Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale/04

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Traduction par M. Levêque.
C. Reinwald (p. 45-105).


CHAPITRE II

Habitudes des Vers. (Suite).


Manière dont les vers saisissent les objets. — Leur pouvoir de succion. — Leur instinct les porte à boucher l’ouverture de leurs galeries. — Ils empilent des pierres au-dessus de leurs galeries. — Quels avantages ils trouvent à cela. — Intelligence que déploient les vers pour boucher leurs galeries. — Différentes espèces de feuilles et autres objets ainsi employés. — Triangles de papier. — Résumé des raisons que l’on a de croire que les vers montrent de l’intelligence. — Moyens par lesquels ils creusent leurs galeries, en repoussant la terre et l’avalant. — Cette terre est avalée de la sorte en raison des matières nutritives qu’elle contient. — Profondeur jusqu’à laquelle les vers arrivent en creusant, et construction de leurs galeries. — Les galeries sont garnies de déjections et, à la partie supérieure, de feuilles. — La partie la plus inférieure est pavée de petites pierres ou de graines. — Manière dont les déjections sont déposées. — Affaissement d’anciennes galeries. — Distribution des vers. — Déjections turriformes au Bengale. — Déjections gigantesques dans les monts Nilgiri. — Caractères des remarques. — Les déjections se retrouvent dans tous les pays.


Dans des pots dans lesquels étaient tenus des vers, on attacha des feuilles au sol au moyen d’épingles, et on put observer la nuit la manière dont elles étaient saisies. Les vers essayaient toujours de traîner les feuilles vers leurs galeries ; ils déchiraient ou suçaient de petits fragments, quand les feuilles étaient suffisamment tendres. En général, ils saisissaient le bord mince de la feuille avec la bouche, entre les deux lèvres projetées, leur pharynx épais et puissant étant en même temps, comme le remarque Perrier, poussé en avant en dedans du corps, de manière à fournir à la lèvre supérieure un point d’appui. Dans le cas d’objets larges et plats, ils s’y prenaient d’une façon toute différente. Ils amenaient d’abord au contact de l’objet allongé, l’extrémité antérieure en pointe de leur corps, puis la retiraient à l’intérieur des anneaux adjacents, de façon qu’elle paraissait tronquée et devenait aussi épaisse que le reste du corps. On pouvait alors voir cette partie gonfler un peu, ce qui est dû, je pense, à un léger déplacement du pharynx vers l’avant. Puis par un faible retrait ou une faible expansion du pharynx, il se produisait un vide au-dessous de l’extrémité du corps tronquée et visqueuse en contact avec l’objet ; et par là les deux adhéraient fermement l’un à l’autre[1]. Que dans ces circonstances il y avait un vide de produit, c’est ce qu’on vit bien nettement dans un cas où un gros ver gisant sous une feuille de chou flasque essaya de l’entraîner ; car la surface de la feuille directement au-dessus de l’extrémité du corps du ver se creusa profondément. Dans un autre cas, un ver attaché sur une feuille plane lâcha soudainement prise et pendant un moment on vit l’extrémité antérieure de son corps formée en coupe. Les vers peuvent s’attacher de la même manière à un objet sous l’eau ; et j’en ai vu un une fois entraîner ainsi une tranche submergée de bulbe d’oignon.

Les bords de feuilles fraîches ou presque fraîches fixées au sol furent souvent grignotées par les vers ; et quelquefois l’épiderme et tout le parenchyme était ainsi enlevé d’un côté sur une étendue considérable, l’épiderme restant seul de l’autre côté tout à fait dépouillé. Jamais les nervures n’étaient attaquées et les feuilles étaient parfois converties ainsi en partie en squelette. Les vers n’ayant pas de dents et leur bouche consistant en un tissu très mou, il est permis de supposer que c’est par le moyen de la succion qu’ils consomment les bords et le parenchyme des feuilles fraîches, après les avoir ramollies par leur suc digestif. Ils ne peuvent pas entamer des feuilles aussi fortes que celles du chou marin ou les grandes et épaisses feuilles du lierre ; et pourtant l’une de ces dernières, après s’être pourrie, fut réduite en partie à l’état de squelette.

Les vers saisissent des feuilles et d’autres objets, non-seulement pour s’en servir comme de nourriture, mais aussi pour boucher l’ouverture de leurs galeries ; et c’est là un de leurs instincts les plus puissants. Les feuilles et les pétioles de beaucoup d’espèces, quelques pédoncules de fleurs, souvent des rameaux vermoulus d’arbres, des morceaux de papier, des plumes, des flocons de laine et des crins de cheval sont, dans ce but, convoyés par eux dans leurs galeries. J’ai vu jusqu’à dix-sept pétioles d’une espèce de clématite saillant hors de l’ouverture d’une seule galerie, et dix de celle d’une autre. Quelques-uns de ces objets, tels que les pétioles que je viens de mentionner, les plumes, etc., ne sont jamais rongés par les vers. Dans une allée couverte de gravier, dans mon jardin, j’ai trouvé bien des centaines de feuilles d’une espèce de pin (Pinus austriaca ou nigricans) entraînées par la base à l’intérieur des galeries. La surface par laquelle ces feuilles s’articulent avec les branches a une forme aussi spéciale que la jointure entre les os de la jambe d’un quadrupède ; si cette surface avait été rongée le moins du monde, cela aurait été immédiatement visible, mais il n’y en avait pas trace. Il s’en faut que toutes les feuilles de dicotylédones ordinaires qui sont traînées dans les galeries soient rongées par les vers. J’ai vu jusqu’à neuf feuilles de tilleul dans la même galerie, et toutes étaient loin d’avoir été rongées ; mais ces feuilles servent peut-être de réserve pour les besoins ultérieurs. Là où il y a abondance de feuilles tombées, il y en a beaucoup plus d’entassées que de besoin au-dessus de l’ouverture d’une galerie, de sorte qu’il reste une petite pile de feuilles non employées, recouvrant comme un toit celles qui ont été en partie rentrées à l’intérieur.

Tirée à une certaine profondeur dans une galerie cylindrique, une feuille ne peut manquer d’être fort plissée et chiffonnée. Quand une seconde feuille est amenée à son tour, elle l’est extérieurement à la première et ainsi de suite pour les feuilles suivantes ; et à la fin toutes sont plissées et serrées exactement l’une contre l’autre. Quelquefois les vers élargissent l’ouverture de leur galerie, ou en font une nouvelle tout à côté, de manière à rentrer encore plus de feuilles. Souvent ou même en général, ils comblent les interstices entre les feuilles ainsi rentrées avec de la terre humide visqueuse qu’ils rejettent de leur corps ; et par là l’ouverture des galeries est bouchée d’une façon sûre. On peut voir des centaines de ces galeries bouchées en beaucoup d’endroits, surtout pendant les mois d’automne et les premiers mois d’hiver. D’ailleurs, comme je le montrerai ci-après, les feuilles sont traînées dans les galeries non seulement pour les boucher et pour servir de nourriture, mais encore pour garnir à l’intérieur la partie supérieure de l’ouverture.

Quand les vers ne peuvent pas se procurer des feuilles, des pétioles, des petits bâtons, etc., pour boucher l’ouverture de leur galerie, souvent ils les garnissent de petits tas de pierres ; et on peut voir fréquemment de ces tas de cailloux lisses et arrondis dans les allées de gravier. Ici il ne peut pas être question de nourriture. Une dame, qui s’intéressait aux habitudes des vers, enleva de l’ouverture de plusieurs galeries les petits tas de pierres et en débarrassa la surface du sol sur une étendue de quelques pouces tout autour. La nuit suivante, elle sortit avec une lanterne et vit les vers, la queue fixée dans leur galerie, pousser les pierres vers l’intérieur à l’aide de leur bouche, et sans doute par succion. « Deux nuits après, quelques-uns des trous avaient 8 à 9 petites pierres au-dessus d’eux ; après un intervalle de quatre nuits, l’un avait environ 30 pierres, et un autre 34[2]. » Une pierre qui avait été poussée d’un côté à l’autre de l’allée de gravier jusqu’à l’ouverture d’une galerie, pesait deux onces ; cela prouve combien les vers sont forts. Mais ils montrent encore plus de force quand parfois ils déplacent des pierres dans une allée de gravier très fréquentée des piétons ; que ce soient eux qui le font, c’est ce qu’il est permis de conclure du fait que les cavités laissées par les pierres déplacées correspondent exactement aux pierres qui recouvrent l’ouverture des galeries adjacentes, comme je l’ai observé moi-même.

Le travail a d’ordinaire lieu pendant la nuit, mais j’ai eu l’occasion de voir des objets poussés dans les galeries pendant le jour. Quel est l’avantage que les vers trouvent à boucher de feuilles et d’autres objets l’ouverture de leurs galeries, ou d’empiler des pierres par-dessus, c’est ce qu’on ne sait pas. Ils n’agissent pas de la sorte quand ils rejettent de leurs galeries beaucoup de terre ; car alors, leurs déjections servent à recouvrir l’ouverture. Quand les jardiniers veulent tuer les vers sur une pelouse, il faut d’abord qu’ils balaient ou ratellent les déjections de la surface, pour que l’eau de chaux entre dans les galeries[3]. On pourrait induire de ce fait que l’ouverture est bouchée avec des feuilles et autres objets pour empêcher l’eau d’entrer lors des pluies fortes ; mais on peut opposer à cette manière de voir que quelques pierres, détachées et bien arrondies, ne sont guère propres à retenir la pluie. J’ai d’ailleurs vu beaucoup de galeries dans les bordures de gazon, perpendiculaires sur les allées de gravier, l’eau ne pouvait guère entrer dans ces galeries et elles étaient bouchées tout comme les galeries sur une surface plane. Les piles de pierres et les tampons peuvent-ils aider à dérober les galeries à la vue des scolopendres, les ennemis les plus acharnés des vers, d’après Hoffmeister[4]. Ou bien n’est-il pas possible qu’ainsi protégés, les vers soient en état de rester en sûreté, la tête tout près de l’ouverture de leurs galeries, ce qu’ils aiment à faire, comme on sait, mais ce qui coûte la vie à tant de leurs confrères ? Ou bien encore ne se peut-il pas que les tampons empêchent le libre accès de la couche la plus inférieure de l’air, quand cet air venant du sol et de l’herbe d’alentour se refroidit par radiation la nuit. Je suis porté à me ranger à cette dernière manière de voir, et mes raisons sont que, d’abord quand les vers étaient tenus dans des pots dans une chambre chauffée, cas auquel il n’y avait pas d’air qui entrât dans les galeries, ils les tamponnaient d’une façon négligente ; et ensuite, qu’ils garnissent souvent de feuilles les parois de la partie supérieure de leurs galeries, pour empêcher, ce semble, leur corps de venir en contact direct avec la terre froide et humide. Mais l’opération du tamponnement sert peut-être à tout cela à la fois.

Quel que soit leur motif, les vers paraissent avoir une répugnance prononcée à laisser ouverte l’ouverture de leurs galeries. Néanmoins ils les rouvrent la nuit, qu’ils puissent ou non les refermer ensuite. On peut voir de nombreuses galeries ouvertes sur un sol récemment remué, car dans ce cas les vers déposent leurs éjections dans les cavités laissées dans le sol, ou dans les anciennes galeries, au lieu de les empiler sur l’ouverture de leurs galeries, et ils ne peuvent pas amasser à la surface des objets pour protéger l’ouverture. De plus, dans le sol d’une villa romaine que l’on vient de déblayer à Abinger (il s’en trouvera une description ci-après), les vers ouvraient leurs galeries constamment presque toutes les nuits, quand celles-ci avaient été fermées sous les pas, bien qu’ils trouvassent rarement quelques petites pierres pour les protéger.

