Rabelais (Anatole France)/Troisième livre

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Calmann-Lévy (p. 133-156).

TROISIÈME LIVRE



Lorsque s’ouvre le troisième livre et que l’auteur poursuit, après une longue interruption, le récit des hauts faits du bon Pantagruel, nous voyons le fils de Gargantua organiser le pays qu’il vient de conquérir. Il transporte une colonie d’Utopiens en Dipsodie et assigne à Panurge pour seigneurie la terre de Salmigondin. Mais Panurge gouverne si mal ses affaires qu’en peu de temps il est couvert de dettes, et ne s’en tourmente guère. Comme dit Fantasio : « Quand on a des dettes et qu’on ne les paye pas, c’est comme si on n’en avait pas. » Panurge qui a beaucoup plus d’esprit que Fantasio ne se contente pas de supporter aisément sa condition de débiteur, il l’exalte, et la glorifie, et, sur la considération de sa dette, il établit non seulement une théorie du crédit public, mais toute une philosophie de l’homme et de la nature.

« Les dettes, dit-il, sont comme le lien des cieux et de la terre et le lien des hommes entre eux. Imaginez un monde où les êtres ne se devraient rien, ne se donneraient rien. Là, entre les astres ne sera cours régulier quelconque ; tous seront en désarroi… La lune restera sanglante et ténébreuse. À quel propos lui départirait le soleil sa lumière ? Il n’y était en rien tenu… En ce monde déréglé, rien ne prêtant, rien n’empruntant, vous verrez une conspiration plus pernicieuse que n’a figuré Ésope en son apologue… L’âme tout indignée prendra sa course à tous les diables… Au contraire, imaginez-vous un monde auquel chacun prête, chacun doive… Quelle harmonie sera parmi les mouvements réguliers des cieux ! Quelle sympathie entre les éléments ! Comme nature se délectera en ses œuvres et productions, Cérès chargée de blés, Bacchus de vins, Flore de fleurs, Pomone de fruits. Entre les humains paix, amour, dilection, fidélité, repos, banquets, festins, joie, liesse… »

Pantagruel ne se laisse pas convaincre par ces beaux discours. « Prêchez et patrocinez d’ici à la Pentecôte, répondit-il à Panurge, vous serez ébahi comme vous ne m’aurez rien persuadé… Je me charge de payer vos dettes ; seulement n’en faites plus dorénavant. »

Pantagruel est un roi libéral et magnifique, mais ennemi des folles prodigalités.

Panurge, délivré de ses dettes, et voyant fuir sa jeunesse, songea à se marier, et consulta à ce sujet son maître Pantagruel, ne voulant agir que sur son avis.

— J’en suis d’avis, répondit Pantagruel, et vous le conseille.

— Mais, si vous croyez que le meilleur soit de demeurer comme je suis, j’aimerais mieux ne me point marier.

— Ne vous mariez donc point.

— Voire, mais voudriez-vous que je demeurasse ainsi seulet toute ma vie, sans compagnie conjugale ? Vous savez qu’il est écrit : Væ soli. L’homme seul n’a jamais tel contentement qu’on voit entre gens mariés.

— Mariez-vous donc, de par Dieu !

— Mais si ma femme me faisait… Vous savez qu’il en est grande année.

— Ne vous mariez donc pas, car la sentence de Sénèque est véritable et ne souffre point d’exception : Ce qu’à autrui tu auras fait, sois certain qu’autrui te le fera.

— Voire, mais puisque je ne puis pas plus me passer de femme qu’un aveugle d’un bâton, n’est-ce pas le mieux que je m’associe quelque honnête et prude femme ?

— Mariez-vous donc !

— Mais, si Dieu voulait que ma femme me battît, je serais plus patient que Job si je n’enrageais tout vif.

— Ne vous mariez donc point.

— Mais, seul et non marié, personne ne se soucie de moi et ne me porte un amour tel qu’on dit être l’amour conjugal. Et, si, par aventure, je tombais malade, je serais traité à rebours. Le sage dit : « Là où n’est femme, j’entends mère de famille et en mariage légitime, le malade est en grand danger… »

— Mariez-vous donc, de par Dieu !

