Rabelais et ses éditeurs/IV
IV
MM. Burgaud des Marets et Rathery se sont écartés quelque peu, pour l’établissement du texte, de la marche tracée par Brunet. Choisissant dans diverses éditions les leçons qui leur ont paru les meilleures, ils en ont même adopté quelques-unes qu’on ne trouve pas dans les éditions regardées par Brunet comme les seules originales. Et comme ils n’ont relevé qu’un petit nombre de variantes, les modifications qu’ils ont introduites dans le texte ne sont pas toujours signalées, d’où il suit que leur édition ne ressemble à aucune des éditions de Rabelais, et qu’ils ne donnent pas au lecteur le moyen de reconstituer un texte original quelconque.
M. Jannet, au contraire, s’est renfermé dans l’observation stricte des règles que nous avons rappelées tout à l’heure. Il reproduit pour chaque livre la dernière édition donnée par l’auteur ; il relève toutes les variantes des éditions antérieures, qu’il a eu la bonne fortune d’avoir sous les yeux, et qu’il ne retrouverait probablement pas aujourd’hui.
M. Marty-Laveaux et MM. de Montaiglon et Lacour suivent exactement, à l’égard du texte, la même marche que M. Jannet. M. Marty-Laveaux promet des variantes, sans dire s’il les donnera toutes ; MM. de Montaiglon et Lacour ne donneront que les plus importantes.
Mais ce qui établit une distinction capitale entre les éditions dont nous venons de parler, c’est le système suivi pour l’orthographe et pour la ponctuation.
On sait combien l’orthographe française était incertaine au seizième siècle et au dix-septième. C’est à ce point qu’on aurait pu dire qu’elle n’existait pas. Dans les livres les plus corrects de cette époque, on peut trouver dans la même page le même mot imprimé de trois ou quatre manières différentes. Lorsqu’il s’agit de réimprimer un livre de la seconde moitié du dix-septième siècle, on peut, sans grand inconvénient, adopter l’orthographe actuelle. Mais il n’en est pas de même pour les ouvrages antérieurs à cette époque, parce qu’alors l’orthographe est en voie de formation, et qu’il est intéressant pour le philologue de suivre, à travers ses irrégularités, les modifications successives qu’elle subit. Cela est vrai surtout pour Rabelais, dont l’orthographe varie systématiquement d’un Livre à l’autre.
Brunet n’avait pas d’opinion bien arrêtée à cet égard. « En donnant une édition de Rabelais, dit-il (Recherches, p. 143), ce qu’il y aurait de mieux à faire, selon nous, serait de choisir un des deux moyens que nous allons proposer et de s’y attacher invariablement. Ainsi donc de deux choses l’une : ou bien on suivrait pour l’orthographe des quatre premiers livres les dernières éditions données sous les yeux de l’auteur, c’est-à-dire celle de Juste, 1542, pour les deux premiers, et celle de Paris, Mich. Fezandat, 1552, pour le troisième et le quatrième ; et pour le cinquième, qui est posthume, une des premières éditions complètes ; ou bien, si l’on voulait éviter le mélange discordant de différentes orthographes dans une même édition, on observerait celle des deux Livres imprimés chez Fezandat en 1552, et on s’y conformerait dans les autres livres, en ayant grand soin d’écrire constamment le même mot de la même manière, chose qui jusqu’ici n’a été, que je sache, bien observée dans aucune édition de ce roman ».
MM. Burgaud des Marets et Rathery ont voulu « éviter le mélange discordant de différentes orthographes » ; mais ils se sont écartés du plan proposé par M. Brunet, et avec raison. En effet, outre que l’orthographe des éditions de Fezandat n’est pas aussi régulière que le supposait l’illustre bibliographe, elle est, par suite des concessions faites par Rabelais au système étymologique alors en faveur, beaucoup plus compliquée que celle des plus anciennes éditions des deux premiers Livres, laquelle se rapproche beaucoup plus de celle qu’on suit actuellement. MM. Burgaud des Marets et Rathery se sont attachés à simplifier l’orthographe en la rendant uniforme. Ils ont eu soin d’écrire constamment chaque mot de la même façon, mais en adoptant, de toutes les formes employées dans les diverses éditions de Rabelais, celle qui se rapproche le plus de l’orthographe actuelle. Il est incontestable qu’ils ont par là grandement facilité la lecture de Rabelais aux personnes peu versées dans la connaissance de notre vieux langage.
M. Jannet a résolûment adopté le premier des modes proposés par M. Brunet. « J’ai, dit-il, respecté l’orthographe que j’avais sous les yeux. Dans le texte, c’est celle de l’édition qui m’a servi de copie ; dans les variantes, celle des éditions qui les fournissent ».
Jusque-là, M. Marty-Laveaux suit exactement le même système. Mais voici où les deux éditeurs cessent d’être d’accord : « Il est bien entendu, dit M. Jannet, que j’ai distingué les i des j, les u des v, qui, dans les originaux, sont confondus ou mis à la place les uns des autres, suivant des règles qu’il serait trop long d’exposer ici. Cela facilite la lecture sans porter atteinte à la fidélité du texte ». M. Marty-Laveaux lui reproche d’avoir par là « singulièrement modifié la physionomie de l’ouvrage qu’il reproduisait ». Le fait est incontestable ; mais, en vérité, je crois que M. Marty-Laveaux sera le seul à l’en blâmer, et qu’il aurait mieux fait de l’imiter. M. Jannet a fait ce qu’avaient fait avant lui Le Duchat, Johanneau et tant d’autres ; ce qu’avaient fait MM. Burgaud des Marets et Rathery, qui, précisément, font observer qu’on fait de même pour les auteurs latins et pour les auteurs du siècle de Louis XIV. Ils auraient pu ajouter qu’on ne fait pas autrement pour les plus anciens monuments de notre littérature. M. Marty-Laveaux peut s’en convaincre en ouvrant, par exemple, un volume de la collection des Anciens poëtes de la France, publiée sous la direction de M. Guessard, membre de l’Institut, son ancien maître à l’École des Chartes.