Intelligence déployée par les vers dans la manière dont ils bouchent leurs galeries. — Si un homme avait à boucher un petit trou cylindrique avec des objets tels que des feuilles, des pétioles ou des rameaux, il les y traînerait ou les pousserait dedans par leur extrémité pointue ; mais si ces objets étaient très minces relativement aux proportions du trou, il est probable qu’il en ferait entrer quelques-uns par leur extrémité plus épaisse ou plus large. Ce qui le guiderait dans ce cas, ce serait l’intelligence. Il semblait dès lors qu’il valût la peine d’observer avec soin comment les vers poussaient les feuilles dans leurs galeries ; si c’était par la pointe, par la base ou par la partie moyenne. Mais c’est tout spécialement pour le cas de plantes étrangères à notre pays qu’il semblait désirable de déterminer ce point ; car bien que l’habitude de pousser les feuilles dans leurs galeries soit à n’en pas douter instinctive chez les vers, ce n’était pourtant pas l’instinct qui pût leur dire comment agir dans le cas de feuilles sur le compte duquel leurs parents ne savaient rien. Si, en outre, les vers agissaient purement par instinct ou par une impulsion invariable et transmise par l’hérédité, ils pousseraient toutes les espèces de feuilles de la même manière dans leurs galeries. S’ils n’ont pas d’instinct ainsi défini, nous pourrions nous attendre à ce que le hasard déterminât si c’est la pointe, la base ou le milieu qui est saisi. Ces deux alternatives exclues, il ne reste que l’intelligence ; à moins que, dans chaque cas, le ver n’essaie d’abord beaucoup de méthodes différentes, et ne suive la seule qui se montre possible ou celle qui parait la plus commode ; mais agir de la sorte et essayer différentes méthodes, c’est s’approcher fort de l’intelligence.

Dans un premier cas, 227 feuilles fanées de diverses espèces de plantes, anglaises pour la plupart, furent retirées de galeries de vers en plusieurs endroits. Parmi elles, 181 avaient été rentrées dans les galeries par la pointe ou près d’elle, de sorte que le pétiole faisait saillie à peu près verticalement de l’ouverture de la galerie ; 20 avaient été enfoncées par la base, et dans ce cas c’étaient leurs pointes qui faisaient saillie hors des galeries ; et 26 avaient été saisies près du milieu, de sorte qu’elles avaient été entraînées en travers et étaient fort chiffonnées. Ainsi 80 pour cent (pour prendre toujours le chiffre rond le plus voisin) avaient été rentrées par la pointe, 9 pour cent par la base ou pétiole, et 11 pour cent en travers ou par le milieu. Cela seul est presque suffisant à montrer que le hasard ne détermine pas la façon dont les feuilles sont passées dans les galeries.

Des 227 feuilles indiquées plus haut, 70 consistaient en feuilles tombées du tilleul commun, qui certainement n’est pas natif d’Angleterre. Ces feuilles sont fort aiguës vers le haut, et très larges à la base avec un pétiole bien développé. Elles sont minces et tout à fait flexibles quand elles sont à demi fanées. De ces 70 feuilles, 79 pour cent avaient été rentrées par le sommet ou par un point rapproché, 4 pour cent par la base ou près d’elle, et 17 pour cent en travers ou par le milieu. Ces proportions concordent de très près, quant à ce qui concerne le sommet, avec celles données auparavant. Mais la proportion de celles rentrées par la base est moindre, ce qu’on peut rapporter à la largeur de la partie basilaire de la feuille. Nous voyons donc ici que la présence d’un pétiole n’a que peu ou point d’influence sur la détermination de la façon dont les feuilles de tilleul sont poussées dans les galeries, et cependant on aurait pu s’attendre à ce que ce pétiole tentât les vers comme un manche commode à saisir. La proportion considérable de feuilles rentrées plus ou moins en travers, 17 pour cent, dépend à n’en pas douter de la flexibilité de ces feuilles à demi décomposées. Le fait qu’un si grand nombre ont été rentrées par le milieu, et qu’un petit nombre ont été rentrées par la base, rend improbable la supposition que les vers aient d’abord essayé de rentrer la plupart des feuilles par l’une de ces méthodes ou par les deux, et qu’ensuite ils en aient rentré 79 pour cent par le sommet ; car il est clair qu’ils n’auraient pas échoué en essayant de les rentrer par la base ou par le milieu.

La question qui se présentait immédiatement après était de trouver une plante étrangère dont les feuilles ne fussent pas plus aiguës vers le sommet qu’à la base. Cela se trouva être le cas dans celles d’un Laburnum (un hybride entre le Cytisus alpinus et un Laburnum), car en repliant la moitié terminale sur la basilaire, elles se recouvraient exactement ; et quand il y avait quelque différence, la partie basilaire était d’un peu la plus étroite. On aurait donc pu s’attendre à ce qu’un nombre presque égal de ces feuilles fussent traînées à l’intérieur par le sommet et par la base, ou qu’il y eût un léger excès en faveur de ce dernier mode. Mais de 78 feuilles (non comprises dans la première série de 227) retirées de galeries de vers, 63 pour cent avaient été rentrées par le sommet, 27 pour cent par la base, et 10 pour cent transversalement. Nous voyons qu’ici 27 pour cent avaient été rentrées par la base, c’est-à-dire une proportion beaucoup plus grande que dans le cas des feuilles du tilleul, dont le limbe est très large à la base, et dont 4 pour cent seulement ont été rentrées ainsi. Il est peut-être possible d’expliquer qu’une proportion encore plus considérable de feuilles du laburnum n’ait pas été rentrée par la base, par l’habitude que les vers auraient prise de rentrer les feuilles par le sommet et d’éviter ainsi le pétiole. Le rebord basilaire du limbe forme en effet dans beaucoup d’espèces de feuilles un angle à large ouverture avec le pétiole ; et si une telle feuille était rentrée par le pétiole, le bord basilaire viendrait abruptement en contact avec le sol de chaque côté de la galerie, et rendrait très difficile l’introduction de la feuille.

Néanmoins les vers rompent leur habitude d’éviter le pétiole, quand cette partie leur offre le moyen le plus commode de traîner les feuilles dans leurs galeries. Les feuilles des variétés hybrides à l’infini du rhododendron différent beaucoup dans la forme ; quelques-unes ont leur partie la plus étroite vers la base et d’autres vers le sommet. Quand elles sont tombées, le limbe en se desséchant s’enroule souvent de chaque côté de la nervure médiane, quelquefois sur toute la longueur, parfois surtout à la base, et parfois vers le sommet. De 28 feuilles tombées sur une couche d’humus dans mon jardin, jusqu’à 23 étaient plus étroites dans le quart basilaire que dans le quart terminal de leur longueur, et cela était principalement dû à l’enroulement des bords. De 36 feuilles tombées sur une autre couche, dans laquelle poussaient différentes variétés du rhododendron, 17 seulement étaient plus étroites vers la base que vers le sommet. Mon fils William, qui le premier dirigea mon attention sur ce cas, ramassa 237 feuilles tombées dans son jardin (dans lequel le rhododendron pousse dans le sol naturel), et, sur ce nombre, 65 pour cent auraient pu être rentrées dans les galeries plus facilement par la base ou pétiole que par le sommet ; et cela était dû en partie à la forme de la feuille et à un moindre degré à l’enroulement des bords ; pour 27 pour cent, il aurait été plus facile de les rentrer par le sommet que par la base ; et pour 8 pour cent, la chose était aussi aisée d’un bout que de l’autre. Il fallait juger de la forme d’une feuille tombée avant de traîner dans une galerie l’une des extrémités, car une fois la feuille entrée, le bout libre, que ce soit la base ou le sommet, sécherait beaucoup plus vite que le bout plongé dans le sol humide ; et les bords à ciel ouvert de l’extrémité libre tendraient par suite à s’enrouler davantage encore qu’ils ne l’étaient, quand le ver saisit la feuille pour la première fois. Mon fils trouva 91 feuilles qui avaient été traînées par les vers dans leurs galeries, à une petite profondeur à la vérité ; de ce nombre, 66 pour cent avaient été rentrées par la base ou pétiole, et 34 pour cent par le sommet. Par conséquent, dans ce cas, les vers avaient jugé avec un haut degré d’exactitude quel était le meilleur moyen de faire entrer dans leurs galeries les feuilles fanées de cette plante étrangère, et cependant ils avaient eu à se départir de leur habitude ordinaire d’éviter le pétiole.

Dans les allées de gravier de mon jardin, un très grand nombre de feuilles de trois espèces de pin (Pinus austriaca, nigricans et sylvestris) sont régulièrement transportées par les vers dans l’ouverture de leurs galeries. Ces feuilles sont groupées par paires, et dans les deux premières espèces nommées, sont d’une longueur considérable, mais courtes chez la dernière, et elles sont unies par une base commune ; c’est par cette partie qu’elles sont presque invariablement traînées dans les galeries. Je n’ai vu que deux ou au plus trois exceptions à cette règle chez des vers à l’état de nature. Comme les feuilles (aiguilles) à pointes effilées divergent un peu, lorsque plusieurs feuilles sont traînées dans la même galerie, leurs touffes forment de véritables chevaux de frise. Dans deux cas, un grand nombre de ces touffes furent enlevées le soir, mais le lendemain matin de nouvelles feuilles avaient déjà été replacées dans les galeries qui se trouvaient de nouveau bien défendues. Des feuilles de ce genre ne pourraient pas être portées à quelque profondeur dans les galeries, si ce n’est quand le ver les saisit par la base, car l’animal ne peut tenir les deux pointes à la fois, et si une seule était saisie par le sommet, l’autre serait appliquée contre le sol et formerait obstacle à l’entrée de celle déjà saisie. C’est ce qui était manifeste dans les deux ou trois cas exceptionnels mentionnés plus haut. Par suite, pour bien faire leur besogne, les vers doivent traîner les feuilles de pin dans leurs galeries par la base, là où les deux feuilles se joignent. Mais quant à savoir ce qui les guide dans cette tâche, c’est là une question embarrassante.

Cette difficulté nous amena, mon fils Francis et moi, à observer des vers en réclusion à l’aide d’une lumière faible pendant plusieurs nuits, tandis qu’ils poussaient dans leurs galeries les feuilles des pins mentionnées plus haut. Ils portaient tout autour des feuilles l’extrémité antérieure de leur corps, et dans plusieurs cas, quand ils touchaient le bout effilé d’une feuille, ils se retirèrent soudainement, comme s’ils avaient été piqués. Mais je doute qu’ils se soient fait mal, car ils sont insensibles à des objets fort tranchants, et avalent même des épines de rose et de petits éclats de verre. Il est donc permis de douter que les extrémités effilées des feuilles servent à leur indiquer que ce n’est pas le bon côté à saisir ; pour le prouver, on coupa les pointes de beaucoup de feuilles sur une longueur d’environ un pouce, et cinquante-sept de ces feuilles ainsi défigurées furent traînées dans les galeries par la base, et pas une par les extrémités tronquées. Les vers en réclusion prennent souvent les feuilles de pin près du milieu et les traînent vers l’ouverture de leurs galeries ; l’un d’eux s’efforça d’une façon stupide à les pousser dans la galerie en les faisant plier. Parfois au-dessus de leurs galeries (comme dans le cas précédemment cité des feuilles de tilleul), ils amassaient beaucoup plus de feuilles qu’ils n’en pouvaient faire entrer à l’intérieur. Dans d’autres cas, cependant, ils agirent tout différemment ; car dès qu’ils sentaient la base d’une feuille de pin, ils la saisissaient, l’englobant parfois complètement dans la bouche, ou bien ils saisissaient un point rapproché de la base, et la feuille était alors rapidement entraînée ou plutôt lancée par secousses dans leur galerie. Il nous sembla, à mon fils et à moi, que les vers s’apercevaient immédiatement quand ils avaient saisi une feuille de la façon convenable. Nous observâmes neuf cas de ce genre, mais dans l’un d’eux le ver ne réussit pas à faire entrer dans la galerie la feuille, celle-ci s’étant enchevêtrée dans d’autres feuilles à côté. Dans un autre cas, une feuille était placée presque perpendiculairement avec les sommets aciculaires en partie enfoncés dans une galerie, comment était-elle venue dans cette position ? c’est ce que nous n’avions pas vu ; alors le ver se redressa et saisit la base, qui fut traînée dans l’ouverture de la galerie en ployant la feuille entière. Dans deux cas, un ver avait saisi la base d’une feuille, il la laissa de nouveau aller pour une raison inconnue.