— Mais si, étant malade et impotent, ma femme, non seulement ne me secourait pas au besoin, mais encore se moquait de ma calamité, et, qui pis est, me volait, comme j’ai vu souvent advenir ?

— Ne vous mariez donc pas.

— Voire, mais je n’aurais jamais autrement des fils et des filles légitimes, qui allassent perpétuer mon nom, auxquels je laisse mon héritage et avec lesquels je me puisse égayer, comme je vois journellement votre bon père faire avec vous.

— Mariez-vous donc, de par Dieu !

Plaisante consultation, dont on trouve déjà l’idée dans la littérature du moyen âge et que Molière a imitée dans son Mariage forcé. Peut-on mieux dire que ce sage Pantagruel ? Il y a de bons mariages, il y en a de mauvais. Dès lors, quel conseil donner ?

— Consultons, dit Pantagruel, les sorts virgiliens et homériques.

Cela consiste, nous avons déjà eu occasion de le voir, à enfoncer trois fois une épingle dans un volume d’Homère ou de Virgile et à tenir pour un oracle les vers marqués par la pointe. Panurge a recours à cette sorte de divination. Malheureusement, il ne put rien tirer de clair des vers ainsi désignés. Pantagruel lui conseilla d’user de la divination par les songes.

— L’âme dans le sommeil, dit ce bon roi, s’ébat et revoit sa patrie qui est le ciel. Là elle reçoit participation insigne de sa première et divine origine et, en contemplation de cette sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part, à laquelle rien n’arrive, rien ne passe, rien ne déchet, pour qui tous les temps sont présents, l’âme note non seulement les choses qui se sont passées dans les mouvements inférieurs, mais aussi les choses futures, et, les rapportant à son corps et les faisant connaître par les sens et organes du corps, auxquels elle les a communiquées, elle est appelée vaticinatrice et prophète.

Cette fameuse définition de Dieu, qui a cela de remarquable qu’elle définit parfaitement le non-être et l’absence absolue de Dieu, se retrouve, ai-je besoin de vous le dire, dans Pascal. Pour en chercher l’auteur, il faudrait remonter aux philosophes alexandrins, et peut-être même aux empiriques grecs. Ce serait un peu long. Ne quittons point Panurge.

Il eut recours à la divination par les songes et rêva qu’il était marié, que sa femme lui faisait mille caresses et lui attachait au front une jolie petite paire de cornes. Il rêva encore qu’il était changé en tambourin et sa femme en chouette. Ce songe ne parut pas susceptible d’une explication évidente et plausible.

Pantagruel proposa de consulter la sibylle de Panzoust, et le bon roi se mit aussitôt en route avec Épistémon et Panurge. En trois jours, ils furent transportés d’Utopie dans le Chinonais. Comment cela ? Ne taisons pas la vérité quand elle est bonne à dire. La vérité, c’est que Rabelais avait oublié que son Pantagruel se trouvait en Utopie, au nord de la Chine, ou dans quelque contrée approchante. Cela lui était sorti de la tête. Délicieux oubli, sommeil plus doux que celui du vieil Homère. Cervantès fait chevaucher Sancho sur son âne qu’il a perdu et qu’il cherche en pleurant. Rabelais ne sait plus sur quel continent il a laissé ses personnages. Ô distractions adorables, ô ravissantes étourderies du génie ! Est-ce que votre très savant et très distingué bibliothécaire, M. Paul Groussac, avec son grand sens littéraire et sa haute autorité, n’a pas déjà parlé des sympathiques étourderies de l’auteur du Don Quichotte ?

Voilà donc nos amis à Panzoust près Chinon. C’est tant mieux ! Bien plus que les prodiges d’Utopie, me plaît la douceur tourangelle.

