Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/11

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ONZIÈME RÊVERIE.



On a dit que l’habitude convenoit aux âmes foibles, et qu’elle les affoiblissoit tous les jours davantage[1]. Je veux qu’il en soit ainsi. Qu’importe que des hommes foibles reposent au sein de leurs goûts et s’abandonnent à la facile habitude ? Que pouvez-vous prétendre d’eux, sinon que leur foiblesse du moins ne soit pas vicieuse ? Faites-leur donc des habitudes qui soient bonnes et à eux et à l’état. Leur foiblesse même vous est un puissant moyen d’établir des mœurs publiques. La majorité les maintiendra par besoins : alors les âmes fortes les suivront par choix, et cette activité qui eût pu les renverser s’emploiera d’elle-même à veiller pour les soutenir.

Quant aux âmes fortes, elles ne s’affoibliront point par l’habitude ; elles n’en prendront que pour les petites choses dans lesquelles elles étaient déjà foibles, parce que, sûres de leurs moyens, elles ne déployent jamais une énergie superflue.

L’habitude est une loi indirecte que l’on reçoit plus volontiers que toute autre loi, et qui bientôt les peut faire toutes aimer, si elles sont bonnes ou même indifférentes de leur nature ; c’est donc par ce lien indirect qu’il conviendroit de retenir l’indomptable imagination.

L’imagination combine les idées conservées des objets simples, non selon leurs rapports réels qui forment les êtres existans, mais dans leurs rapports possibles ou supposés tels, dont résultent des êtres ou absens, ou chimériques, ou même fantastiques et contradictoires. Une imagination sage s’écarte peu de ce qui existe ou de ce qui est certainement possible : une imagination déréglée n’est pas limitée par les probables ; elle unit des parties incohérentes, elle crée des monstres ; son travail l’exalte, elle les voit présens, elle devient folie. Les autres facultés de l’homme qui n’ont pour objet que ce qui existe, étaient déjà susceptibles du trop d’extension ; mais dans la sphère indéfinie des possibles, il s’égarera bien plus encore, : c’est-là principalement qu’il doit se circonscrire et s’imposer des lois.

S’il peut supposer des êtres imaginaires, si même il peut quelquefois donner l’existence à ces enfans de son imagination lorsqu’elle les a formé de parties harmoniques, et qui n’attendoient qu’une main qui les assemblât, c’est par-là surtout qu’il étend ses relations bien plus que ses forces, et sa dépendance bien plus que son empire ou ses plaisirs. C’est par son imagination qu’il a reçu le plus de moyens de modifier son être : de toutes ses facultés, elle est la plus active, la plus illimitée et la plus avide dans ses conceptions, mais la plus impuissante pour en réaliser les objets. C’est dans cette source toujours plus abondante de sensations nouvelles, qu’il trouvera quelques biens et des maux sans nombre. C’est-là surtout que le choix importe ; il lui vaudroit mieux mille fois tout rejeter que de tout admettre, et négliger quelques avantages plus spécieux qu’utiles, que de s’asservir à tant de besoins que le cours naturel des choses ne sauroit jamais satisfaire, et dont l’infaillible effet sera le mépris des choses réelles et le dégoût de la vie.

Les terreurs imaginaires, les puissances invisibles et menaçantes, les spectres, les fantômes sinistres furent les fruits d’une ignorance inquiète dans les siècles d’oppressions et de misères intolérables. Par une conséquence analogique, des esprits sombres, aigris par leurs douleurs réelles, imaginèrent des effets plus imposans et plus terribles du principe désastreux de souffrance et de mort qui sans cesse corrompoit pour l’homme l’œuvre universelle du Dieu d’ordre, de paix et d’harmonie. La sécurité d’un bonheur constant, sa lumière douce et pacifique dissiperait plus puissamment que les éclairs de la stérile raison, tous ces fantômes lugubres exhalés de l’abîme des misères humaines.