Comme nous l’avons déjà fait observer, l’habitude de boucher l’ouverture des galeries avec différents objets est, à n’en pas douter, instinctive chez les vers ; un animal très jeune, né dans un de mes pots, traîna à une certaine distance une feuille de pin sauvage, dont l’une des feuilles était aussi longue et presque aussi épaisse que son propre corps. Aucune espèce de pin n’est indigène dans cette partie-ci de l’Angleterre, il est donc impossible de croire que la manière convenable de faire entrer dans les galeries les feuilles de pin soit instinctive chez nos vers. Mais les vers sur lesquels furent faites les observations précédentes avaient été déterrés de dessous des pins ou de près de ces arbres plantés là depuis à peu près quarante ans, et il était à désirer qu’on prouvât que leurs actions n’étaient pas instinctives. En conséquence, on éparpilla des feuilles de pin sur le sol à une grande distance de toute espèce de pin, et 90 de ces feuilles furent traînées dans les galeries par la base. Deux seulement furent traînées par le sommet des feuilles, et ce n’étaient pas là des exceptions véritables, car l’une ne fut traînée qu’à une distance très petite, et les deux aiguilles de l’autre feuille adhéraient ensemble. D’autres feuilles de pin furent données à des vers tenus dans des pots dans une chambre chaude, et ici le résultat fut différent ; car, de 42 feuilles traînées dans les galeries, jusqu’à 16 le furent par le sommet des feuilles. Mais ces vers travaillaient d’une façon négligente et désordonnée ; car souvent les feuilles n’étaient transportées qu’à une petite profondeur ; parfois elles étaient purement amoncelées au-dessus de l’ouverture des galeries, et quelquefois aucune n’était poussée à l’intérieur. Je pense que cette insouciance peut s’expliquer par le fait de la chaleur de l’air, les vers ne s’inquiétant guère, en ce cas, de boucher leurs trous d’une façon efficace. Des pots habités par des vers et couverts d’un réseau permettant l’entrée de l’air froid furent laissés à l’air libre plusieurs nuits de suite, et alors 72 feuilles furent toutes rentrées convenablement par la base.

Des faits signalés jusqu’ici, on pourrait peut-être conclure que les vers se font d’une manière quelconque une idée générale de la forme ou de la structure des feuilles de pin, et reconnaissent qu’il leur faut les prendre par la base, là où les deux aiguilles se joignent. Mais c’est là une supposition que les observations qui vont suivre rendent plus que douteuse. Les sommets d’un grand nombre de feuilles de P. austriaca furent collés ensemble avec une dissolution alcoolique de colle-forte et on les conserva plusieurs jours, jusqu’à ce qu’ils eussent, à ce que je pense, perdu toute espèce de goût ou d’odeur ; elles furent alors éparpillées sur le sol là où ne poussaient pas de pins, près de galeries dont on avait enlevé les tampons. Avec des feuilles de la sorte, il eût été tout aussi facile de les faire entrer dans les galeries par l’un des bouts que par l’autre ; et m’appuyant sur l’analogie et plus spécialement sur une observation que je vais rapporter tout à l’heure sur la Clematis montana, je m’attendais à ce que le sommet serait pris de préférence. Il n’en fut rien ; des 121 feuilles dont les sommets étaient collés, et qui furent traînées à l’intérieur des galeries, 108 le furent par la base et seulement 13 par le sommet. Pensant que peut-être les vers reconnaissaient l’odeur ou le goût de la colle-forte et qu’ils ne l’aimaient pas, quelque improbable que fût cette supposition, surtout après que les feuilles étaient restées à l’air pendant plusieurs nuits, je liai ensemble avec du fil fin les sommets des aiguilles de beaucoup de feuilles. Des feuilles traitées de la sorte, 150 furent entraînées dans les galeries, 123 par la base et 27 par les sommets liés ensemble ; de sorte que de quatre à cinq fois autant furent rentrées par la base que par le sommet. Il se peut que les extrémités coupées court du fil avec lequel les feuilles étaient liées, aient tenté les vers à les traîner en proportion plus considérable par le sommet que lorsque de la colle était employée. En prenant ensemble les feuilles réunies par le sommet soit par ligature soit par l’usage de la colle (271 en tout), 85 pour cent du tout furent traînées par la base et 15 pour cent par le sommet. Nous pouvons donc conclure que ce n’est pas la divergence de deux aiguilles de pin qui conduit les vers à l’état de nature à faire entrer presque invariablement par la base les feuilles de pin dans les galeries. Ce n’est pas non plus le sommet tranchant des feuilles qui peut les y déterminer ; car, beaucoup de feuilles à sommets tronqués furent poussées au-dedans par leur base, comme nous l’avons vu. Nous nous trouvons donc amenés à conclure qu’il doit y avoir à la base des feuilles de pin quelque chose qui attire les vers, d’autant plus que peu de feuilles ordinaires sont traînées par la base ou pétiole.

Pétioles. — Nous passerons maintenant aux pétioles de feuilles composées, quand les folioles sont tombées. Ceux d’une Clematis montana, qui poussait au-dessus d’une véranda, furent trainés en grand nombre au commencement de janvier dans les galeries d’une allée de gravier, sur une pelouse et un massif de fleurs. Ces pétioles varient de 2 pouces et demi à 4 ½ de longueur, sont raides et d’épaisseur à peu près uniforme, excepté près de la base où ils s’épaississent un peu abruptement ; en cet endroit, ils sont environ deux fois aussi épais que dans une autre partie quelconque. Le sommet est un peu pointu, mais il se fane de bonne heure et se brise alors facilement. 314 de ces pétioles furent retirés des galeries dans les endroits spécifiés plus haut ; et il se trouva que 76 pour cent y avaient été enfoncés par le sommet et 24 pour cent par la base ; de sorte que ceux enfoncés par le sommet étaient un peu plus du triple de ceux enfoncés par la base. Quelques-uns de ceux extraits de l’allée de gravier battue des piétons furent tenus à l’écart des autres ; parmi eux (il y en avait 59 en tout), près de cinq fois autant avaient été enfoncés par le sommet que par la base ; tandis que pour ceux retirés de la pelouse et du massif de fleurs, où le sol cédait plus facilement et où par suite il ne fallait pas apporter tant de soin à tamponner les galeries, la proportion de ceux enfoncés par le sommet (130) à ceux enfoncés par la base (48) était un peu moindre de trois à un. Que ces pétioles eussent été transportés dans les galeries pour les boucher, et non pour servir de nourriture, c’est ce qui était bien manifeste, aucune des deux extrémités n’ayant été grignotée, autant que je pusse voir. Les vers employant plusieurs pétioles pour boucher la même galerie, jusqu’à 10 dans l’un des cas et 15 dans un autre, ils en rentrent peut-être d’abord quelques-uns par le bout le plus gros pour diminuer l’ouvrage ; mais ensuite la grande majorité sont enfoncés par l’extrémité pointue, afin de boucher le trou d’une façon sûre.

J’observai ensuite les pétioles tombés de notre frêne indigène, et ici ce qui était la règle pour la plupart des pétioles, c’est-à-dire qu’en grande majorité ils sont entraînés dans les galeries par le bout le plus mince, ne se vérifia pas, ce qui tout d’abord me surprit beaucoup. Ces pétioles varient en longueur de 5 à 8 pouces et demi ; ils sont épais et charnus vers la base, et de là ils s’amincissent doucement vers le sommet, qui est un peu élargi et tronqué là où la foliole terminale avait été attachée à l’origine. Sous des frênes qui poussaient dans un champ d’herbe, 229 pétioles furent retirés de galeries de vers au commencement de janvier, et parmi ce nombre 51,5 pour cent avaient été enfoncés par la base, et 48,5 pour cent par le sommet. Mais cette anomalie fut facile à expliquer, dès qu’on eut examiné l’épaisse partie basilaire ; car, sur 103 pétioles, cette partie avait été rongée par les vers dans 78 jusqu’au-dessus de l’articulation en forme de fer à cheval. Dans la plupart des cas, on ne pouvait pas se méprendre sur le fait ; car des pétioles non rongés, examinés après avoir été exposés aux intempéries de l’air pendant encore huit semaines, n’étaient pas plus désagrégés ou décomposés près de la base que partout ailleurs. Il est ainsi évident que l’extrémité basilaire épaisse du pétiole est transportée à l’intérieur des galeries, non seulement pour en boucher l’ouverture, mais pour servir de nourriture. Même les sommets étroits, tronqués, d’un petit nombre de pétioles avaient été grignotés ; et cela était le cas dans 6 pétioles sur 37 examinés dans ce but. Après avoir rentré et grignoté l’extrémité basilaire, les vers repoussent souvent les pétioles hors de leurs galeries, pour en rentrer d’autres frais, soit par la base pour servir de nourriture, soit par le sommet pour boucher plus efficacement l’ouverture. C’est ainsi que, de 37 pétioles rentrés par le sommet, 5 avaient été auparavant tirés à l’intérieur par la base, car cette partie avait été grignotée. D’autre part, je rassemblai une poignée de pétioles qui gisaient détachés sur le sol tout près de galeries bouchées ; la terre était là couverte d’une masse d’autres pétioles qui paraissaient n’avoir jamais été touchés par les vers ; et sur 47,14 (c’est-à-dire presque le tiers), après avoir eu la base rongée, avaient été repoussés hors des galeries et gisaient maintenant sur le sol. De ces différents faits, nous sommes autorisés à conclure que les vers tirent, par la base, à l’intérieur de leurs galeries, certains pétioles de frêne pour s’en servir comme de nourriture, et d’autres par le sommet, pour boucher les ouvertures de la façon la plus efficace possible.

Les pétioles de Robinia pseudo-acacia varient de 4 ou 5 pouces à environ 12 de longueur ; ils sont épais près de la base avant que les parties les plus molles n’aient disparu par décomposition, et ils s’amincissent beaucoup vers l’extrémité supérieure. Ils sont si flexibles que j’en ai vu un petit nombre pliés en deux et ainsi tirés à l’intérieur des galeries de vers. Malheureusement ces pétioles ne furent pas examinés avant le mois de février, et à cette époque les parties les plus molles s’étaient décomposées et avaient disparu, de sorte qu’il était impossible de déterminer si les vers avaient grignoté la base, bien que la chose fût en elle-même probable. De 121 pétioles retirés des galeries au commencement de février, 68 y étaient enfoncés par la base, et par le sommet. Le 5 février, tous les pétioles qui avaient été poussés dans les galeries au-dessous d’un Robinia, en furent retirés ; et après un intervalle de onze jours, 35 y avaient été retransportés, 19 par la base, et 16 par le sommet. En ajoutant ensemble ces deux séries, on voit que 56 pour cent ont été portés au-dedans par la base, et 144 pour cent par le sommet. Toutes les parties les plus molles étant décomposées depuis longtemps, nous pouvons être certains, surtout dans le dernier cas, qu’aucun des pétioles n’avait été pris à l’intérieur pour servir de nourriture. Par suite, à cette saison, les vers tirent ces pétioles dans leurs galeries par l’une ou l’autre extrémité indifféremment, en donnant à la base une légère préférence. Ce dernier fait peut s’expliquer par la difficulté qu’ils trouvent à boucher une galerie avec des objets aussi minces que l’est l’extrémité supérieure des pétioles. À l’appui de cette manière de voir, on peut apporter le fait que des 16 pétioles rentrés par l’extrémité supérieure, la portion terminale plus mince de 7 avait été auparavant détachée par quelque accident.