À la croupe d’une montagne, sous un grand et ample châtaignier, leur fut montrée la maison de la sibylle. Ils y entrèrent et trouvèrent, au coin de la cheminée, la vieille mal vêtue, édentée, chassieuse, courbassée, roupieuse, qui faisait un potage de choux verts, avec une couenne de lard jaune et un vieux savorados. Un vieux savorados, si vous voulez le savoir, est un os creux, un os à moelle qu’on met dans le potage pour lui donner du goût. Afin d’épargner la dépense, on le fait servir plusieurs fois, mais, vieux, il a moins de goût qu’en sa fraîche et savoureuse nouveauté. C’est signe que, comme les sorcières de Thessalie qui arrêtaient le cours de la lune, comme les sorcières qui, sur la bruyère, prédirent à Macbeth la couronne d’Écosse, comme les tireuses de cartes qui vivent dans des mansardes, comme les somnambules qui suivent les foires en roulotte, comme toutes ses pareilles depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, la vieille de Panzoust soutient péniblement sa misérable vie, et l’on pourrait s’étonner que des créatures qui s’attribuent de si grandes facultés en tirent de si maigres profits. La sibylle chinonaise resta quelque temps en silence, pensive et rechignant des dents, puis elle s’assit sur le fond d’un boisseau, prit ses fuseaux et ses dévidoirs et mit son tablier sur la tête…

Y songez-vous, que Rabelais, à Rome, avait vu, dans la Sixtine, les sibylles de Michel-Ange nouvellement découvertes ? La Cumane est plus fière et la Delphique plus noble ; mais celle de Panzoust est plus pittoresque. Ses gestes et ses paroles effrayèrent Panurge qui la prit pour une démoniaque invocatrice de diables, et il ne pensa plus qu’à se sauver. Car il avait peur des diables, surtout parce que les diables attiraient les théologiens, qui lui inspiraient un raisonnable effroi. Finalement, la sibylle traça son oracle sur huit feuilles de sycomore qu’elle jeta au vent. Panurge et ses compagnons s’essoufflèrent à les rattraper. Malheureusement, ces vers étaient obscurs et susceptibles d’interprétations diverses. Pantagruel y vit que Panurge serait trompé et battu par sa femme. Panurge qui ne voulait être ni trompé ni battu n’y trouva naturellement rien de semblable. Cela est humain. Nous donnons volontiers aux choses un sens qui nous flatte. Enfin, comme le dit Pantagruel, ce qu’il y avait de plus clair, c’est que l’oracle n’était pas clair. Le bon géant fut d’avis de consulter un muet, les oracles par gestes et par signes étant, dit-on, les plus véritables. Un muet, qu’on appela, fit des signes ; mais il fut impossible de les comprendre. Pantagruel proposa alors d’interroger un homme vieux, décrépit, près de sa fin. Le sage prince prêtait en effet aux mourants un esprit sibyllin. « Les anges, disait-il, les héros, les bons démons (selon la doctrine platonicienne) voyant les humains proches de la mort, hors des troubles et sollicitations terrestres, les saluent, les consolent, parlent avec eux et déjà commencent à leur communiquer l’art de divination. »

Pantagruel exprime ici sa croyance avec gravité, et il semble que Rabelais lui-même ne soit pas éloigné de la partager, car il allègue d’un ton dont on ne peut nier le sérieux et l’émotion l’exemple de Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, qu’il vit mourir à Saint-Symphorien, ainsi que nous l’avons raconté. Guillaume du Bellay, dit Rabelais, employa les trois ou quatre heures avant son décès en paroles vigoureuses, en sens tranquille et serein, nous prédisant ce qui, pour une part, s’est accompli depuis lors.

Pantagruel, Épistémon, Panurge et Frère Jean des Entommeures, que nous avions un peu oublié, se rendirent donc au logis du vieux poète français Raminagrobis, et trouvèrent le bon vieillard en agonie, avec maintien joyeux, face ouverte et regard lumineux.

Panurge le requit d’exposer son jugement sur le doute du mariage. Raminagrobis se fit apporter de l’encre et du papier et écrivit un petit poème, qui commence ainsi :

Prenez-la, ne la prenez pas.
Si vous la prenez, c’est bien fait.
Si ne la prenez en effet,
Ce sera œuvré par compas.


« Par compas », c’est-à-dire sur mesure et très exactement. Comme ces vers se retrouvent dans les œuvres de Guillaume Crétin, on a quelque raison de reconnaître ce vieux poète en Raminagrobis.