Il seroit plus difficile de renoncer aux rêves heureux. Peut-être aussi pourroit-on tolérer[2] ces erreurs spécieuses dont l’espoir durant autant que la vie, a cet inconvénient de moins que l’on n’éprouve jamais le malheur d’être désabusé : mais redoutez surtout les chimères terrestres ; elles mettent des calamités inévitables à la place des biens imprudemment promis. Il n’est pas de moment plus pénible que celui où notre attente trompée efface elle-même le plaisir et montre son néant. Fatigué de lutter contre le malheur, l’infortuné s’appuie du moins sur l’espérance ; mais l’homme confiant qui se précipitoit vers la joie et n’a saisi qu’une ombre, chancelle dans son découragement et ne trouve plus rien qui le soutienne : l’espérance elle-même n’est plus. Quand le plaisir imaginaire, fantastique enfant de notre délire, s’avance sous ses formes douteuses, exagérées, l’illusion le précède, le revêt et l’embellit ; mais sa fuite le découvre et le spectre est suivi de satiété, de regrets, de dégoûts, et sur ses pas sinistres le désespoir s’élève et couvre l’univers flétri.

Les écarts de l’imagination produisent cette inquiétude vague et pénible qui remplace chez tant d’hommes l’heureux sentiment du désir. Le désir donne déjà quelque chose des jouissances qu’il demande, parce qu’il cherche une chose réelle, parce qu’il la promet, parce qu’il prouve la faculté de jouir. Il satisfait doublement l’homme par l’idée de ses biens et de son pouvoir ; mais l’inquiétude sans objet fixe, toujours plus avide parce qu’elle n’est point satisfaite, n’atteste que son impuissance et le néant de sa vie. Épuisé d’un besoin dont l’objet, toujours cherché, n’est jamais atteint, jamais connu, jamais espéré, il succombe à l’irrésistible ennui, à l’ennui irrémédiable qui opprime sans relâche et consume avec une froide lenteur.

Les meilleures lois sont impuissantes si leur ouvrage n’est affermi par les mœurs ; c’est elles qui font un peuple ce qu’il doit être. C’est l’opinion qu’elles déterminent et les habitudes intérieures liées aux mœurs publiques, qui rendent les lois plus tolérables si elles sont austères ou erronées, plus douces encore si elles sont heureuses. Le lien de l’habitude fait qu’un seul est nécessaire à beaucoup et beaucoup nécessaires à lui. Il produit ce sentiment profond[3] qui reporte délicieusement notre idée vers les lieux qui nous ont vu naître, et, nous rendant toujours étrangers[4] au milieu de ce que n’ont point connu nos premiers ans, nous rappelle sans cesse par des regrets ineffaçables et nous ramène pour finir où nous avons commencé.

Nos peuples modernes se ressemblent tous dans la monotonie de leurs usages : cependant on reconnoît chez eux cette force de l’habitude ; quel seroit son pouvoir chez ceux qui auroient une législation et des mœurs, non des usages et des réglemens ?

Heureux le peuple qui, possédant une terre nouvelle sous un ciel favorable, a reçu de la nature tout le physique du bonheur, et n’a plus qu’à l’affermir sur la base morale d’une véritable institution. Il est peut-être plus naturel d’être vertueux dans les contrées sublimes, et plus doux encore de vivre heureusement sous un ciel facile. Mais une contrée muette ou sinistre, un climat polaire, un ciel brumeux contristent l’homme : leur âpreté n’offre que des difficultés à vaincre, et ne laisse au desir, comme à l’industrie, d’autre objet que l’adoucissement des maux. Cependant sur ces terres désolées nos misères seroient tolérables, si nos erreurs ne les aggravoient ; elles seroient oubliées peut-être, si dans l’unité d’intérêts et d’efforts nous savions les adoucir par tous les moyens qui sont en nous.

Les peuples chez qui les usages ne sont point des modes, et qui suivent dans les détails de la vie une habitude constante, ont seuls des mœurs caractérisées et durables. C’est la permanence des mœurs qui fait la durée de la législation et de l’existence civile d’un peuple. Vingt nations successives seront oubliées avant que les Parsis ou les Juifs aient cessé d’être ce qu’ils sont depuis tant de siècles ; avant que les Chinois aient changé leurs usages séculaires, leur caractère vieilli, leur morale savante et maniérée.