Triangles de papier. — On coupa des triangles allongés de papier à écrire d’une raideur moyenne et frottés de graisse crue des deux côtés, pour les empêcher de devenir par trop flasques par l’exposition à la pluie et à la rosée pendant la nuit. Les côtés de tous les triangles avaient trois pouces de longueur ; la base de 120 d’entre eux avait un pouce, et celle des 183 autres un demi-pouce de longueur. Ces derniers triangles étaient très étroits ou fort aigus.[5] Comme contrôle pour les observations qui vont être données, des triangles semblables à l’état humide furent saisis par une paire de pinces très étroites en différents points et à tous les degrés d’incidence possible par rapport aux bords, et ils furent ensuite tirés à l’intérieur d’un tube court du diamètre d’une galerie de ver. Quand le triangle était saisi par le sommet, il était entraîné directement dans le tube, et les bords étaient repliés à l’intérieur ; quand on l’avait saisi à quelque distance du sommet, à un demi-pouce de celui-ci par exemple, le sommet était ployé en dessous à l’intérieur du tube. Il en était ainsi pour la base et les angles basilaires, bien que dans ce cas les triangles offrissent, comme on pouvait s’y attendre, beaucoup plus de résistance à leur introduction. Quand on le saisissait près du milieu, le triangle se pliait en dessus, le sommet et la base restant en saillie hors du tube. Les côtés des triangles ayant trois pouces de longueur, les résultats de leur introduction de différentes manières dans un tube ou dans une galerie, peuvent commodément se partager en trois groupes : ceux qui ont été introduits par le sommet ou par un point situé à moins d’un pouce de lui, ceux introduits par la base ou par un point situé à moins d’un pouce de cette base, et ceux introduits par un point quelconque compris dans le pouce médian.

Afin de voir comment les triangles seraient saisis par les vers, on en donnait à l’état humide à des vers tenus en réclusion. Ils furent saisis de trois manières différentes dans le cas des triangles étroits aussi bien que dans celui des triangles larges, c’est-à-dire : par le bord ; par l’un des trois angles, qui était alors souvent complètement englobé dans leur bouche, et enfin par voie de la succion sur une partie quelconque de la surface plane. Si, à travers un triangle dont les côtés ont trois pouces de longueur, on tire des lignes parallèles à la base et espacées d’un pouce l’une de l’autre, le triangle sera divisé en trois parties de longueur égale. Maintenant, si les vers saisissaient indifféremment et au hasard une partie quelconque, ils prendraient assurément la partie ou division basilaire bien plus souvent qu’aucune des deux autres. Car l’aire de la partie basilaire est à celle de la partie apicale comme 5 à 1, de sorte que la chance que la première aurait d’être introduite dans la galerie par voie de succion, serait de 5 à 1, comparée avec la partie du sommet. La base offre deux angles et le sommet un seulement, de sorte que, indépendamment de la grandeur des angles, elle aurait deux fois autant de chances que le sommet d’être engloutie dans la bouche d’un ver. On doit cependant déclarer que l’angle du sommet n’est pas souvent saisi par les vers ; ils s’adressent de préférence au bord à quelque distance de lui d’un côté ou de l’autre. J’en juge ainsi pour avoir, en 40 cas sur 46, dans lesquels des triangles avaient été transportés dans les galeries par la région voisine du sommet, trouvé que la pointe s’était repliée en arrière à l’intérieur de la galerie sur une longueur de 1/20 de pouce à un pouce. Enfin, la proportion entre les bords des parties basilaire et culminante est de 3 à 2 pour les triangles larges, et de 2½ à 2 pour les étroits. En considérant ces différentes circonstances, on pourrait certainement s’attendre, en supposant que les vers saisissent au hasard les triangles comme ils se présentent à eux, qu’une proportion bien plus considérable aurait été transportée par la partie basilaire que par le sommet ; mais nous verrons tout à l’heure combien le résultat répondit peu à cette attente.

Des triangles de la grandeur indiquée plus haut furent éparpillés par terre en différents endroits et différents soirs de suite dans le voisinage de galeries de vers, et on enleva les feuilles, pétioles, rameaux, etc., qui avaient bouché ces galeries. Il y eut en tout 303 de ces triangles transportés par les vers dans leurs galeries ; 12 autres avaient été pris par les deux bouts, mais comme il était impossible de juger par lequel ils avaient été saisis d’abord, ils doivent être exclus. De ces 303, 62 pour cent avaient été rentrés par le sommet (et nous comprenons sous ce terme tous ceux pris par la portion culminante, sur un pouce de longueur) ; 15 pour cent par le milieu ; et 23 pour cent par la portion basilaire. S’ils avaient été rentrés indifféremment par un point quelconque, le rapport pour les régions du sommet, du milieu et de la base aurait été de 33,3 pour cent pour chacune des trois ; mais on aurait pu, comme nous venons de le voir, s’attendre qu’ils auraient été rentrés en proportion beaucoup plus grande par la base que par toute autre partie. Dans le cas tel qu’il se présente, presque trois fois autant furent rentrés par le sommet que par la base. Si nous considérons à part les triangles larges, 59 pour cent furent rentrés par le sommet, 25 pour cent par le milieu et 16 pour cent par la base. 65 pour cent des triangles étroits furent rentrés par le sommet, 14 pour cent par le milieu, et 21 pour cent par la base ; de sorte qu’ici ceux rentrés par le sommet étaient plus de trois fois aussi nombreux que ceux rentrés par la base. Nous pouvons donc conclure que la manière dont les triangles sont traînés dans les galeries n’est pas affaire de hasard.

Dans huit cas, deux triangles avaient été transportés dans la même galerie, et dans sept de ces cas, l’un des triangles avait été rentré par le sommet et l’autre par la base. Cela indique de nouveau que le résultat n’est pas abandonné au hasard. Les vers paraissent quelquefois tourner sur eux-mêmes en tirant les triangles au-dedans, car dans toute la série cinq avaient été enroulés en une spirale irrégulière autour de la paroi interne de la galerie. Des vers tenus dans une chambre chaude tirèrent 63 triangles dans leurs galeries ; mais, comme dans le cas des feuilles de pin, ils travaillèrent d’une manière un peu négligente, car seulement 44 pour cent furent rentrés par le sommet, 22 pour cent par le milieu et 33 pour cent par la base. Dans cinq cas, deux triangles furent introduits dans la même galerie.

On peut supposer, et cela, semble-t-il, avec une grande probabilité, que, si une si grande proportion de triangles furent introduits par le sommet, ce n’est pas que les vers aient choisi cette extrémité comme la plus commode dans ce but, mais qu’ils ont d’abord essayé d’autre façon, mais ont échoué. Cette supposition est confirmée par la manière dont on vit que les vers en réclusion tiraient de côté et d’autre les triangles et les lâchaient ; mais alors ils travaillaient sans soin. Je n’avais pas reconnu au premier abord toute l’importance de cette question ; j’avais simplement fait l’observation que la base des triangles qui avaient été rentrés par le sommet, était généralement propre et non chiffonnée. Plus tard j’apportai plus d’attention à l’examen de la chose. En premier lieu, plusieurs triangles qui avaient été introduits par les angles de la base, ou par la base, ou un peu au-dessus de la base, et qui par là avaient été fort chiffonnés et salis, furent laissés quelques heures dans l’eau et alors bien agités, tandis qu’ils étaient immergés ; mais ni les souillures, ni les plis ne s’en allèrent de cette façon. Seulement des plis légers se laissèrent effacer, même en tirant les triangles humides plusieurs fois entre mes doigts. À cause de la matière visqueuse provenant du corps des vers, il n’était pas facile d’enlever les souillures par le lavage. Nous pouvons donc conclure que si, avant d’être introduit dans une galerie par le sommet, un triangle l’avait été déjà par la base, même avec peu de force, la portion basilaire conserverait longtemps ses plis et resterait sale. On examina donc dans quelle condition se trouvaient 89 triangles qui avaient été introduits par le sommet (65 étaient étroits et 24 larges) ; et la base de sept seulement était quelque peu plissée, et en même temps elle était sale en général. Des 82 triangles non chiffonnés, 14 étaient salis à la base ; mais il ne suit pas de ce fait qu’ils aient d’abord été traînés par la base vers les galeries ; car les vers couvrent parfois d’humeur visqueuse des portions considérables des triangles, et celles-ci seraient salies si elles étaient traînées sur le sol par le sommet ; en temps pluvieux, les triangles étaient souvent salis sur tout un côté ou sur les deux à la fois. Si les vers avaient traîné les triangles à l’ouverture de leurs galeries en les tenant par la base, aussi souvent que par le sommet, et qu’ils eussent alors remarqué, sans positivement essayer de les introduire dans la galerie, que l’extrémité la plus salie n’était pas bien adaptée à ce but, même dans ce cas une grande proportion des triangles aurait eu l’extrémité basilaire salie. Nous pouvons donc conclure, quelqu’improbable que paraisse cette supposition, que les vers sont par un moyen quelconque capables de juger par quelle extrémité il vaut mieux introduire des triangles de papier dans leurs galeries.

Les résultats réduits en centièmes des précédentes observations sur la manière dont les vers introduisent différentes sortes d’objets dans l’ouverture de leurs galeries peuvent se résumer comme il suit :


NATURE DE L’OBJET Indroduit dans la galerie par…
le sommet ou près de
ce point.
le milieu ou près de
ce point
la base
ou par
un point
rapproché.
Feuilles de diverses espèces 
  
80 11 29
Feuilles de tilleul, bord basilaire du limbe large, sommet acuminé 
  
79 17 24
Feuilles d’un laburnum, partie basilaire du limbe aussi étroite ou quelquefois plus étroite que la partie du sommet 
  
63 10 27

Feuilles de rhododendron, partie basilaire du limbe souvent plus étroite que la partie du sommet 
  
31.5 266.5
Feuilles de pin, consistant en deux aiguilles dressées sur une base commune 
  
.5 100.5
Pétioles d’une clématite, un peu pointue au sommet et émoussée à la base 
  
76.5 24.5
Pétioles de frêne, l’épaisse extrémité basilaire souvent introduite pour servir de nourriture 
  
48.5 51.5
Pétioles de robinia, extrêmement minces, surtout vers le sommet, et peu faits par suite pour boucher les galeries 
  
41.5 56.5
Triangles de papier, des deux dimensions 
  
62.5 15.5 23.5
Triangles de papier larges 
  
59.5 25.5 16.5
Triangles de papier étroits 
  
65.5 14.5 21.5


En considérant ces différentes observations, il nous est difficile de ne pas arriver à la conclusion que les vers montrent une certaine dose d’intelligence dans leur manière de boucher leurs galeries. Chaque objet en particulier est saisi d’une manière trop uniforme, et par des raisons trop faciles à comprendre en général, pour qu’on attribue le résultat au pur hasard. Si chacun des objets n’a pas été introduit par l’extrémité pointue, on peut l’expliquer par la raison que quelques-uns ont été enfoncés par l’extrémité la plus large ou la plus épaisse pour épargner la besogne. Sans doute, c’est l’instinct qui amène les vers à boucher leurs galeries ; on aurait donc pu s’attendre que l’instinct les guiderait pour agir le mieux possible dans chaque cas particulier, indépendamment de l’intelligence. Nous voyons combien il est difficile de juger si l’intelligence entre en jeu ou non, car des plantes même pourraient parfois sembler être dirigées par elle, c’est, par exemple, le cas quand des feuilles déplacées dirigent de nouveau leur face supérieure vers la lumière par des mouvements extrêmement compliqués et par la voie la plus courte. Chez les animaux, des actions qui paraissent dues à l’intelligence peuvent s’accomplir grâce à une habitude transmise par l’hérédité sans que l’intelligence s’en mêle, bien qu’à l’origine cette habitude s’acquière à l’aide de l’intelligence. Ou bien il se peut que l’habitude ait été acquise par la conservation et l’hérédité de variations heureuses de quelque autre habitude ; et, dans ce cas, la nouvelle habitude aura été acquise indépendamment de l’intelligence, dans tout le cours de son développement. Il n’est donc pas improbable a priori que les vers aient acquis des instincts spéciaux par l’une ou l’autre de ces deux dernières voies. Néanmoins, il est impossible de croire que des instincts se soient développés au sujet d’objets qui, comme les feuilles ou les pétioles de plantes étrangères, étaient absolument inconnus aux parents des vers qui agissent de la façon indiquée. Et leurs actions ne sont pas aussi invariables, ni inévitables que le sont la plupart des vrais instincts.