Le mourant donna à Panurge et à sa compagnie les vers qu’il venait de composer, et leur dit :

— Allez, enfants, en la garde du grand Dieu des cieux et ne m’inquiétez plus de cette affaire ni d’autre qui soit. Ce jourd’hui, qui est le dernier et de mai et de moi (on prononçait : de et de  ; c’est un jeu de mots), j’ai hors de ma maison, à grande fatigue et difficulté, chassé un tas de vilaines, immondes et pestilentes bêtes, noires, bigarrées, fauves, blanches, cendrées, grivolées, qui ne voulaient me laisser à mon aise mourir, et par perfides piqûres, griffures harpiaques, importunités freloniques, toutes forgées à l’officine de je ne sais quelle insatiabilité, m’arrachaient des doux pensements auxquels je me livrais, contemplant, voyant et déjà touchant et goûtant le bien et félicité que le Bon Dieu a préparé à ses fidèles et élus en l’autre vie et état d’immortalité.

Qui étaient ces vilaines bêtes qui assiégeaient le lit du mourant ? Panurge scandalisé les reconnut sans hésitation pour les moines de toutes robes, cordeliers, jacobins et autres religieux mendiants. Il y en avait quatre ordres, gris et bruns, dont on a fait les quatre mendiants, raisins secs, figues sèches, amandes et noisettes, que l’hiver on sert en France au dessert.

— Mais que lui ont fait, s’écria en sortant le chercheur d’oracles, que lui ont fait ces pauvres diables de capucins et de minimes ? Ne sont-ils assez malheureux, les pauvres diables ? Ne sont-ils assez enfumés et parfumés de misère et calamité, les pauvres hères, dont la substance n’est que poisson ?… Il s’en va, par Dieu, damné comme un serpent, à trente mille hottées de diables. Médire de ces bons et vaillants piliers d’église ! (J’ai bien peur que, dans la pensée de notre auteur, il ne faille prononcer pilleurs d’église.) Il a grièvement péché. Son âne (pour son âme ; c’est une faute d’impression, sans doute, mais elle a l’air d’être faite exprès), son âne s’en va à trente mille pannerées de diables.

Propos malsonnants sur l’immortalité de l’âme. Voilà en cette année 1546 de quoi faire brûler le livre avec l’auteur. Cette année-là, Étienne Dolet fut brûlé et étranglé sur la place Maubert à Paris, pour moins, pour trois mots traduits de Platon. Mais c’était un homme grave. Les plaisanteries de Rabelais ne tiraient pas à conséquence. Il pouvait tout dire. Et, en dépit de ce mauvais jeu de mots, je pense qu’il croyait à l’immortalité de l’âme, je pense qu’il y croyait au moins cinq jours sur sept, ce qui est beaucoup.

Panurge a enfilé l’escalier. Pour rien au monde, il ne retournerait au chevet du vieux poète mourant. Il a trop peur des farfadets. Rabelais, autant que Panurge, a peur des farfadets. Il les craint et les brave ; il les brave en les craignant ; il les craint en les bravant. Avant de dire son mot, il fait le fou. Il enveloppe ses audaces dans des bouffonneries. Il amasse dans son texte toutes les obscurités, comme la nymphe surprise au bain trouble l’eau de la fontaine.

Panurge consulte ensuite sur le sujet qui lui tient au cœur un astrologue nommé Her Trippa, que, à cause de la ressemblance des noms, on identifie à Corneille Agrippa, astrologue et médecin, auteur d’un traité sur l’incertitude et la vanité des sciences. Her Trippa lui prédit que sa femme le trompera. Consultation savante ; tous les modes de divination y sont énumérés ; les noms succèdent aux noms interminablement ; on s’y noie et Panurge ne se pardonne pas d’avoir perdu son temps dans la tanière de ce diable enjuponné. Sur le conseil de Frère Jean, il écoute ce que disent les cloches. Mais il n’arrive pas à savoir si elles disent : Marie-toi, marie-toi, marie-toi, ou : Marie point, marie point, marie point.