Dans le seul instant connu de l’histoire humaine, dont les variations et les incidens déterminent à nos yeux les bornes du possible, nulle instruction n’est durable si elle ne donne au peuple qui la reçoit une forme qui lui soit propre, un caractère qui ne soit qu’à lui. Mais si les lois des hommes n’étoient qu’un mode plus simple, une expression plus directe des lois de la nature, elles seroient durables sans qu’il fût besoin de les opposer entre elles par des nouveautés et des moyens bizarres, ou de distinguer les peuples par les rivalités et les haines. Ce qui est simple et naturellement convenable n’est pas susceptible de tant de formes variées, et n’a rien à perdre ou à gagner en se mêlant à ce qui est également bien disposé pour un même but. Mais les choses factices peuvent se modifier de tant de manières dissemblables, et les choses compliquées diffèrent par tant de points qu’elles ne peuvent s’unir sans s’altérer. Pour qu’elles subsistent toujours elles, il faut qu’elles soient tellement originales et uniques que rien de ce qui les environne ne puisse s’allier avec elles. Lycurgue a rendu les Spartiates singuliers parmi les Grecs ; Moïse a, dans ce sens, plus fait encore : il a séparé essentiellement son peuple des autres peuples. Les mœurs de Sparte étoient uniques en Grèce, et Sparte subsista long-tems différente de ses voisins. Tout chez les Hébreux les éloignoit des autres nations, et les Hébreux restent toujours séparés. Une même force morale conserve les antiques[5] sectateurs de Djemschid dispersés dans les contrées musulmanes. Il résulte de cette opposition de mœurs, de culte, de lois et d’opinions une répugnance invincible à se mêler avec des peuples parmi lesquels on craint de s’altérer et de se confondre ; ceux-ci s’opposent également à cette union par leurs préventions et leurs haines. On conserve sa forme première, parce que l’on auroit horreur d’en changer, et aussi parce que l’on n’en saurait adopter aucune autre. On conserve ses mœurs et parce qu’on les aime et parce qu’elles sont odieuses au reste du monde.

Celui dont la cité est semblable aux autres cités n’a pas de patrie. S’il la trouve par-tout, elle n’est proprement nulle part. Il lui est égal de vivre ailleurs s’il y peut vivre de même.

Alors il ne peut être bon citoyen que par devoir ; mais c’est le besoin et non le devoir qui conduit les hommes. Il raisonnera son patriotisme, mais le patriotisme ne se raisonne pas. Il sera retenu peut-être par ses possessions, par ses privilèges de citoyen, par des convenances accidentelles. Il ne quittera pas son pays, mais il en négligera les usages, il en oubliera l’esprit particulier ; citoyen au-dehors, il ne sera en effet qu’un habitant, un étranger. Tout se rapprochera et se confondra. Il arrivera dans les corps politiques ce que l’on voit dans les mélanges de diverses matières hétérogènes, mais non essentiellement inalliables. Dans la confusion elles se corrompent, et loin que ces diverses parties inconsidérément mélangées réunissent leurs qualités utiles dans le tout incohérent qu’elles composent, elles n’ont formé au contraire qu’une masse indigeste et stérile.

La conformité des habitudes et des besoins est le seul véritable lien parmi les hommes. Sans l’union, sans la paix réelle, il n’est pas de bonheur général ; cette paix, cette union sont impossibles entre des hommes qui ne sont point égaux ; et quelle égalité peut-on jamais prétendre hors de cette simplicité primitive qui suffisant à tous les besoins, dans une abondance limitée puisqu’elle est égale, donne l’usage sans faciliter l’abus, ne fatigue point par des travaux superflus, n’épuise point par un luxe inutile, n’énerve point par l’exagération des plaisirs d’un jour, mais ne connoît que des travaux utiles afin que ceux-là puissent n’être pas négligés, que des biens simples et des plaisirs uniformes afin que tous les puissent partager, et, sans aspirer jamais à la puissance extérieure, à la gloire, à la grandeur de l’état, veut seulement qu’estimé plus que craint au-dehors, protégé surtout par la force de résistance des vertus mâles et indomptables, il soit sûr et heureux au-dedans.