Les vers n’étant pas guidés par des instincts spéciaux dans chaque cas particulier, tout en ayant l’instinct général de boucher leurs galeries, et le hasard étant mis hors de question, la conclusion la plus probable qui se présente immédiatement semble être qu’ils essaient de beaucoup de manières différentes à introduire les objets, et qu’ils finissent par y réussir d’une certaine manière. Mais il est surprenant qu’un animal aussi bas dans l’échelle des êtres qu’un ver, soit capable d’agir de la sorte, beaucoup d’animaux supérieurs ne l’étant pas. Il arrive, par exemple, de voir des fourmis essayer en vain de transporter un objet transversalement à la route qu’elles parcourent, tandis qu’il leur serait facile de le traîner dans le sens longitudinal ; mais après un certain temps, elles agissent en général plus sagement. M. Fabre indique[6] qu’un sphex, insecte appartenant à l’ordre si bien doué qui contient aussi la fourmi, fait dans son nid provision de sauterelles paralysées, qui sont invariablement traînées dans la galerie par les antennes. Quand celles-ci étaient coupées à ras de tête, le sphex prenait les palpes ; mais quand ceux-ci étaient aussi coupés entièrement, il abandonnait en désespoir de cause la tentative de rentrer sa proie dans la galerie. Le sphex n’avait pas assez d’intelligence pour saisir l’une des six pattes ou l’oviscapte de la sauterelle, qui, ainsi que le remarque M. Fabre, aurait servi tout aussi bien. De même encore, quand on retire d’une cellule la proie paralysée avec l’œuf qui y est attaché, le sphex, après être entré dans la cellule et l’avoir trouvée vide, ne la ferme pas moins avec le soin habituel. Les abeilles essaient pendant des heures entières de s’échapper par une fenêtre et bourdonnent contre l’un des battants, tandis que l’autre est ouvert. Un brochet même continua pendant trois mois à se précipiter et se cogner contre les parois de verre d’un aquarium, essayant vainement de saisir des vairons qui étaient de l’autre côté[7]. M. Layard[8] a vu un serpent à lunettes agir beaucoup plus sagement que le brochet et le sphex ; il avait avalé un crapaud enfoncé dans un trou et ne pouvait pas dégager sa tête, il dégorgea le crapaud qui chercha à se cacher plus profondément, il l’avala de nouveau, le dégorgea encore une fois, mais alors le serpent instruit par l’expérience, saisit le crapaud par une jambe et le sortit du trou. Les animaux supérieurs même suivent souvent leurs instincts d’une façon stupide ou non appropriée au but : le tisserin s’obstine à passer des fils à travers les barreaux de sa cage, comme s’il construisait un nid : un écureuil frappe des noix sur un plancher, comme s’il venait de les enfouir dans le sol : un castor coupe des bûches de bois et les traîne de part et d’autre, bien qu’il n’y ait pas de cours d’eau à barrer, et il en est de même dans beaucoup d’autres cas.

M. Romanes, qui a fait une étude spéciale des facultés mentales chez les animaux, croit que l’on ne peut conclure avec sûreté à l’intelligence que quand on voit un individu profiter de sa propre expérience. Soumis à cette épreuve, le serpent à lunettes montra quelque intelligence, mais la chose eût été beaucoup plus claire, si dans une seconde occasion il avait retiré d’un trou un crapaud par la patte. Le sphex échoua d’une façon signalée à cet égard. Maintenant, si les vers essaient d’abord d’une manière, puis d’une autre, d’introduire des objets dans leurs galeries, jusqu’à ce qu’ils finissent par y réussir, ils profitent de l’expérience, au moins dans chaque cas particulier.

Mais on a signalé des observations montrant que les vers n’essaient pas habituellement de beaucoup de manières différentes d’introduire les objets dans leurs galeries. C’est ainsi que des feuilles à moitié décomposées de tilleul auraient pu, en raison de leur flexibilité, être introduites par leur portion médiane ou par la basilaire, et elles le furent en nombre considérable ; mais la grande majorité fut saisie par le sommet ou près de là. Les pétioles de clématite auraient certainement pu être introduits avec autant de facilité par la base que par le sommet ; mais trois fois, et en certains cas, cinq fois autant furent introduits par le sommet que par la base. On pourrait penser que les pétioles des feuilles auraient tenté les vers comme étant un manche commode ; mais pourtant ils ne furent pas employés sur une grande échelle, excepté quand la base de la feuille était plus étroite que le sommet. Un grand nombre de pétioles de frêne sont introduits par la base ; mais cette partie de la plante sert de nourriture aux vers. Dans le cas des feuilles de pin, les vers montrent clairement que du moins ils ne prennent pas la feuille au hasard ; mais leur choix ne semble pas déterminé par la divergence des deux aiguilles, et par l’avantage ou la nécessité qu’il y a conséquemment à les rentrer par la base dans leurs galeries. Quant aux triangles de papier, ceux introduits par le sommet avaient rarement la base chiffonnée ou salie ; et cela montre que les vers n’avaient pas souvent essayé d’abord de les rentrer par cette extrémité.

Si les vers sont capables, soit avant, soit après avoir transporté un objet jusque près de l’ouverture de leurs galeries, de juger du meilleur moyen de l’y introduire, il faut qu’ils se fassent une certaine idée de sa forme générale. C’est ce à quoi ils arrivent probablement en le touchant en beaucoup d’endroits avec l’extrémité antérieure de leur corps, partie qui leur sert d’organe du tact. Il est bon de se rappeler quelle perfection le sens du toucher atteint chez un homme né sourd-muet, ainsi que le sont les vers. Si les vers ont la faculté d’acquérir quelque notion, si grossière qu’elle soit, de la forme d’un objet et de leurs galeries, et cela semble être le cas, ils méritent d’être appelés intelligents ; car ils agissent à peu près de la même manière que le ferait un homme dans des circonstances semblables.

En résumé, comme ce n’est pas le hasard qui détermine la façon dont les objets sont introduits dans les galeries, et que l’existence d’instincts spéciaux pour chaque cas particulier ne saurait être admise, la supposition qui se présente tout d’abord et le plus naturellement est que les vers essaient de toutes les méthodes jusqu’à ce qu’ils finissent par réussir ; mais beaucoup de phénomènes s’opposent à une telle supposition. Il ne reste qu’une solution possible, à savoir que les vers, bien que placés très bas dans l’échelle des êtres organisés, possèdent un certain degré d’intelligence. Cela frappera tout le monde comme étant très peu probable ; mais il est permis de douter que nous sachions assez sur le système nerveux des animaux inférieurs, pour justifier la défiance que nous inspire de prime abord une telle conclusion. Pour ce qui est des petites dimensions des ganglions cérébraux, nous devrions nous rappeler quelle masse de connaissances héréditaires se trouve dans le petit cerveau d’une fourmi ouvrière en même temps qu’un certain pouvoir d’adapter les moyens à la fin.

Moyens par lesquels les vers creusent leurs galeries. — Cela s’opère de deux façons : en repoussant la terre de tous les côtés et en l’avalant. Dans le premier cas, le ver fixe dans quelque petite crevasse ou dans un trou l’extrémité antérieure étendue et amincie de son corps ; et alors, comme le fait observer Perrier[9], le pharynx est projeté dans cette partie qui par suite se gonfle et refoule la terre de toutes parts. L’extrémité antérieure sert ainsi de coin. Elle sert aussi, comme nous l’avons vu auparavant, à la préhension et à la succion, et comme organe de toucher. On plaça un ver sur de la terre végétale poreuse, et dans un intervalle de deux à trois minutes il s’était caché dans le sol. Dans un autre cas, quatre vers disparurent en 15 minutes entre les côtés du pot et la terre qui avait été modérément tassée. Dans un troisième cas, trois vers de grande taille et un petit furent placés sur de la terre végétale poreuse mélangée soigneusement de sable et tassée fortement, et au bout de 35 minutes tous avaient disparu, à l’exception de la queue de l’un. Dans un quatrième cas, six vers de grande taille furent placés sur de la boue argileuse mélangée de sable et fortement tassée, et ils disparurent en 40 minutes, excepté tout à fait le bout de la queue de deux d’entre eux. Dans tous ces cas, aucun des vers n’avala de terre, autant qu’on put le voir. En général ils pénétrèrent dans le sol tout contre les parois du pot.

Dans l’expérience suivante, un pot fut rempli de sable ferrugineux très fin que l’on tassa, après l’avoir bien arrosé et rendu ainsi extrêmement compacte. Un ver de grande taille laissé à la surface ne réussit pas à y pénétrer en plusieurs heures, et il se passa 25 heures 40 minutes avant qu’il se fût complètement enfoui. Pour y arriver, il avala le sable, comme cela résultait de la grande quantité rejetée par l’ouverture, longtemps avant que le corps de l’animal eût entièrement disparu. Des déjections d’une nature semblable continuèrent à être déposées au dehors de la galerie pendant toute la journée suivante.

Certains écrivains ayant exprimé des doutes sur ce fait que les vers avalent de la terre dans le seul but de creuser leurs galeries, je citerai encore quelques autres observations. Une masse de sable rougeâtre, d’une épaisseur de 23 pouces, laissée sur le sol pendant environ deux ans, avait été percée en beaucoup de places par les vers ; et leurs déjections consistaient, en partie, en sable rougeâtre, et, en partie, en terre noire apportée de dessous la masse de sable. Ce sable avait été retiré d’une profondeur considérable et il était de nature si pauvre que les mauvaises herbes mêmes n’y poussaient pas. Il est par suite très improbable qu’il ait été avalé par les vers comme nourriture. De plus, dans un champ près de ma maison, souvent les déjections consistent en craie presque pure qui se trouve à une petite profondeur au-dessous de la surface ; et ici il est de même fort peu probable que la craie ait été avalée pour la quantité minime de matière organique qui aurait pu y filtrer du maigre pâturage qui la recouvre. Enfin je soumis à un lavage les déjections repoussées à travers le mortier durci et décomposé entre les carreaux dont avaient jadis été pavés les bas côtés de l’abbaye maintenant ruinée de Beaulieu, et il ne resta que les éléments les plus grossiers isolés. Ils consistaient en grains de quartz, de schiste micacé, d’autres roches, de briques ou de carreaux, beaucoup d’entre eux de 1/20 à 1/10 de pouce en diamètre. Personne n’ira supposer que ces grains aient été avalés comme nourriture, et pourtant ils formaient plus de la moitié des matières rejetées, car ils pesaient 19 grains, tandis que l’excrément tout entier pesait 33 grains. Toutes les fois qu’un ver fait une galerie d’une profondeur de quelques pieds dans un sol compacte qui n’a pas été remué, il faut qu’il se fasse un passage en avalant la terre ; car il est incroyable que le sol cède de tous les côtés à la pression du pharynx projeté en avant au-dedans du corps du ver.