Toute divination ayant été éprouvée vaine et décevante, le noble Pantagruel appela un théologien, un médecin, un légiste et un philosophe, pour mettre un terme aux perplexités de Panurge.

Le théologien, Père Hippothadée, consulté le premier, parla fort bien. À cette demande de Panurge : « Serai-je trompé ? » il répondit : « Nenni, mon ami, s’il plaît à Dieu. » D’où Panurge conclut : « Je le serai donc, s’il plaît à Dieu. » Là-dessus, pour l’éclairer, le bon Père lui décrit l’épouse qu’il doit prendre : issue de gens de bien, instruite en vertus et honnêteté, aimant et craignant Dieu.

— Vous voulez, dit Panurge, que j’épouse la femme forte décrite par Salomon. Elle est morte… Grand merci toutefois, mon père !

Quant au médecin Rondibilis, grand explorateur des secrets naturels, il déclara net que la disgrâce tant redoutée à l’avance par Panurge était naturellement des apanages du mariage ; il compara les femmes à la lune et leur reprocha leur hypocrisie : « Quand je dis femme, je dis un sexe tant fragile, tant variable, tant muable, tant inconstant et imparfait (c’est Rondibilis qui parle) que nature me semble, parlant en tout honneur et révérence, s’être écartée de ce bon sens, par lequel elle avait créé et formé toutes choses, quand elle a bâti la femme. Et, y ayant pensé cent et cinq cents fois, je ne sais qu’en penser, sinon que, forgeant la femme, elle a eu égard à la sociale délectation de l’homme et à la perpétuité de l’espèce humaine plus qu’à la perfection de l’individuale muliébrité. Platon ne sait en quel rang il les doit colloquer ou des animaux raisonnables ou des bêtes. »

À ce propos, Ponocrates fait un conte qu’on faisait déjà avant Rabelais et qu’on a refait après, et que vous connaissez sans doute. Le voici :

Le pape Jean XXII passant un jour par le couvent de Fontevrault fut prié par l’abbesse et par les dames de les autoriser à se confesser les unes aux autres, alléguant qu’il y a certains péchés que les religieuses ne peuvent découvrir à un homme sans une insupportable honte.

— Nous nous les dirons plus volontiers les unes aux autres.

— Je vous accorderais de bon cœur ce que vous me demandez là, répondit le pape. Mais j’y vois un inconvénient. C’est que la confession ne doit pas être divulguée, et que, vous autres femmes, vous auriez grand’peine à en garder le secret.

— Nous le garderons très bien, répondirent-elles, et mieux que ne font les hommes.

Avant de les quitter, le Saint-Père leur donna en garde une boîte dans laquelle il avait fait mettre une linotte, et il les pria de la serrer en quelque lieu sûr et secret, leur promettant, foi de Pape, de leur accorder ce qu’elles demandaient, si elles gardaient la boîte bien cachée, et leur faisant défense rigoureuse de l’ouvrir sous peine de censure ecclésiastique et d’excommunication éternelle. Cette défense ne fut pas plus tôt faite, qu’elles grillèrent de voir ce qu’il y avait dans la boîte, et il leur tardait que le pape fût dehors pour contenter leur envie. Leur ayant donné sa bénédiction, il se retira. Il n’avait pas fait trois pas hors de l’abbaye, que les bonnes dames accoururent en grande presse pour ouvrir la boîte défendue et voir ce qu’il y avait dedans. Le lendemain, le pape leur fit visite et elles s’attendaient à ce qu’il leur délivrât la permission écrite de se confesser les unes aux autres. Avant de traiter cette affaire, il se fit apporter la boîte. On la lui remit, mais le petit oiseau n’y était plus. Le pape leur représenta alors qu’elles auraient trop de peine à garder le secret de la confession puisqu’elles avaient gardé si peu de temps le secret de la boîte.

Grécourt, ayant mis ce conte en jolis vers, y ajouta un trait assez malin. Dans sa version, quand le pape, trouvant la boîte vide, refusa aux religieuses la permission de se substituer à leurs confesseurs :

Tant mieux, reprit tout bas une nonnain,

Je n’étais pas pour la métamorphose.

Un confesseur est toujours quelque chose.

