirs ont constamment cherché. Il est plus égal parce qu’il est moins avide ; il est plus constant parce qu’il sent davantage. Il chérit toujours ce qu’il a long-tems aimé, et jouit plus encore parce qu’il a déjà joui. Détrompé sur l’illusion dont se revêt l’inconnu, il ne cherchera pas au loin ce qu’il possède près de lui ; et ne sera pas avide des choses qu’il ignore, uniquement parce qu’elles lui sont nouvelles.

Le sage cherche le bonheur dans ce qui l’environne, l’habitude est une sorte de lien[1] volontaire également chéri des bond cœurs, et convenable à la raison desabusée. Que de probabilités lui sont favorables aux yeux de celui qui veut raisonner son choix et motiver ses désirs. J’essaye presqu’en aveugle ce qui est nouveau pour moi, et dans l’inexpérimenté, fussé-je le plus prudent des hommes, je pourrois souvent d’une chose bonne ne recevoir que la partie désavantageuse. Au contraire, je connois sous ses divers rapports ce que j’ai déjà éprouvé ; et, comme une chose seule peut toujours être considérée sous divers aspects, et produire du moins indirectement des effets opposés, je choisis le lieu, le tems, toutes ces convenances et tous ces accessoires dont le détail importe tant à qui le sait pénétrer ; je jouis doublement du bien, soit en l’assimilant davantage à mes besoins, soit en écartant ce qui pourroit l’altérer, et faisant servir à mon avantage jusqu’au mal même qu’il cachoit à un œil non exercé.

Si un romancier nous peint son héros parcourant vingt contrées, essayant de tout ce qu’elles offrent de séduisant et enivré de plaisirs, inépuisables si l’on veut, mais toujours variés et rapides, il ne pourra qu’enflammer notre imagination ; il ne touchera pas notre cœur et n’aura fait que nous amuser. Mais qu’il chante la félicité pastorale[2], les goûts constans, les occupations uniformes et leurs plaisirs aussi invariables que simples et vrais, alors il nous intéresse puissamment ; il excite de profonds regrets ; nous sentons je ne sais quoi d’attendrissant dans ce charme inaltérable, que d’heureuses habitudes répandent sur de paisibles jours.




  1. Le sage s’y attache volontairement ; il est conduit, mais non pas enchaîné par elle.
  2. En se gardant bien de cette affectation sentimentale, que l’on appelle du sentiment, parce qu’en effet on la met par-tout à sa place, mais que l’on nommeroit mieux Sentimanie.

    L’habitude des sensations vives, inconstantes et efféminées devoit introduire, surtout parmi nous, ce misérable jargon, supplément des sensations mâles et profondes, qui n’appartiennent qu’à l’homme d’une vaste sensibilité. La vaine apparence d’un bien est souvent plus pénible que son absence même. L’on découvre avec dégoût un singe caché sous le masque humain ; et l’homme sensible doit préférer à l’homme sentimental l’homme indifférent et farouche.