Ce qui me paraît certain, c’est que les vers avalent plus de terre pour en extraire une matière nutritive quelconque, que pour faire leurs galeries. Mais cette ancienne croyance ayant été attaquée par une autorité scientifique telle que Claparède, je m’étendrai sur les témoignages qui parlent en sa faveur. A priori cette croyance n’a rien d’improbable, car à part d’autres annélides, spécialement l’Arenicola maritima, qui dépose une si grande quantité d’excréments sur les sables de nos côtes visités par la marée et qui, croit-on, vit de ce sable, il y a encore des animaux appartenant aux classes les plus différentes qui ne font pas de galeries, mais ont l’habitude d’avaler de grandes quantités de sable, notamment un mollusque, l’Onchidium et beaucoup d’Échinodermes[10].

Si la terre était avalée seulement quand les vers approfondissent leurs galeries ou en creusent de nouvelles, les déjections ne seraient qu’accidentelles ; mais, en bien des endroits, on peut voir chaque matin des déjections fraîches, et le poids de terre rejetée par la même galerie plusieurs jours de suite est considérable. Pourtant les vers ne creusent pas à une grande profondeur, sauf quand le temps est très sec ou qu’il fait un froid intense. Dans ma prairie, la terre végétale noire n’a qu’une épaisseur d’environ 5 pouces, et recouvre un sol argileux d’une couleur claire ou rougeâtre : maintenant quand les déjections sont le plus abondantes, il n’y en a qu’une petite proportion qui soient de couleur claire, et il est incroyable que les vers fassent tous les jours de nouvelles galeries dans la mince assise superficielle d’humus à couleur foncée, s’ils n’en retiraient pas quelque nourriture. J’ai observé un cas strictement analogue dans un champ près de ma maison où de l’argile d’un rouge éclatant se trouvait tout près de la surface du sol. De plus, dans une partie des plateaux près de Winchester, la couche de terre végétale surmontant la chaux s’est trouvée n’avoir que de 3 à 4 pouces d’épaisseur ; et les nombreuses déjections qui y étaient déposées étaient aussi noires que l’encre et ne faisaient pas effervescence avec les acides ; de sorte que les vers ont dû se borner à cette mince couche superficielle de terre végétale, dont des quantités considérables étaient avalées tous les jours. Dans un autre endroit pas loin de là, les déjections étaient blanches ; pourquoi les vers avaient-ils creusé leurs galeries dans la craie à certains endroits et pas dans les autres, c’est là une question à laquelle je ne puis répondre même par une conjecture.

J’avais laissé deux grands tas de feuilles pourrir sur mon terrain, et des mois entiers après qu’elles avaient été enlevées, la surface nue, sur plusieurs toises de diamètre, fut pendant plusieurs mois tellement encombrée de déjections que celles-ci formaient une couche presque continue ; et le grand nombre de vers qui y vivaient a dû subsister pendant tout ce temps de matières nutritives contenues dans la terre noire.

La couche la plus inférieure d’un autre tas de feuilles en décomposition mêlées à un peu de terre fut examinée à un fort grossissement ; et le nombre de spores différentes de forme et de longueur était extraordinairement grand ; celles qui sont écrasées dans le gésier des vers peuvent bien contribuer en grande partie à les nourrir. Toutes les fois que les déjections sont déposées en nombre maximum, il n’y a que peu ou point de feuilles introduites dans les galeries ; par exemple, le gazon, le long d’une haie, sur deux cents toises de longueur, fut observé tous les jours pendant plusieurs semaines de suite, et, chaque matin, il y avait une grande quantité de déjections fraîches ; mais pas une seule feuille ne fut introduite dans ces galeries. À en juger d’après leur couleur noire et la nature du sous-sol, ces déjections ne pouvaient pas venir de plus de 6 à 8 pouces de profondeur. De quoi auraient pu subsister les vers pendant tout ce temps, sinon des matières contenues dans la terre noire ? D’un autre côté, toutes les fois qu’un grand nombre de feuilles sont introduites dans les galeries, les vers paraissent se nourrir principalement de celles-ci, car il y a alors peu de terre rejetée à la surface. Peut-être cette différence dans la manière dont se comportent les vers à des époques différentes explique-t-elle un fait rapporté par Claparède, c’est que les feuilles triturées et la terre se trouvent toujours dans des parties différentes de leurs intestins.

Quelquefois les vers abondent dans des endroits où ils ne peuvent que rarement ou jamais se procurer des feuilles mortes ou vivantes ; sous le pavé de cours bien balayées, par exemple, dans lesquelles des feuilles ne sont emportées que par hasard par le vent. Mon fils Horace examina une maison qui s’était affaissée d’un côté, et là il trouva dans la cave, qui était extrêmement humide, un grand nombre de petites déjections de ver déposées entre les pierres dont était pavée la cave ; et dans ce cas, il n’est pas probable que les vers eussent jamais pu se procurer des feuilles.

Mais le meilleur exemple, que je sache, de vers subsistant, au moins pendant de longues périodes, seulement à l’aide des matières organiques contenues dans la terre, nous est fourni par quelques faits qui m’ont été communiqués par M. le docteur King. Près de Nice, des déjections de dimensions considérables se rencontrent en quantité extraordinaire, de sorte que souvent il s’en trouvait 5 à 6 dans l’espace d’un pied carré. Elles consistent en terre fine, de couleur pâle, contenant du calcaire ; et après avoir traversé le corps des vers et avoir séché, elles adhèrent avec une force considérable. J’ai lieu de croire que ces déjections ont été formées par une espèce de Perichæta, qui est venue de l’Orient et s’est naturalisés là[11]. Ces animaux construisent des espèces de tours (voir la fig. 2), dont le sommet est souvent un peu plus large que la base, et dont la





Fig. 2 — Déjection turriforme des environs de Nice, construite en terre, due probablement à une espèce de Perichæta : dessin de grandeur naturelle copié d’après une photographie.
hauteur dépasse quelquefois 3 pouces et atteint souvent

deux pouces et demi. La plus grande de celles mesurées avait 3,8 pouces de hauteur et 1 pouce de diamètre. Un mince passage cylindrique court de bas en haut au centre de chaque tour, et c’est par là que le ver monte pour rejeter la terre qu’il a avalée, et ajouter ainsi à la hauteur de l’édifice. Une construction de ce genre ne permettrait guère d’introduire facilement dans les galeries, des feuilles amenées du sol des environs ; et M. le Dr  King, qui y regarda avec soin, ne découvrit jamais un seul fragment de feuille introduite ainsi. Il ne put pas davantage découvrir la moindre trace de vers qui eussent descendu à la surface extérieure des tours à la recherche des feuilles ; et s’ils l’avaient fait, il en serait presque certainement resté des traces à la partie supérieure, pendant que la déjection était encore molle. Il ne s’ensuit pas, cependant, que ces vers ne traînent pas dans leurs galeries des feuilles pendant quelque autre saison de l’année, quand ils ne construisent pas leurs tours.

D’après les différents cas précédents, il est à peine possible de douter que les vers n’avalent la terre, non seulement pour creuser leurs galeries, mais pour se procurer de la nourriture. Cependant Hensen conclut de ses analyses d’humus que probablement les vers ne pourraient pas vivre de terre végétale ordinaire, bien qu’il admette qu’ils peuvent se nourrir jusqu’à un certain degré de terre végétale provenant de feuilles[12]. Or, nous avons vu que les vers dévorent avidement la viande crue, la graisse et les vers morts ; la terre végétale ordinaire ne peut guère manquer de contenir beaucoup d’œufs, de larves, et de petits êtres vivants ou morts, des spores de plantes cryptogames, et des micrococcus tels que ceux qui produisent le salpêtre. Ces divers organismes avec un peu de cellulose provenant de feuilles et des racines qui ne sont pas tout à fait décomposées suffisent à expliquer que les vers avalent de si grandes quantités de terre végétale. Cela vaudrait la peine de rappeler ici le fait que certaines espèces d’Utricularia, qui poussent dans les endroits humides des régions tropicales, possèdent des vésicules admirablement construites pour attraper de petits animaux sous le sol ; et ces trappes ne seraient pas développées, si beaucoup de petits animaux n’habitaient un tel sol.

Profondeur à laquelle pénètrent les vers ; construction de leurs galeries. — Bien que, d’ordinaire, les vers vivent près de la surface, ils creusent jusqu’à une profondeur considérable pendant une sécheresse ou un froid rigoureux longtemps prolongés. Les galeries s’étendent, dans la péninsule Scandinave, d’après Eisen, et en Écosse, d’après M. Lindsay Carnagie, jusqu’à une profondeur de 7 à 8 pieds ; de 6 à 8 pieds dans le nord de l’Allemagne, d’après Hoffmeister, mais Hensen dit de 3 à 6 pieds. Ce dernier observateur a vu des vers gelés à une profondeur de 1½ pied au-dessous de la surface. Je n’ai pas eu moi-même l’occasion de faire beaucoup d’observations à cet égard, mais j’ai souvent rencontré des vers à des profondeurs de 3 à 4 pieds. Dans un lit de sable fin recouvrant la craie et qui n’avait jamais été remué, un ver fut coupé en deux à 55 pouces d’épaisseur, et un autre fut trouvé en décembre au fond de sa galerie, à 61 pouces au-dessous de la surface. Enfin, dans de la terre près d’une vieille villa romaine qui n’avait pas été remuée depuis bien des siècles, on rencontra un ver à une épaisseur de 66 pouces ; et cela était au milieu du mois d’août.

Les galeries descendent perpendiculairement ou plus communément d’une façon un peu oblique. On dit que parfois elles se ramifient, mais autant que j’ai vu, cela n’arrive pas, excepté dans un sol qui vient d’être bêché ou près de la surface. Elles sont en général, ou à ce que je crois, d’une manière invariable, revêtues à l’intérieur d’une couche mince de terre fine, de couleur foncée, rejetée par les vers ; il faut donc qu’elles soient tout d’abord faites un peu plus larges que le maximum de leur diamètre. J’ai vu plusieurs galeries dans du sable qui n’avait pas été remué ; elles étaient garnies de ce revêtement à une profondeur de 4 pieds 6 pouces ; et d’autres galeries immédiatement sous le sol et ainsi revêtues se trouvaient dans de la terre récemment bêchée. Les parois des galeries nouvellement construites sont souvent ponctuées de petites boulettes globulaires de terre évacuées par l’animal, encore molles et visqueuses ; et celles-ci sont, paraît-il, éparpillées de tous côtés par le ver, à mesure qu’il remonte et descend sa galerie. Le revêtement ainsi formé devient très compacte et lisse, quand il est à peu près sec, et il s’adapte exactement au corps du ver. Les petites soies recourbées, qui font saillie en rangée des deux côtés du corps, ont ainsi d’excellents points d’appui ; et la galerie est bien disposée pour que l’animal puisse s’y mouvoir avec rapidité. Le revêtement paraît aussi renforcer les parois, et peut-être préserve-t-il le corps du ver d’être écorché. Je pense cela, parce que plusieurs galeries qui traversaient une couche de cendres de charbon passées au tamis, et semées sur de la tourbe jusqu’à une épaisseur d’un pouce et demi, avaient reçu un tel revêtement d’une épaisseur extraordinaire. Dans ce cas, à en juger d’après les déjections, les vers avaient refoulé les cendres de tous les côtés et n’en avaient pas avalé du tout. Dans un autre endroit, des galeries garnies d’un revêtement analogue, traversaient une couche de cendres grossières de charbon de 3 pouces et demi d’épaisseur. Nous voyons par là que les galeries ne sont pas de simples excavations, mais qu’on peut plutôt les comparer à des tunnels à revêtement de ciment.