Le philosophe Trouillogan est consulté à son tour.

— Or çà, de par Dieu, me dois-je marier ? demanda Panurge.

— Il y a de l’apparence.

— Et si je ne me marie point ?

— Je n’y vois inconvénient aucun.

— Vous n’y en voyez point ?

— Nul, ou la vue me déçoit.

— J’en trouve plus de cinq cents.

— Comptez-les.

— Je dis improprement parlant, et prenant nombre certain pour incertain, c’est-à-dire beaucoup… Je ne peux me passer de femme, de par tous les diables… Donc me marierai-je ?

— Par aventure.

— M’en trouverai-je bien ?

— Selon la rencontre.

— Si je rencontre bien, comme j’espère, serai-je heureux ?

— Assez.

— Et si je rencontre mal ?

— Je m’en excuse.

— Mais conseillez-moi, de grâce. Que dois-je faire ?

— Ce que vous voudrez.

— Tarabin tarabas.

Panurge s’impatiente, mais il ne cesse d’interroger.

— Me marierai-je ? Si je ne me marie point, je ne serai jamais trompé.

— J’y pensais.

— Et, si je suis marié, je serai trompé ?

— On le dirait.

— Si ma femme est sage et chaste, je ne serai jamais trompé ?

— Vous me semblez parler correctement.

— Sera-t-elle sage et chaste ? Reste seulement ce point.

— J’en doute.

— Vous ne l’avez jamais vue ?

— Que je sache.

— Pourquoi donc doutez-vous d’une personne que vous ne connaissez pas ?

— Pour cause.

— Et si vous la connaissiez ?

— J’en douterais encore plus.

À ce coup, Panurge se met très en colère. Il appelle son page :

— Page, mon mignon, prends mon bonnet et va dans la basse-cour jurer une petite demi-heure pour moi. Je jurerai pour toi quand tu voudras.

Molière, grand Rabelaisien, a mis cette scène dans son Mariage Forcé. — Sganarelle. J’ai envie de me marier. — Marphurius. Je n’en sais rien. — Je vous le dis. — Il se peut faire. — La fille que je veux prendre est fort jeune et fort belle. — Il n’est pas impossible. — Ferai-je bien ou mal de l’épouser ? — L’un ou l’autre. — J’ai une grande inclination pour la fille. — Cela peut être. — Le père me l’a accordée. — Il se pourrait. — Mais, en l’épousant, je crains d’être trompé. — La chose est faisable. — Mais que feriez-vous si vous étiez à ma place ? — Je ne sais. — Que me conseillez-vous de faire ? — Ce qu’il vous plaira.

Le juge Bridoye (il serait pardonnable que vous l’eussiez oublié), le juge Bridoye avait été appelé en consultation, mais il n’avait pu venir. Il avait dû se rendre en toute hâte à Myrelingues où il était cité devant le Parlement pour répondre d’une sentence par lui rendue. Pantagruel, curieux de suivre cette affaire, se transporta à Myrelingues avec ses familiers, Panurge, Épistémon, Frère Jean et les autres.

Quand ils entrèrent dans la salle du Parlement, le président Trinquamelle demandait à Bridoye comment il avait pu rendre une certaine sentence qui ne semblait nullement équitable.

Pour toute raison et pour toute excuse, Bridoye répondit qu’il était devenu vieux, qu’il n’avait plus la vue aussi bonne qu’autrefois, qu’il ne reconnaissait pas les points des dés aussi distinctement que par le passé, et que, dans la sentence du procès dont il était question, il aurait pris un quatre pour un cinq. En quoi il n’était pas répréhensible, les infirmités naturelles ne devant point être imputées à crime.

— De quels dés voulez-vous parler, mon ami ? demanda le président Trinquamelle.

— Les dés des jugements, dont vous autres, messieurs, vous usez ordinairement en votre cour souveraine. Ainsi font tous les autres juges pour juger les procès.

— Comment faites-vous, mon ami ?