Malgré les préjugés d’intérêt des classes privilégiées et ceux d’habitude des classes sacrifiées, c’est un principe universellement reconnu, du moins pour la théorie, que les hommes sont essentiellement égaux, et que la cité n’est qu’une association précaire et monstrueuse dès que chacun de ses membres n’en partage pas les droits comme les charges. Mais il faut un grand art, ou plutôt un art trop simple et trop étranger à notre politique, pour rendre et maintenir les hommes vraiment égaux. Dans l’inaptitude à changer les choses établies, ou à prévenir la corruption des choses nouvelles, on a cru les modérer suffisamment en distinguant deux égalités ; l’une absolue, que l’on a jugé commode de déclarer impraticable, l’autre relative qui l’est réellement. Ceux qui veulent s’élever à l’ombre de l’égalité, disent, nous ne serons pas égaux en toutes choses, cela ne se peut ; (en effet ils le rendent ou le laissent impossible) mais nous serons égaux devant les lois, et cette promesse est dérisoire, ils sont assurés de n’établir qu’une forme vaine. Cette distinction a trompé des publicistes de bonne foi qui n’avoient pas étudié l’homme, et servit, pour le malheur des peuples, les gouvernans qui le connoissoient mieux.

Une forme extérieure, contraire à la nature des choses, ne sauroit être qu’apparente et mobile. On ne crée rien en politique, en disant, que cela soit ainsi, et nul sophisme ne nous persuadera que les résultats puissent être semblables quand les moyens sont opposés. L’un a beaucoup de talens, de richesses et de considération ; l’autre est inepte, pauvre et méprisé : peut-être ils sont égaux devant la loi, mais assurément ils ne le seront point devant ses interprètes. L’injustice sera toujours inévitable parmi nous, soit que malgré les inconvéniens des lois diffuses et sous-divisées, nous prétendions prévoir dans les délits tous les cas possibles, et qu’ainsi nous établissions une injustice de fait en sévissant également dans les circonstances dont la diversité peut être compliquée de mille manières nouvelles et imprévues ; soit qu’attribuant au magistrat le pouvoir de prononcer selon sa sagesse, nous le laissions en effet opter entre l’opulent qui a tant de moyens de le séduire et le pauvre qui ne peut rien, entre le coupable qui protège et le juste inutile. Dans la répartition des emplois et de la confiance publique c’est pis encore : si le peuple fait les nominations, sera-t-il sans passions quand tout ce qui l’entoure les excite en lui, ou ne se passionnera-t-il que pour un vrai mérite comme s’il le pouvoit discerner quand les dehors imposans ne l’annoncent que là où il est le plus rarement ; et sera-t-il à l’abri des séductions, quand tous les moyens de séduction sont préparés pour l’éblouir, quand ses besoins et ses misères les autorisent tous et les légitiment. Si les chefs des, gouvernemens donnent les places, qui ne sait qu’ils voudront être aidés par les riches et soutenus par les hommes déjà puissans ; dès que ces voies de corruption seront ouvertes, ils ne chercheront que des esclaves faciles pour leurs vues personnelles et non des hommes utiles à leur pays. Tout dans l’état va se perdre et se corrompre, ou plutôt il n’y a déjà plus rien à perdre.