Les ouvertures de la galerie sont en outre souvent garnies de feuilles ; et c’est là un instinct différent de celui qui leur en fait boucher les ouvertures, et il ne paraît pas avoir été noté jusqu’ici. On donna à des vers tenus confinés dans deux pots un grand nombre de feuilles du pin sauvage (Pinus sylvestris) ; quand, plusieurs semaines après, on examina la terre avec soin, on trouva la partie supérieure de trois galeries obliques entourée de feuilles de pin sur les longueurs respectives de 7, 4 et 3 ½ pouces, et avec cela des fragments d’autres feuilles qui avaient été données aux vers comme nourriture. Des perles en verre et des morceaux de tuile qui avaient été semés à la surface du sol, étaient enfoncés dans les interstices entre les feuilles de pin ; et ces interstices étaient plaqués de la même façon avec les déjections visqueuses déposées par les vers. L’édifice ainsi formé tenait si bien que je ne réussis à en détacher un qu’avec un peu de terre y adhérant. Il consistait en un étui cylindrique légèrement courbé, à l’intérieur duquel on pouvait voir par des trous dans les côtés et par chaque extrémité. Les feuilles de pin avaient toutes été introduites par leur base ; et les pointes aiguës des aiguilles avaient été pressées dans le revêtement de terre évacuée par les vers. Si cela n’avait pas été fait comme il faut, les pointes aiguës auraient empêché les vers de se réfugier dans leurs galeries ; et ces constructions auraient ressemblé aux trappes armées de pointes de fil de fer convergentes, qui laissent facilement pénétrer un animal, mais rendent sa sortie difficile ou impossible. L’habileté déployée par ces vers est digne d’être signalée et elle est d’autant plus remarquable que le pin sauvage n’est pas originaire de ce district.

Après avoir examiné ces galeries construites par des vers en captivité, je remarquai celles d’une plate-bande de fleurs auprès de pins sauvages. Elles avaient été toutes bouchées de la manière ordinaire avec les feuilles de cet arbre, et ces feuilles avaient été traînées à une profondeur de 1 pouce à 1 pouce et demi ; mais l’ouverture de beaucoup d’entre elles était garnie de même de ces feuilles, mêlées de fragments d’autres espèces de feuilles, entraînées à 4 ou 5 pouces de profondeur. Souvent, comme nous l’avons déjà indiqué, les vers restent longtemps à proximité de l’ouverture de leurs galeries, à cause de la chaleur, ce semble ; et les constructions en forme de panier constituées par les feuilles empêchent leur corps de se trouver immédiatement en contact avec la terre froide et humide. La surface des feuilles de pin ayant toujours été trouvée propre et presque polie, il est bien probable que les vers avaient l’habitude de reposer sur elles.

Les galeries qui pénètrent avant dans le sol sont terminées en général ou du moins souvent par un petit élargissement ou chambre. C’est là que, d’après Hoffmeister, un ou plusieurs vers passent l’hiver enroulés en pelote. M. Lindsay Carnagie m’a autrefois communiqué (en 1838) qu’il avait examiné un grand nombre de galeries de vers au-dessus d’une carrière de pierre en Écosse, où l’argile à galets et la terre végétale au-dessus venaient d’être déblayées et avaient laissé ainsi une petite falaise verticale. Dans plusieurs cas, la même galerie était un peu élargie en deux ou trois points l’un au-dessous de l’autre ; et toutes les galeries se terminaient par une chambre plus spacieuse, à une profondeur de 7 à 8 pieds de la surface. Ces chambres contenaient une grande quantité de petits morceaux tranchants de pierre et des cosses de graines de lin. Elles doivent avoir aussi contenu des graines vivantes, car au printemps suivant, M. Carnagie vit des pousses de graminées sortir de quelques-unes des chambres ouvertes. À Abinger, en Surrey, j’ai trouvé deux galeries terminées par des chambres analogues à une profondeur de 36 à 41 pouces, et elles étaient revêtues ou pavées de petits cailloux, à peu près de la grosseur de graines de moutarde ; dans l’une des chambres, il y avait un grain d’avoine en décomposition, avec son enveloppe. Hensen indique de même que le fond des galeries est garni de petites pierres ; là où les vers n’avaient point pu s’en procurer, ils s’étaient, semblait-il, servis de graines de poire ; jusqu’à quinze d’entre elles avaient été transportées dans une seule galerie, et l’une d’elles[13] avait germé. Nous voyons par là avec quelle facilité pourrait se tromper un botaniste qui, voulant apprendre combien de temps restent vivantes des graines enfouies à une grande profondeur dans le sol, aurait recueilli de la terre à une profondeur considérable, en supposant qu’elle ne pût contenir que des graines ayant été longtemps enfouies. Il est probable que les petites pierres aussi bien que les graines sont avalées pour passer de la surface au fond de la galerie ; car un nombre considérable de perles en verre, de morceaux de verre et de tuile ont certainement été transportés ainsi par des vers tenus dans des pots ; mais il se peut que quelques-uns de ces objets aient été transportés dans l’intérieur de la bouche. La seule conjecture que je puisse former sur la raison qui porte les vers à garnir leur quartier d’hiver de petites pierres et de graines, c’est qu’ils veulent empêcher leur corps replié étroitement sur lui-même, de venir en contact avec le sol froid environnant ; ce contact pourrait peut-être gêner leur respiration, qui s’effectue par la peau seulement.

Après avoir avalé de la terre, que ce soit pour creuser sa galerie ou pour s’en nourrir, le ver vient bientôt à la surface pour y vider son corps. La terre rejetée est intimement mêlée aux sécrétions de l’intestin, et est rendue par là visqueuse. Après s’être séchée, elle devient dure. J’ai observé des vers pendant l’acte de la défécation ; quand la terre était dans un état très fluide, elle était évacuée par petits jets, et quand elle n’était pas aussi liquide, par un lent mouvement péristaltique. Elle n’est pas rejetée indifféremment d’un côté quelconque, mais au contraire avec un certain soin d’abord d’un côté et ensuite de l’autre, la queue servant presque de truelle. Dès qu’un petit amas est formé, le ver évite, en apparence par raison de sûreté, de faire saillir sa queue au dehors, et la matière terreuse est comprimée de façon à traverser la masse molle précédemment déposée. L’ouverture d’une même galerie est employée dans ce but pendant une longue période de temps. Dans le cas des déjections turriformes (voir la fig. 2) des environs de Nice, et des tours analogues mais encore plus grandes provenant du Bengale (elles vont être décrites et figurées ci-après), la construction trahit un haut degré d’habileté. M. le Dr  King a observé que le passage remontant à l’intérieur de ces tours ne se trouvait guère jamais sur la même ligne que la galerie sous-jacente, de sorte qu’on ne pouvait point passer de la tour dans la galerie un mince objet cylindrique comme un brin d’herbe ; ce changement de direction sert probablement aussi en quelque façon pour protéger. Quand un ver vient à la surface pour rejeter de la terre, c’est la queue qui saillit au dehors, mais quand il amasse des feuilles, il faut que la tête vienne se montrer à l’extérieur. Les vers doivent donc pouvoir se retourner dans leurs galeries si exactement ajustées, et cela serait chose difficile, à ce qu’il nous paraît.

Les vers ne déposent pas toujours leurs déjections à la surface du sol. Quand ils trouvent une cavité quelconque, comme lorsque, par exemple, ils creusent dans de la terre nouvellement labourée, ou entre les tiges de plantes amassées sur des lignes, ils déposent leurs déjections dans ces endroits. De même encore, un creux quelconque au-dessous d’une grosse pierre gisant à la surface du sol se remplit bientôt de leurs excréments. D’après Hensen, ils se servent d’ordinaire d’anciennes galeries pour cela ; mais, dans les limites de mon expérience, ce n’était pas le cas, excepté pour celles près de la surface dans un sol récemment bêché. Je pense que Hensen a peut-être été induit en erreur par les parois de vieilles galeries qui s’étaient affaissées ou écroulées avec leur revêtement de terre noire ; car il en reste des cordons noirs et ils sautent aux yeux quand ils traversent un sol de couleur claire, et dans ce cas on serait tenté de les prendre pour des galeries comblées entièrement.

Il est certain qu’avec le temps les vieilles galeries s’écroulent ; car, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, la terre fine évacuée par les vers, éparpillée d’une manière uniforme, constituerait en bien des endroits au bout d’un an une assise de 1/5 de pouce d’épaisseur ; ainsi, de quelque façon que ce soit, cette quantité considérable n’est pas déposée à l’intérieur des vieilles galeries hors d’emploi. Si les galeries ne s’écroulaient pas, le sol entier serait d’abord tout criblé de trous jusqu’à une profondeur d’environ 10 pouces, et en cinquante ans il resterait un espace creux sans support, de 10 pouces de profondeur. Les trous laissés par la décomposition des racines de formation successive des arbres et des plantes doivent également s’affaisser avec le temps.

Les galeries des vers descendent verticalement ou un peu obliquement, et là où le sol est quelque peu argileux, on n’a pas de peine à croire que les parois s’écroulent ou glissent vers le dedans par un temps très humide. Mais quand le sol est sablonneux ou mêlé de très petites pierres, il n’est pas assez visqueux pour s’écrouler vers l’intérieur même par le temps le plus humide ; alors un autre agent peut entrer en scène. Quand il a beaucoup plu, le sol se gonfle, et comme il ne peut s’étendre latéralement, sa surface s’élève ; pendant la sécheresse elle s’affaisse de nouveau. Une grosse pierre plate avait, par exemple, été placée à la surface d’un champ ; elle s’affaissa de 3,33 mm. du 9 mai au 13 juin, pendant qu’il faisait sec, et du 7 au 19 septembre, elle s’éleva de 1,91 mm., il était tombé beaucoup de pluie dans la dernière partie de ce temps. Par la gelée et le dégel, les mouvements étaient deux fois aussi considérables. Ces observations ont été faites par mon fils Horace qui publiera par la suite un compte-rendu des mouvements de cette pierre pendant des saisons successivement humides et sèches, et des effets qu’a eus la circonstance que le sol était miné au-dessous par les vers. Maintenant, quand le sol gonfle, s’il est traversé de trous cylindriques, comme les galeries de vers, les parois de celles-ci tendent à céder et sont pressées vers l’intérieur ; par conséquent, dans les parties plus profondes (à supposer que le tout soit pénétré d’une même quantité d’humidité) en raison du poids plus considérable du sol placé au-dessus et qui doit être soulevé, ces parois céderont davantage que dans les parties voisines de la surface. Quand le sol sèche, les parois se retirent un peu et les galeries s’élargissent d’autant. Leur élargissement par la contraction latérale du sol ne sera pourtant pas favorisé, mais plutôt combattu par le poids du sol placé au-dessus.