— Je fais comme vous autres, messieurs, conformément à l’usage judiciaire. Ayant bien vu, revu, lu, relu, paperassé et feuilleté les pièces, requêtes, enquêtes, répliques, dupliques, tripliques, etc., etc., comme doit faire le bon juge, je pose sur le bout de la table, en mon cabinet, tous les sacs du défendeur (ils mettaient dans des sacs les pièces dont on fait aujourd’hui des dossiers), tous les sacs du défendeur et lui livre chance. Cela fait, je pose les sacs du demandeur sur l’autre bout et je lui livre chance pareillement.

Et Bridoye expose qu’il jette alors les dés. Il en a de petits pour les causes ardues, et de gros, bien beaux et harmonieux, pour les causes plus liquides. Il rend la sentence selon le sort des dés, et ne doute point qu’en procédant ainsi il ne se conforme à l’usage constant de la magistrature.

— Voire, mais, mon ami, lui demande le président Trinquamelle, puisque vous faites vos jugements en jetant les dés, pourquoi ne consultez-vous pas le sort dès le moment où les parties comparaissent devant vous, sans autre délai ? À quoi vous servent les écritures et autres procédures contenues dans les sacs ?

— À trois choses, répond Bridoye. Premièrement, pour la forme, sans laquelle un arrêt n’est point valable. Secondement, comme exercice honnête et salutaire. Troisièmement, comme vous autres, messieurs, je considère que le temps mûrit toutes choses ; par le temps, toutes choses viennent en évidence : le temps est père de vérité.

Et Bridoye conte à ce propos l’histoire de Perrin Dandin, qui était tout autre chose que le Perrin Dandin des Plaideurs. Le Perrin Dandin de Bridoye n’était pas juge ; c’était un vieux cultivateur poitevin, connu à trente lieues à la ronde comme appointeur, c’est-à-dire conciliateur de procès. On ne tuait pourceau en tout le voisinage, dont il n’eût des abatis et des boudins. Il était tous les jours de banquet, et il ne mettait jamais les plaideurs d’accord sans les faire boire. Enfin, il terminait à lui seul plus de procès qu’il ne s’en vidait dans tous le palais de justice de Poitiers.

Or, son fils Tenot Dandin voulut se mêler aussi de concilier les plaideurs ; mais il n’y réussissait point et ne parvenait pas même à terminer le plus petit différend ; au contraire, il irritait et aigrissait davantage les plaideurs qu’il voulait adoucir et calmer. Il se plaignit un jour à son père de son mauvais succès. Perrin Dandin lui en révéla la raison :

— Tu n’appointes jamais les différends, lui dit le vieillard. Pourquoi ? Tu les prends dès le commencement, étant encore verts et crus. Je les appointe tous. Pourquoi ? Je les prends sur leur fin, bien mûrs et digérés, quand mes plaideurs ont la bourse vide. À ce moment, je me trouve à propos comme du lard dans des pois.

— C’est pourquoi, conclut Bridoye, je temporise, attendant la maturité du procès.

Bridoye ayant achevé de prononcer sa défense, la cour lui ordonna de se retirer et s’en remit à Pantagruel du soin de prononcer une sentence. Le sage prince, considérant que, dans le nombre incalculable des arrêts rendus par Bridoye, un seul avait paru mal fondé, estima qu’il n’y avait pas lieu de sévir.

Voilà un des meilleurs contes de Rabelais, un des meilleurs qui aient été jamais contés en aucun temps et en aucun pays, même dans le pays de La Fontaine et dans le pays de Quevedo.

L’auteur du Barbier de Séville a pris Bridoye à notre auteur et il en a fait Bridoison. Bridoison est stupide. Bridoye était naïf et nous apprenons de lui une grande vérité. Méditons-la, et ne l’oublions jamais. Que les arrêts de la justice soient fondés en droit ou qu’ils soient motivés par le sort des dés, ils n’en valent ni plus ni moins. Voilà la conclusion précieuse de cette histoire. Elle a été écrite par le fils d’un homme de loi. Rabelais, nous le savons aujourd’hui, a été bercé dans les sacs des plaideurs et nourri dans la chicane.