Les mêmes causes qui rendent illusoire cette égalité tant vantée par ses secrets ennemis, ne font aussi qu’un vain mot de la liberté politique, inutile simulacre, dont le culte partage ce servile univers en esclaves qui connoissent leurs fers, et en esclaves qui même ne les sentent pas. Je veux que la liberté soit le consentement aux lois établies par la majorité. En ce sens même un peuple simple peut seul être libre. Mais où est la cité dont les lois ne soient pas l’ouvrage d’une très-foible minorité. L’assemblée d’un peuple n’est souvent composée que du dixième de sa population, et c’est la majorité de ce dixième qui exprime le consentement unanime de la nation. Il en est bien autrement encore quand cette prétendue majorité ne pouvant agir directement, n’exerce sa puissance législative que par ses représentans, dont l’élection même concentre encore de près de moitié ce que l’on appelle la volonté générale. C’est ainsi que les états puissans, réduits à un petit nombre de citoyens, dont toutes les voies de corruption entraînent alors plus facilement la volonté et même l’opinion, voyent s’évanouir cette liberté politique dont le droit les trompe et dont ils montrent avec un si puéril enthousiasme la pompeuse et vaine image. C’est ainsi que l’Orient, fatigué d’une lutte sans objet, dut s’endormir sous le joug dans les tems antiques où son luxe croissant étouffa la liberté dans les cœurs amollis, et c’est ainsi que la terre entière, asservie par ses mœurs factices, devint le déplorable jouet des imposteurs et des despotes.

Tout pays policé renferme deux classes d’hommes. L’une s’instruit et raisonne, l’autre vit dans l’inscience. La première sera toujours estimée par cela seul qu’il est de sa nature de mépriser l’autre. Elle dominera toujours ; elle a pour cela des moyens irrésistibles, du moins dans leur durée. Si la seconde, qui ne conserve d’autre avantage que la force directe, parvient à s’élever un moment, elle se lassera bientôt elle-même des caprices et des inepties de son autorité dans un ordre de choses étranger à ses besoins, et qu’elle ne connoissoit que par d’envieux désirs. Elle ne sauroit tarder de se livrer à l’adresse des factieux, pour qui elle va s’enthousiasmer parce que son inexpérience a besoin d’être guidée, et qui bientôt forts par elle, mais non plus pour elle, la joueront en la flattant ; ainsi substitués sans qu’elle y ait rien gagné, aux despotes qui l’asservissoient ouvertement et qui, n’ayant pas sa faveur, eussent peut-être moins osé.

L’égalité ne sera jamais qu’une chimère chez des hommes qui diffèrent trop par la pensée, le sort, les besoins et les vues. Qu’ils reçoivent de l’éducation, des principes semblables, et qu’ils les voyent consacrés par la conformité de leurs destinées ; qu’ils aient mêmes mœurs, mêmes besoins, mêmes droits, mêmes jouissances, surtout mêmes désirs et mêmes habitudes, alors seulement ils pourront être égaux. Mais vouloir que celui qui jouit de tout ne soit pas flatté par celui qui sans ses dons ne possédera rien ; mais vouloir que le génie dont les conceptions embrassent l’univers, se croye absolument l’égal du manœuvre qui n’a qu’une idée ; vouloir qu’il y ait des passions immodérées sans injustices pour les satisfaire, et un vaste pouvoir sans brigue pour l’obtenir ; vouloir des riches qui toujours favorisés, ne soient pas insolens ; un peuple qui toujours sujet, ne soit pas opprimé ; et toujours privé, ne soit pas envieux et rampant : c’est imaginer des mots et non connoître ou gouverner des hommes.

Si ces deux classes ne peuvent exister sans être essentiellement opposées et sans que l’une prépare pour l’autre les fléaux qu’elle en reçoit, ne faudroit-il point détruire cette funeste distinction en ne formant les hommes qu’à ce qu’ils peuvent tous également atteindre ; car ce qui n’est accessible qu’à un petit nombre est nécessairement funeste à tous ; et cette industrie qui produisant quelques biens à la vérité, conduit à des maux beaucoup plus grands, ne peut être excusée quelque séduisante[6] qu’elle paroisse. Les arts subtils, les recherches et les études profondes, les entreprises mémorables, ces choses si grandes, ces titres si vantés de la gloire humaine, ne paroîtroient-ils à l’intelligence impartiale qu’une laborieuse puérilité ? et ce roi de l’univers, en ses perpétuelles sollicitudes, ne seroit-il devant elle que le plus misérable et le plus ridicule des êtres animés, dont un même moment de la nature commence l’empire et finit l’éternelle mémoire ?