Distribution des vers. — Les vers de terre se trouvent dans toutes les parties du monde, et quelques-uns de leurs genres ont une extension énorme[14]. Ils habitent les îles les plus isolées ; ils se trouvent en foule en Islande et on sait qu’ils existent dans les Indes Occidentales, à Ste-Hélène, à Madagascar, à la Nouvelle-Calédonie et à Tahiti. Dans les régions antarctiques, on a des vers de l’île de la Désolation décrits par Ray Lankester ; et moi-même j’en ai trouvé aux îles Falkland. Comment parviennent-ils en des îles aussi éloignées, c’est ce qu’on ignore absolument encore. L’eau salée les tue facilement, et il ne semble guère probable que de jeunes vers ou les capsules qui renferment leurs œufs puissent être transportés dans la terre adhérant aux pieds ou au bec des oiseaux terrestres. D’ailleurs l’île de la Désolation n’est maintenant habitée par aucun oiseau terrestre.

Dans cet ouvrage-ci nous nous occupons principalement de la terre rejetée par les vers, et j’ai rassemblé quelques faits à cet égard au sujet des pays éloignés. Les vers déposent une foule de déjections aux États-Unis. Au Vénézuéla, d’après ce que j’apprends de M. le Dr  Ernst de Caracas, des déjections, déposées probablement par des espèces d’Urochæta, sont communes dans les jardins et les champs, mais pas dans les forêts. Il ramassa 156 déjections dans la cour de sa maison, c’est-à-dire sur une surface de 200 toises carrées. Elles variaient en dimension de 1/2 centimètre cube à cinq centimètres cubes, et étaient en moyenne de trois centimètres cubes. Elles étaient par conséquent de petite taille, comparées à celles qu’on trouve souvent en Angleterre ; car six déjections de grande dimension d’un champ voisin de ma maison avaient en moyenne 16 centimètres cubes. Plusieurs espèces de vers de terre sont communes à Ste-Catherine dans le sud du Brésil, et Fritz Müller m’informe que « dans la plupart des forêts et des pays de pâturage, la totalité du sol, jusqu’à une profondeur d’un quart de mètre, a l’air d’avoir passé à plusieurs reprises par les intestins de vers de terre, là même où l’on voit à peine quelques déjections à la surface. » On trouve là une espèce gigantesque, mais très rare, dont les galeries sont parfois même de 2 centimètres ou à peu près 4/5 de pouce de diamètre, et ces galeries paraissent pénétrer à une grande profondeur dans le sol.

Dans le climat sec de la Nouvelle Galles du Sud, je ne m’attendais guère que les vers fussent communs ; mais M. le Dr  G. Krefft de Sidney, à qui je me suis adressé, m’affirme que, d’après les renseignements recueillis auprès de jardiniers et d’autres personnes, et d’après ses propres observations, leurs éjections y abondent. Il m’en a envoyé quelques-unes recueillies après une forte pluie ; elles consistaient en petites boulettes, d’environ 0,15 pouce de diamètre ; et la terre sablonneuse noircie dont elles étaient formées tenait encore avec beaucoup de force.

Feu M. John Scott, du Jardin botanique près de Calcutta, a fait pour moi nombre d’observations sur les vers qui vivent sous le climat chaud et humide du Bengale. Les déjections abondent presque partout, dans les fourrés comme en plein champ, et même davantage qu’en Angleterre, pense-t-il. Quand l’eau a quitté les champs de riz inondés, toute la surface est bientôt parsemée de déjections, fait qui surprit beaucoup M. Scott, car il ne savait pas combien les vers peuvent vivre longtemps sous l’eau. Ils donnent beaucoup de besogne dans le Jardin botanique, « car quelques-unes de nos plus belles pelouses ne peuvent, dit-il, être tenues tant soit peu en ordre qu’en les passant presque tous les jours au rouleau ; si on les laisse quelques jours de suite en repos, elles sont bientôt criblées d’éjections de grandes dimensions. » Ces dernières ressemblent fort à celles décrites comme abondant aux environs de Nice ; et elles sont probablement l’œuvre d’une espèce de Perichæta. Elles sont dressées comme des tours, avec un passage libre au centre.




Fig. 3. — Déjection turriforme, probablement due à une espèce de Perichæta, provenant du jardin botanique de Calcutta ; gravée en grandeur naturelle d’après une photographie.

La figure 3 donne une image de l’une de ces déjections d’après une photographie. La plus grande de ces déjections qui m’ait été envoyée, avait 3 pouces et demi de hauteur et 1,35 pouce de diamètre ; une autre n’avait que 3/4 de pouce de diamètre et une hauteur de 2 pouces 3/4. L’année suivante, M. Scott mesura quelques-unes des plus grandes ; l’une avait 6 pouces de hauteur et à peu près 1 ½ de diamètre ; deux autres avaient une hauteur de 5 pouces et respectivement l’une 2 pouces et l’autre un peu plus de 2 pouces ½ de diamètre. Le poids moyen des 22 éjections qui m’avaient été envoyées était de 35 grammes (1 once ¼) ; et l’une d’elles pesait 44,8 grammes (ou 2 onces). Ces éjections furent toutes déposées pendant une seule nuit ou en deux nuits de suite. Là où le sol est sec au Bengale, sous de grands arbres par exemple, on trouve en grand nombre des déjections d’une tout autre forme : elles consistent en petits corps ovales ou coniques, longs d’environ 1/20 à un peu plus d’1/10 de pouce. Il est évident qu’elles avaient été déposées par une espèce de vers différente.

La période pendant laquelle les vers des environs de Calcutta déploient une activité aussi extraordinaire ne dure qu’un peu plus de deux mois, et cela, pendant la saison froide après les pluies. À cette époque, on les trouve en général à environ 10 pouces au-dessous de la surface du sol. Pendant la saison chaude, ils creusent à une profondeur plus considérable et on les trouve alors enroulés sur eux-mêmes, et, semble-t-il, hivernant. M. Scott ne les a jamais vus à une profondeur de plus de 2 pieds et demi, mais on lui a dit en avoir trouvé à 4 pieds de profondeur. Dans les forêts, on peut trouver des déjections de fraîche date même pendant la saison chaude. Dans le Jardin botanique, pendant la saison froide et sèche, les vers, comme nos vers d’Angleterre, traînent des feuilles et de petits bâtons en grand nombre dans l’ouverture des galeries ; mais il est rare qu’ils agissent de la sorte pendant la saison pluvieuse.

M. Scott a vu des déjections de vers sur les hautes montagnes de Sikkim, dans le nord des Indes. Au Sud, M. le Dr  King a trouvé dans un endroit sur le plateau des monts Vilgiris, à une hauteur de 7,000 pieds, « bon nombre de déjections » qui sont intéressantes en raison de leur grande taille. Les vers qui les déposent se voient seulement pendant la saison humide, et ont, paraît-il, de 12 à 15 pouces de longueur, et un diamètre égal à celui du petit doigt. Ces déjections furent recueillies par M. le Dr  King après une période de 110 jours sans aucune pluie ; et elles doivent avoir été déposées pendant un vent nord-est ou plutôt encore pendant la mousson sud-ouest qui le précède ; car leur surface avait subi quelque désagrégation et elles étaient traversées par un grand nombre de racines fines. On voit ci-dessus le dessin (fig. 4) d’une de ces déjections qui semble avoir le mieux conservé sa grandeur et son apparence originaires. Bien qu’elles eussent perdu un peu par désagrégation, cinq des plus grandes de ces déjections pesaient chacune en moyenne 89,5 grammes (après avoir été bien séchées au soleil), c’est un peu plus de 3 onces ; et la plus grande pesait seule 123,14 grammes, ou 4 onces ⅓, c’est-à-dire plus d’un quart de livre ! Les circonvolutions les plus grandes avaient un peu plus d’un pouce de diamètre, mais elles s’étaient probablement un peu affaissées pendant qu’elles étaient encore molles, et leur diamètre s’était accru d’autant. Quelques-unes avaient tellement coulé




Fig. 4. — Déjection provenant des monts Nilgiri, dans le sud des Indes ; gravure de grandeur naturelle, d’après une photographie.


qu’elles semblaient maintenant une pile de gâteaux confluents presque plats. Elles étaient toutes formées de terre fine, de couleur assez claire, et d’une dureté et d’une compacité surprenantes, dues sans doute à la matière animale qui avait cimenté ensemble les parcelles de terre. Elles ne se désagrégèrent point, même par un séjour de plusieurs heures dans l’eau. Bien que déposées à la surface d’un sol de gravier, elles ne contenaient qu’extrêmement peu de morceaux de roc, dont le plus grand n’avait que 0,15 de pouce en diamètre.

M. le Dr  King a vu à Ceylan un ver d’environ 2 pieds de longueur et 1/2 pouce de diamètre ; et on lui a dit que c’était une espèce très commune pendant la saison humide. Il faut bien que les déjections que ces vers déposent soient au moins aussi grandes que celles des monts Nilgiri ; cependant M. le Dr  King n’en vit aucune pendant sa courte excursion à Ceylan. Mais les faits que nous avons donnés suffisent maintenant pour montrer que les vers font beaucoup d’ouvrage en portant de la terre fine à la surface du sol dans la plupart des régions du globe ou dans toutes, et cela sous les climats les plus différents.



  1. Claparède remarque Zeitschrift für wissenschaftl. Zool. Vol. 19, 1869, p. 602, que le pharynx paraît par sa structure bien adapté à la succion.
  2. Son observation est rapportée dans le Gardeners Chronicle, 28 mars, 1868, p. 324.
  3. London’s Gard. Mag. XVII, ainsi qu’il est mentionné dans le Catalogue of the British Museum. Worms, 1865, p. 327.
  4. Familie der Regenwürmer, p. 19.
  5. Dans ces triangles étroits, l’angle du sommet est de 90° 84’, et les angles de la base sont de 85° 13’. Dans les triangles plus larges, l’angle du sommet est de 19° 10’, tandis que ceux de la base sont de 80° 25’.
  6. Voir son intéressant ouvrage intitulé : Souvenirs entomologiques, 1879, p. 168-177.
  7. Möbius, die Bewegungen der Thiere. etc. (Mouvements des animaux, etc.) 1873. p. 111.
  8. Annals and Mag. of Natural History, série II, vol. IX, 1852. p. 833.
  9. Archives de Zoolog. expér. tome III, 1874, p. 605.
  10. Je donne cette indication sur la foi de Semper : Reisen im Archipel der Philippinen. (Voyages à l’archipel des Philippines), 2e  partie, 1877, p. 80.
  11. M. le Dr  King me donna des vers recueillis près de Nice et qui, croit-il, avaient construit ces déjections. Je les envoyai à M. Perrier qui eut la bonté de me les déterminer : c’étaient des Perichæta affinis, originaires de la Cochinchine et des Philippines ; des P. Luzonica, originaires de Luçon dans les Philippines ; et des P. Houlleti, qui vivent près de Calcutta. M. Perrier m’informe que des espèces de Perichæta ont été naturalisées dans les jardins près de Montpellier et à Alger. Avant d’avoir aucune raison de soupçonner que les déjections turriformes de Nice eussent été formées par des vers étrangers au pays, j’avais été fort surpris de voir combien elles ressemblaient à des déjections qui m’avaient été envoyées des environs de Calcutta, où, comme on sait, des espèces de Perichæta se trouvent en abondance.
  12. Zeitschrift für wissenschaft. Zoolog. Vol. XXVIII. 1877, p. 364.
  13. Zeitschrift für wissenschaft. Zoolog. Vol. XXVIII, 1877, p. 356.
  14. Perrier, Archives de Zoolog. expér. tome 3, p. 378, 1874.