Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice III/Chapitre III

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 279-283).
Appendice III — Du romanticisme dans les Beaux-arts.

CHAPITRE TROISIÈME
Le romanticisme et la musique.

S’il semble au premier coup d’œil que le romanticisme ne peut pas s’appliquer à la musique, c’est qu’il s’y applique trop ; c’est que dans cet art charmant, où nous avons la bonne habitude de n’applaudir que ce qui nous fait plaisir, le classicisme nous semblerait trop ridicule. Nous ne connaissons pas la musique des Grecs, et l’on n’écouterait pas un instant à la Scala la musique qui ravissait nos pères en 1719.

Il me semble que la musique nous fait plaisir en mettant notre imagination dans la nécessité de concevoir certaines illusions. Lorsque nous entendons de la musique que nous connaissons déjà, notre esprit, au lieu de s’abandonner à de délicieuses illusions au profit de la passion qui nous subjuguer dans le moment, se met à comparer le plaisir d’aujourd’hui avec le plaisir d’hier ; et, dès lors, le plaisir d’aujourd’hui est détruit ; car la sensibilité ne peut faire qu’une chose à la fois.

Cimarosa, Piccini, Sacchini, Galuppi, ont fait chacun trente opéras ; de ces cent vingt opéras, cinquante a peine ont été joués à Milan ; et quand ont-ils été joués ? Vers 1780, quand nos pères étaient encore à l’Université. Donc, nous n’en avons pas la moindre idée et cependant nous ne pouvons pas les souffrir.

Pourquoi ? c’est qu’au lieu de jouir nous comparons ; or, la comparaison est ce qui tue la musique. Quand l’on nous donne Le Barbier de Séville de Paisiello ou la Secchia rapita de Zingarelli, nous comparons le style de cette ancienne musique au style moderne des Rossini, des Mozart, des Mayer.

Qu’arrive-t-il de là ? C’est que nous applaudissons avec fureur le Barbier de Séville de Rossini, qui ne présente autre chose que les idées de Cimarosa habillées à la moderne.

N’allez pas croire que je n’admire pas Rossini ; je crois qu’avec Canova et Vigano, il est maintenant l’honneur de notre belle Italie. J’avoue que ce n’est qu’après l’avoir adoré pendant cinq ou six ans que je me suis senti le courage de le critiquer. Mais enfin je suis obligé ici de faire voir que, comme les femmes décident, pour le moins autant que les hommes, du mérite de la musique, il n’entre point de pédanterie dans le jugement du public, et que, par conséquent, il est ultra-romantique. Ce qui plaisait à nos pères, en 1790, ne nous plaît plus en 1819, trente ans plus tard.

Mon sentiment particulier, c’est qu’il entre un peu d’affectation dans ce dégoût du public pour la musique ancienne. Il y a certaines cantilènes qui expriment les passions. Par exemple, la jalousie est exprimée par l’aria Vedro mentr’io sospiro que chante le comte Almaviva dans les Nozze di Figaro de Mozart ; ces cantilènes-la ne peuvent pas vieillir en trente ou quarante ans, et j’avouerai que dans tout l’Otello de Rossini, je ne trouve rien qui exprime aussi bien la jalousie, ce tourment des cœurs tendres que cet air : Vedro mentr’io sospiro.

Le public est ennuyé à mort des opera seria que l’on continue à donner à la Scala, pendant le carnaval, par le classicisme le plus ridicule uniquement parce que cela plaisait à nos pères vers 1770. D’ici à deux ou trois ans, chacun osera dire ce qu’il sent, et nous aurons alternativement un opera seria et un opera buffa. Alors on sera obligé de revenir au génie de la gaieté, on reprendra les chefs-d’œuvre de Cimarosa, et seulement on priera Rossini, ou quelqu’un de ses élèves, de renforcer un peu l’harmonie des accompagnements.

Cet hiver, nos dames, en bâillant à mourir de tous les opera seria dont on nous a assommés, se consolaient de temps en temps en chantant : ci penserà il marito. Elles empruntaient ce souvenir au Rivale di se stesso, le seul opéra vraiment bouffe dont on nous ait régalés depuis longtemps.

Cet hiver la Camporesi che ci faceva sbadigliare col mezzo degli « Illinesi » aurait pu nous charmer par Don Giovanni, au moyen duquel madame Camporesi et Crivelli ont fait gagner dieci mila luigi à l’impresario de Londres. Le Matrimonio segreto est trop connu pour le donner de longtemps ; mais, enfin, c’est un opéra très comique, et l’on sait que Crivelli et madame Camporesi l’ont chanté avec succès à l’étranger. Donc, ils auraient chanté à peu près aussi passablement un autre opéra de Cimarosa, aussi comique et moins connu.

Je conclus ; nous avons assez de sérieux a casa, nous voulons du comique à la Scala. Il faudrait que la nova impresa fût obligée à donner alternativement un opera buffa et un opera seria. Cet hiver, pour nous égayer nous avions tous les soirs trois tragédies à la Scala[1].

J’ajoute que le carnaval prochain, puisque nous avons le bonheur d’avoir Rossini, au li su d’un opera seria, il faut lui demander un opera buffa, et que le libretto de cet opera buffa ne soit pas une traduction du français, mais une chose vraiment italienne, adaptée à nos mœurs, et, par là, vraiment romantique.

  1. Gl’Illinesi, Acbar grand Mogol, ed Il ritorno del Pellegrino.