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Les commodités nombreuses que produit le luxe ont séduit les philosophes même. Cependant elles coûtent bien plus à la société qu’elles ne lui donnent. Elles appauvrissent tout un peuple, pour amollir les riches et nourrir quelques pauvres qui sans elles ne l’eussent pas été. Elles sacrifient un nombre d’hommes et retiennent les autres dans l’assujettissement et les misères. En exaltant nos désirs, elles excitent nécessairement la cupidité, l’ambition, l’envie. Elles étouffent les penchans de la bienveillance ; elles font oublier les seuls plaisirs inépuisables, et mènent rapidement à cette inquiétude qui finit par le dégoût ou du moins l’indifférence de la vie, ordinaire et irrémédiable fléau des jouissances usurpées.

Les plaisirs simples peuvent seuls rester semblables, parce qu’ils n’ont pas besoin d’illusion ; ils raniment la vieillesse comme ils ont inspiré l’enfance. On naît avec eux, on vit par eux, on leur sourit encore à l’instant funèbre. Ils durent toujours parce qu’en effet ils n’ont jamais passé : étrangers à l’avenir, indifférens à ce qui ne sera peut-être pas comme à ce qui n’est plus, ils s’alimentent du présent ; et le présent les ramène toujours, tandis que ces jouissances indirectes et composées, enfans de l’imagination, finissent avec son délire, et corrompent en détrompant. Les biens exclusifs rendent l’homme dur, envieux, égoïste ; l’agitation et la crainte naissent de leur incertitude. L’on est malheureux par le néant qu’ils cachent et par les vices qu’ils donnent.

Peuples qui voulez un moment jouer un rôle imposant sur la terre, cherchez la guerre, les sciences et le luxe[7]. Peuples qui voulez long-tems la félicité et l’abondance universelle, vivez paisibles, simples et bons, sans sciences comme sans erreurs, jouissans mais sans faste, indépendans mais sans opprimer, heureux de vos avantages et non de la ruine universelle.

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Le commerce comme le luxe, et parce qu’il produit le luxe, jette au loin un éclat imposant : l’on admire et l’on n’examine plus. Nous vantons l’opulence toujours ostensible et nous taisons la misère que tant de causes cachent et dissimulent. Jamais peuple eut-il des individus très-riches sans avoir d’innombrables malheureux[8] ? Des palais fastueux s’élèvent-ils dans des campagnes abondantes et libres ? Si vous pesez impartialement, d’un côté ces jouissances trompeuses que le commerce réunit, ces avantages si plaisamment vantés de l’industrie qu’il donne ; de l’autre, les travaux qu’il coûte, les hommes qu’il sacrifie, les contrées qu’il dévaste, l’esclavage qu’il autorise, les bonnes institutions qu’il expulse, la corruption qu’il produit, tous les malheureux qu’il fait et qu’il prépare £ pensez-vous que cette balance encore inconnue conserve un moment d’équilibre sous ce poids désastreux ?

C’est, dit Raynal, un inconvénient inévitable chez un peuple commerçant, libre ou non, il vient à n’aimer, à n’estimer que les richesses. Je crois en effet ce résultat absolument inévitable ; mais je le regarde non comme un inconvénient dont quelques avantages pourroient dédommager, mais comme un fléau le plus grand de tous et le plus anti-social. Non-seulement un peuple commerçant, ou un peuple riche qui, selon moi, est un peuple pauvre, vient nécessairement à aimer les richesses ; mais même lorsque son inconséquente morale lui recommande le mépris de l’argent, nul n’écoute ce précepte suranné, chacun sent que, là où l’argent représente tout, ne pas l’aimer c’est oublier ses propres besoins et sa nature, c’est quitter la vie réelle pour une vertu inutile, qui ne peut être bonne que chez les peuples prétendus pauvres, à qui elle convient si naturellement qu’alors elle n’en est pas même une[9]. Abandonnez le commerce aux peuples vieux et sans mœurs, chez lesquels il n’est en effet qu’un inconvénient, parce qu’il ne fait qu’accroître un mal déjà incurable. Il se peut même alors qu’il soit compensé par les commodités qu’il procure ; mais il ne sauroit l’être dans les lieux où sans procurer plus d’avantages ou même autant, il introduit tous les maux de nos sociétés.

