Rabelais et ses éditeurs/V
V
Il s’en faut de beaucoup que les éditions originales de Rabelais soient correctement imprimées. Aussi les éditeurs modernes ont-ils pour la plupart cru devoir faire des corrections plus ou moins nombreuses, soit en s’aidant des éditions antérieures, soit en tâchant de pénétrer et de rendre de leur mieux la pensée de l’auteur.
Pour le premier livre, un travail minutieux de confrontation de l’édition de M. Jannet avec celle qui lui a servi de type m’a permis de relever douze douzaines de corrections, chiffre exact.
Sur ces cent quarante-quatre corrections, cent dix-sept ont passé dans l’édition de M. Marty-Laveaux ; vingt-sept n’ont pas été admises par lui.
M. Marty-Laveaux a eu vingt fois raison. Toutes les fois, en effet, qu’une correction n’est pas absolument indispensable, il faut respecter le texte. M. Jannet a donc fait des corrections qui n’étaient pas suffisamment justifiées[1] : j’en trouve même cinq ou six qui me paraissent mauvaises[2]. Mais je regrette que M. Marty-Laveaux en ait négligé jusqu’à sept qui me semblent indispensables pour l’intelligence du texte.
Page 39 de l’édition de M. Jannet : « Car comme le blanc exteriorement disgrege et espart la veue, dissolvent manifestement les espritz vizifz, selon l’opinion de Aristoteles en ses problemes, et les perspectifz… » M. Marty-Laveaux reproduit le texte : « et des perspectifz ».
Page 44 : « Adjustoit la boussole ». M. : « Adjoustoit la boussole ». Ajouter n’est pas ajuster.
Page 118 : « N’est-ce pas assez tracassé de avoir transfreté la mer Hircane ?… » M. : N’est-ce pas assez tracassé dea, avoir transfreté ?… »
Page 168 : « Voyans, les assiegez, de tous costez les Gargantuistes avoir gaigné la ville, se rendirent au moyne à mercy » M. : « Voyans les assiegez de tous costez, et les Gargantuistes avoir gaigné la ville, se rendirent au moyne à mercy ».
Page 178 : « Item, parce qu’en iceluy temps on ne mettait en religion des femmes sinon celles qui estoient borgnes, boyteuses, bossues, laydes, defaictes, folles, insensées, maleficiées et tarées, ny les hommes, sinon catarrez, mal nez, niays et empesche de maison ( — À propos, dist le moyne, une femme qui n’est ni belle ni bonne, à quoy vault toille ? — À mettre en religion, dist Gargantua. — Voyre, dist le moyne, et à faire des chemises), feut ordonné que là ne seroient reçues sinon les belles… » M. : « Item… empesche de maison ».
À propos (dist le moyne), vne femme qui n’est ny belle ny bonne, à quoy vault toille ? À mettre en religion, dist Gargantua. Voyre, dist le moyne, et à faire des chemises. Feut ordonné… » Ici l’interruption, que M. Jannet a placée entre parenthèses, commence par un alinéa et est suivie d’un des espaces blancs que nous savons. La phrase principale est coupée net après le mot maison, et recommence par une lettre capitale, comme si c’était une phrase nouvelle.
Page 179 : « Vingt et sept cent mille huyt cent trente et un moutons à la grande laine ». M. : « … trente et un mouton… » Le nombre est suffisant pour entraîner la marque du pluriel.
Page 182 :
Voz abus meschans
Rempliroient mes champs
De meschanceté.
M. Marty-Laveaux imprime : mes camps. Le sens en souffre ; la rime du second vers devient insuffisante, et sa répétition calculée dans le troisième n’existe plus.
M. Marty-Laveaux a fait lui-même un petit nombre de corrections plus ou moins heureuses. Page 12 de son édition, il imprime : passé, au lieu de : pessé, qu’on lit dans le texte et dans l’édition Jannet. — Page 17 : resieunier ; texte : resieumer ; J. : resieuner. — Page 93 : ousterent ; texte : cousterent ; J. : housterent. Mais il me semble qu’il a eu tort de s’éloigner du texte et de l’édition dans ce passage de la page 158 (édition J.) : « C’est (dist Gargantua) comme l’eau du Nile en Égypte, si vous croyez Strabo et Pline, lib. vij, chap. iij, advise que c’est de la miche, des habitz et des corps ». Ceci me semble dire clairement que les inondations du Nil, en fécondant les terres, pourvoient aux besoins des habitants ; mais je ne comprends plus lorsque je lis dans l’édition M., suivant la leçon des deux premières éditions originales : « C’est (dist Garagantua) comme l’eau du Nile en Égypte, si vous croyez Strabo et Pline, lib. vij, chap. iij, advisez que c’est de la miche, des habits et des corps ».
M. Marty-Laveaux, dans le chapitre XXII et ailleurs, ajoute la lettre x à l’article au, lorsque celui-ci est joint à un pluriel. Avant de faire cette correction vingt fois, il eût été bon de se demander si la prétendue faute si souvent répétée n’était pas systématique. M. J. s’est abstenu. M. de Montaiglon a corrigé comme M. Marty-Laveaux, mais en mettant l’x entre crochets.
- ↑ M. Jannet imprime persiguière au lieu de persiguire, rampeau au lieu de rapeau, sassé au lieu de sessé, Montmartre au lieu de Mont matre, vendangeans au lieu de vendeangeans, esguorgeter au lieu de esgourgeter, gouetz au lieu de gouvetz, ancestres au lieu de encestres, selon au lieu de scelon, confines au lieu de confins. Ces corrections sont bonnes, mais n’étaient pas très-nécessaires.
- ↑ Mange au lieu de mangeue, vignes au lieu de vines, entroient partout et ravissoient… au lieu de entroient partout, ravissoient…, eschapperoit au lieu de escapperoit, Jean au lieu de Jen et de Jan.