Il est un autre point sur lequel M. Marty-Laveaux a une manière de voir toute particulière : il s’agit de la ponctuation. M. Jannet a dit, toujours à propos de Rabelais : « Quant à la ponctuation, elle était à refaire entièrement, comme dans tous les vieux auteurs. Je l’ai établie de mon mieux. J’ai coupé les dialogues par des traits allongés, qu’en typographie, comme en mathématiques, on appelle des moins. Cela jette beaucoup de clarté dans le livre, et ne pourrait avoir qu’un inconvénient, celui de prouver que je n’ai pas toujours bien compris ». M. Marty-Laveaux s’élève vivement contre cette liberté grande. Il tient beaucoup à cette ponctuation, qui, de son aveu, n’a pas de règles, mais qu’il déclare néanmoins plus importante encore que l’orthographe. Il nous prévient qu’il l’a conservée scrupuleusement (douce illusion !). Pour indiquer le changement d’interlocuteur dans le dialogue, il n’a pas usé « de la ressource facile de mettre partout des tirets », parce que les tirets ne sont à la mode qu’à partir des Contes moraux de Marmontel, mais il a respecté certains espaces blancs qui, selon lui, « marquent un repos plus grand que le point, moindre que l’alinéa », ce qui, par parenthèse, produit dans certains cas un effet qu’il n’avait pas prévu. Lorsque la phrase précédée d’un de ces espaces blancs commence au bout de la ligne, ce qui arrive fréquemment, cela produit un véritable alinéa, souvent intempestif.
En somme, chacun des deux éditeurs s’est placé à un point de vue différent : M. Jannet a voulu donner un texte fidèle avant tout, mais en même temps clair, d’une lecture facile, intelligible, pour le plus grand nombre possible de lecteurs ; M. Marty-Laveaux a eu en vue un public tout particulier d’antiquaires amis de Rabelais (Avertissement, p. iij). Le premier a fait un travail d’éditeur dont il connaissait les difficultés et les périls ; le second entreprend un travail de reproduction dont un photographe s’acquitterait mieux que lui.
Loin de nous la pensée de blâmer les reproductions exactes de livres menacés de disparaître. Nous serions heureux de voir des bibliophiles zélés réimprimer les trois ou quatre volumes d’éditions originales de Rabelais dont on ne connaît qu’un exemplaire. Ces volumes, il faudrait les reproduire lettre pour lettre, ligne pour ligne, page pour page, avec leurs incorrections, avec leur ponctuation fantasque. Ce seraient des matériaux précieux mis à la portée des érudits. On pourrait, par la suite, réimprimer ainsi les éditions originales des quatre livres, sans omettre celles que M. Marty-Laveaux a prises pour texte de la sienne.
M. Marty-Laveaux, en effet, malgré son désir sincère de faire une sorte de fac-simile de l’édition qu’il reproduisait, s’en est éloigné beaucoup plus qu’il ne l’avait cru tout d’abord. Si nous comparons un passage pris au hasard dans le premier Livre, nous trouvons que l’édition de M. Marty-Laveaux se rapproche beaucoup plus de celle de M. Jannet que de l’édition type.
Deux modifications systématiques contribuent largement à ce résultat. Dans l’édition gothique du premier livre, de François Juste, 1542, l’apostrophe n’existe pas, et l’accent aigu sur l’é masculin final est très-rare. À l’exemple de M. Jannet, M. Marty-Laveaux introduit partout et cet accent et l’apostrophe. Il reproche à son devancier de n’avoir tenu presque aucun compte des majuscules ; mais lui-même les place et les déplace d’une façon qui semble passablement arbitraire. Quant à cette ancienne ponctuation à laquelle il attache tant de prix, il ne laisse pas de la modifier sensiblement. En somme, ce qui contribue plus particulièrement à donner à son édition une tournure archaïque, c’est le soin qu’il a eu de conserver les s longues, et d’employer des ligatures qui n’existent même pas dans l’original. Afin que le lecteur puisse juger en connaissance de cause, nous donnons ici le commencement du chapitre XLVII, tel que nous le trouvons dans l’édition de François Juste, dans celle de M. Jannet et dans celle de M. Marty-Laveaux. On verra que, dans un passage de quatre-vingts mots environ, cette dernière édition présente une apostrophe, huit é accentués et trois virgules qui ne sont pas dans l’original. À l’égard des majuscules, nous ne pouvons nous expliquer comment le lieu nommé Chosé peut y avoir plus de droits que le lieu nommé rivière.
Au point de vue de l’orthographe et de la ponctuation, nous sommes assez embarrassé pour parler de l’édition de MM. de Montaiglon et Lacour. Le volume publié n’étant précédé d’aucun avertissement, nous ne connaissons pas au juste les intentions des éditeurs. Il nous paraît néanmoins qu’ils se bornent à reproduire exactement le texte de M. Jannet. Nous remarquons seulement qu’ils ont osé beaucoup plus que lui, — peut-être trop, — à l’égard de la division du texte, qu’ils ont disposé en alinéas extrêmement nombreux.