Je veux que le commerce puisse être bon à certains peuples ; mais c’est par cela même qu’ils ne sont pas susceptibles d’une chose meilleure qui est de n’en avoir pas.

C’est une suite naturelle du commerce, de nous faire préférer les faux biens aux biens réels. En introduisant des productions étrangères, en excitant des arts multipliés, il présente aux désirs une intarissable variété d’objets. Dès-lors le superflu devient nécessaire, l’agréable se préfère à tout, le caprice est le besoin ; plus de grandeur sans ostentation, de mérite sans luxe, de plaisir sans art, ni de vertu sans argent. Nulle chose n’est bonne si elle n’est étrangère, coûteuse, difficile. On prodigue beaucoup pour posséder très-peu ; un seul consomme en un moment de faste, ce qui suffiroit à plusieurs pour vivre des années. Le pauvre est misérable parce qu’il n’a pas ce qu’il faut à ses besoins ; le riche est misérable arce qu’il n’a pas ce qu’il faut à ses désirs ; et quelques étourdis, en visitant les palais de la capitale, trouvent seuls la nation opulente et heureuse.

Là où les hommes sont encore neufs, les mœurs naturelles, et toutes choses dans cette première simplicité qui permet aux bonnes institutions de s’établir ou de se maintenir, là le commerce doit être évité comme un fléau corrupteur, une habitude de vénalité, qui fait un misérable trafic de toutes les affections sociales, et de toutes les choses de la vie. Lorsque l’esprit de négoce est devenu l’esprit public, lorsque l’on calcule le prix de chaque chose, lorsque les talens sont payés, et que l’on sait ce que valent les vertus et les services, tous sont marchands et nul n’est homme. Cherchera-t-on de la modération chez ceux dont l’état est d’acquérir, de l’union chez ceux dont les intérêts sont d’une nature opposée, de la probité chez des hommes vendus, une ame libre parmi celles que la passion du gain asservit, toutes les affections nobles et paisibles parmi les passions envieuses et immodérées, et le bonheur public au sein des vices et de la misère des esclaves.

Toute nation forcée au commerce par l’habitude des besoins quelle s’est fait, par la nécessité des choses, ou par sa propre déviation, tenteroit vainement de se régénérer ; elle ne peut attendre qu’une amélioration partielle et assez illusoire ; il lui faut une législation ordinaire, une police et des maîtres.

Et qu’on ne dise pas qu’un grand peuple ne pourroit subsister sans commerce ; car, pourquoi faut-il qu’un grand peuple change ce qui lui est nécessaire pour ce qui lui est inutile ; ou un superflu qu’il falloit négliger, pour un superflu qu’il attire à grands frais.

Que l’on ne dise pas que le commerce rapproche les peuples, car il isole les citoyens y et la désunion dans la cité est plus funeste encore que la désunion entre les peuples. Que l’on ne dise point qu’il civilise les nations barbares ; car, lorsque je l’interdis aux peuples simples, je ne nie pas que quelques hordes féroces ne puissent être adoucies par la communication ; et gagner ainsi par le commerce, jusqu’au point où elles seront dignes de n’avoir plus qu’à perdre par lui. S’il adoucit les mœurs, il les corrompt ; s’il rend les hommes plus lians, il les rend moins sociables ; s’il empêche quelquefois le brigandage ouvert, il lui substitue toujours les tromperies cachées ; s’il fait respecter les propriétés, il établit l’esprit de propriété ; s’il fait des honnêtes gens, il fait des égoïstes. Il polit les hommes, mais il les affoiblit et les altère ; il adoucit les vices des ames fortes, il émousse leur rudesse sauvage, mais en éteignant toute leur énergie, mais en énervant toutes leurs facultés ; il fait les hommes plus petits, les fait-il meilleurs ?