Toujours en souci matrimonial, Panurge interroge un fou, Triboulet. En effet, la vérité sort parfois de la bouche des simples. Mais Triboulet, tout fou qu’il était, ne parla pas plus clairement que les docteurs et les maîtres, et ce dernier espoir fut déçu comme les autres. C’est par Triboulet que finit la grande consultation. Panurge décide qu’il ira interroger l’oracle de la Dive Bouteille.

— Je sais, dit-il à Pantagruel, je sais un homme prudent, un mien ami, qui connaît le lieu, le pays et la contrée en laquelle est l’oracle et son temple. Il nous y mènera sûrement. Allons-y ensemble ; je vous supplie de m’y conduire. Je vous ai de longtemps connu amateur de voyages, désirant toujours voir et toujours apprendre. Nous verrons des choses admirables.

Pantagruel consentit à conduire Panurge à l’oracle de la Dive Bouteille, non sans en avoir demandé d’abord la permission au roi Gargantua son père, revenu, je ne sais comment, du royaume des fées. Et ce fils respectueux protesta en même temps qu’il ne se marierait jamais sans le consentement paternel. Ce qui permit à Gargantua de prononcer un discours éloquent, généreux, indigné, contre ceux qui induisent les enfants à se marier sans le su et aveu de leurs père et mère.

— Feraient-ils pis, s’écrie Gargantua, commettraient-ils un acte plus cruel, les Goths, les Scythes, les Massagètes, dans une place ennemie par longtemps assiégée et prise de force ? Ils voient les dolents pères et mères tirer hors de leur maison, par un inconnu, un étranger, un barbare, leurs si belles, délicates, riches et saines filles, qu’ils avaient nourries si chèrement, en tout exercice vertueux, disciplinées en toute honnêteté, espérant les donner en mariage, en temps opportun, aux enfants de leurs voisins et antiques amis, nourris et institués de mêmes vertus, et voir naître d’eux lignage héritant les mœurs avec les biens et meubles de leurs pères.

Contre qui Rabelais (car c’est bien lui qui parle par la bouche de son géant), contre qui Rabelais s’indigne-t-il ainsi avec tant de force et d’éloquence ? Contre les mystes, dit-il. Il n’ose les désigner plus clairement. Mais tout le monde, quand parut le livre, reconnaissait, en ces mystes, les moines qui subornaient les filles et les mariaient à l’insu et contre le gré de leurs parents. C’était un des fléaux domestiques les plus redoutés alors. Ces religieux fondaient leurs détestables pratiques sur le droit canon, « Bien sais-je, dit Pasquier, dans ses Recherches sur la France, que, depuis quelques centaines d’années, quelques moines rapetasseurs de vieilles gloses nous ont insinué cette barbare et brute opinion que, de droit canon, le consentement des pères et mères n’était requis, au mariage de leurs enfants, que par honneur et non par nécessité. » C’est contre ces religieux suborneurs et marieurs clandestins que Rabelais s’élève véhémentement. Remarquez, à cette occasion, comme il a tous les tons, le plus noble comme le plus familier, et comme il sait passer, quand il lui plaît, du bouffon au pathétique.

Pantagruel, après avoir pris congé du bon roi Gargantua son père, se rendit au port de Thalasse, près Saint-Malo, accompagné de Panurge, d’Épistémon, de Frère Jean des Entommeures et des autres familiers de sa noble maison.

Il commença à armer ses navires et il y fit notamment charger une grande quantité de l’herbe pantagruélion. Qu’est-ce que cette herbe pantagruélion ? À en juger par la description que Rabelais nous en fait, c’est le chanvre. En quatre chapitres, l’auteur en définit les caractères, en expose les divers usages, en exalte les propriétés, en recommande les vertus. Et, dans ce morceau qui termine son troisième livre, il se montre botaniste exact autant qu’enthousiaste. Ce grand homme peut être cité parmi les créateurs de la botanique, car, le premier, il eut quelque idée du sexe des plantes.

Ainsi s’achève, d’une façon imprévue et magnifique, ce merveilleux troisième livre, si abondant en excellentes scènes de comédie et où Molière puisa à pleines mains. Je ne connais pas de pages, dans toute la littérature française, d’un style aussi riche, d’un sens aussi plein.