Un mot encore. Chez les peuples pasteurs de l’antique tradition, les troupeaux paissant librement dans les pâturages heureux, n’étoient rappelés que par le son des instrumens qu’ils aimoient. Souvent la dent sauvage de l’ours ou du lion dévoroit une victime, ou l’homme plus insensé sacrifioit une hécatombe. Dans notre froid Occident sont-ils plus heureux, protégés, mais déchirés constamment par la dent mercenaire des chiens que commandent de misérables pâtres ? et si nous n’avons plus de sacrifices, n’avons-nous donc pas des boucheries ?



  1. Au reste ce que j’entends ici par habitude, n’est pas ce que J. J. rejette avec tant de raison. Émile. Liv. II. Note 31.
  2. Dans une cité imparfaite.
  3. Sans ces motifs naturels, sans ce besoin de préférer sa patrie, le patriotisme n’est qu’un vain mot qui sert à pallier les vues particulières, ou un effort de vertu raisonnée que l’on ne peut attendre que de très-peu d’hommes. S’il importe que le patriotisme soit commun à tous les citoyens, il ne faut pas l’imposer comme un devoir, il faut en inspirer le sentiment irrésistible.
  4. On peut préférer soi et les siens aux autres hommes sans haïr ceux-ci, ou même sans ne les aimer pas. Si l’amour de la patrie mène à l’aversion pour les autres peuples, c’est que les nations sont toujours opposées d’intérêts ; c’est que notre patrie, insensée et corrompue, a le désir et croit avoir le besoin de leur ruine ; c’est encore qu’en prétendant aimer notre patrie, nous ne voulons point le bonheur de nos concitoyens, mais nos avantages personnels que nous avons à la fois l’adresse et la simplicité d’attendre de la puissance, de la gloire, ou de l’agrandissement de notre patrie.
  5. Zeréthoschtrô, (vrai nom zend, suivant Anquetil, que d’Herbelot et Boulanger écrivent Zerdascht, et que nous nommons Zoroastre d’après les Grecs,) paroît n’avoir pas assez essentiellement changé la loi de Djemschid, pour que l’on ne puisse regarder le Magisme comme la continuation du Sabianisme. D’ailleurs il reste à cette première loi des sectateurs plus directs que les Parsis, on les nomme encore Zabiens vers le golfe Persique. Voy. Bibliot. orient. d’Herbelot, Antiquité dévoilée, Hist. Vet. Pers. Hyde, le Zend-Avesta d’Anquetil, etc.
  6. Le plus bel esprit de l’Europe, mais le plus français des philosophes, a vanté le luxe et les arts. Ce n’est pas en cela seul qu’il a flatté son siècle, et dit aux hommes bien moins ce qu’ils eussent eu besoin d’entendre que ce qui pouvoit donner à l’auteur une prompte renommée. Il me semble qu’il a, plus que tout autre peut-être, corrompu la philosophie, malgré ses grands succès pour avancer son règne.
  7. J’oubliois de dire que quand le luxe nourrit un peuple, c’est aux dépends de plusieurs autres ; comme s’il fait jouir un homme, c’est par les efforts et les privations de beaucoup d’hommes.
  8. S’il en étoit un qui parvint à se défendre de cette inévitable compensation en la faisant souffrir à d’autres peuples, ce seroit un égal fléau social. De plus, les seuls moyens qui pourroient l’y soustraire, feroient de ce peuple le dernier des peuples. L’on peut pressentir en Hollande quelles mœurs en résulteraient et quel misérable avantage ce doit être que de vivre d’une telle industrie.
  9. Une vertu est un effort difficile. Un peuple bien institué auroit des mœurs et non des vertus ; mais ce dernier mot est quelquefois employé dans un autre sens, parce que celui qu’il y faudroit substituer manque à notre langue comme à nous-mêmes.