Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice III/Chapitre II

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 275-279).
Appendice III — Du romanticisme dans les Beaux-arts.


CHAPITRE DEUXIÈME
Le romanticisme et la sculpture.

… Dans les beaux arts il n’y a qu’un cas unique où le romanticisme ne soit pas applicable.

Qu’est-ce qu’élever une statue à un grand homme ?

1o On se propose, par un sentiment de tendresse, de faire plaisir à son ombre, et de le récompenser ainsi de tout le plaisir qu’il nous a donné ;

2o On se propose d’exciter les hommes à l’imiter ;

3o Ou, enfin, d’éterniser les grandes qualités qui l’ont distingué.

Ici, je prie en grâce mon lecteur de regarder bien attentivement et bien froidement ce qui se passe dans son âme. Pour cela faire, la première chose nécessaire est d’avoir une âme.

Quand je m’approche de cette statue in marmo bianco que j’aperçois à une certaine distance sous les marronniers del corso di porta Renza, je sais bien que c’est à Appiani qu’elle est élevée, ou, si je suis étranger, deux mots d’inscription vont me l’apprendre.

Indiquez qu’Appiani fut un peintre, par quelque accessoire plus ou moins ingénieux, vous me donnerez le plaisir de deviner une énigme ; mais, par cette petite jouissance, toute de finesse et de vanité satisfaite, vous retenez à terre mon âme qui brûlait de s’élancer vers le ciel ; pour un instant vous ravalez mon âme à n’être que celle d’un classiciste.

Donnez à Appiani un geste qui exprime son âme et non pas son état, car vous ne pouvez donner l’idée de ses chefs-d’œuvre qu’en montrant son âme. Exprimer quelque chose de particulier à l’artiste ; que, par exemple il avait les cheveux frisés de telle ou telle manière, ou qu’il était bel homme, c’est imiter les peintres du quatorzième siècle, c’est faire une méprise : car est-ce pour son toupet (ciuffo) ou pour sa jolie jambe que le public lui élève une statue ? C’est uniquement aux qualités de son âme et de son esprit qu’on rend un hommage immortel.

Si les traits que nous recevons en naissant de nos parents, si la physionomie qu’y impriment ensuite nos habitudes morales, exprimaient parfaitement et entièrement notre âme, je dirais : faites un portrait de votre statue.

Mais, comme il n’en est pas ainsi, une statue doit être un portrait embelli et doit présenter : 1o assez de ressemblance ; 2o autant que possible l’expression des grandes qualités que le public veut éterniser.

J’ai étudié très attentivement le buste de Vitellius à Gênes, les têtes d’Aristide et de César aux Studj à Naples, les bons bustes del Campidoglio a Rome ; j’ai cru voir :

1o Qu’il faut, dans la figure humaine, supprimer tous les petits détails qui n’expriment rien ;

2o Laisser, avec soin, aux détails que l’on conserve la physionomie de l’ensemble, le même degré de convexité dans les muscles. C’est ainsi que l’on fait le portrait pour la postérité.

Si le lecteur a la bonne foi et le talent de lire dans son âme, il y verra, je crois, que telle chose qui est intéressante dans la nature parce qu’il y a réalité, ne signifie rien dans les arts. Quoi de plus intéressant que de voir, à Montmorency, Jean-Jacques Rousseau écrivant, sur sa petite table, les lettres brûlantes de la Nouvelle-Héloïse ? Quel homme ne se fût pas arrêté pour jouir de ce spectacle ? Faites-en un tableau, il intéressera peu ; faites-en une statue, elle sera ridicule.

C’est que la sculpture fixe trop notre attention sur ce qu’elle entreprend d’imiter. Dans la nature, notre attention ne s’arrête pas à la perruque bien bouclée de Rousseau ; dans la sculpture elle nous fait rire. Vous venez de trouver dans la rue le rival qui veut vous enlever le cœur de votre maîtresse ; vous lui avez parlé, car vous êtes forcé de le ménager ; dites-moi quelle forme avait le nœud de sa cravate.

Dans le marbre, que voulez vous que me disent cette jambe et cette cuisse d’Appiani ?

Nues, par des contours grandioses (comme dans la statue de Phocion,) elles peuvent exprimer un caractère[1] et ainsi élever mon âme au sublime ; mais vêtues à la moderne avec des bas de soie et des souliers à boucles, cette jambe et cette cuisse sont ridicules.

Pourquoi ? je n’en sais rien. Pourquoi le tabac me fait-il éternuer ? Mais le fait est sûr. Voyez à Paris le dégoût que donnent des centaines de statues traitées dans ce genre. Il ne se passera pas cinquante ans avant qu’on ne les ôte de leurs niches pour les reléguer dans quelque garde-meuble. Voyez à Saint-Paul de Londres la statue habillée du père du romanticisme, le célèbre Johnson.

Je me trompe peut-être ; peut-être suis-je égaré par les habitudes de mon âme et je déclare impossible pour tous un plaisir qui est seulement impossible pour moi[2], mais il me semble qu’ici le romanticisme n’est pas applicable. Il faut le nu, car le nu est le moyen de la sculpture.

Mais, me dira-t-on, que concluez-vous sur le monument d’Appiani qui dans ce moment occupe tous les esprits ? J’aurais bien envie de ne pas conclure. En effet quels sont mes titres pour oser contredire tant d’artistes si respectables et si justement célèbres ?

Cependant, pour ne pas avoir l’air de parler sans avoir d’idée arrêtée, je dirai qu’il me semble convenable :

1o D’élever une statue à Appiani sur le bastion de porta Renza ;

2o Qu’elle soit à demi nue et drapée à l’antique, comme la statue de Phocion ou celle d’Aristide ;

3o Que son geste et son regard expriment une admiration douce et tendre pour les grâces de la nature ;

4o Qu’une de ses mains soit appuyée sur un groupe des trois Grâces de quatre-vingts centimètres de proportion ;

5o Qu’à ses pieds l’on voie une palette, des pinceaux et une inscription, non en latin, en grec, ou en syriaque, mais en italien simple et clair :

À Appiani, le peintre des Grâces.
Né à Bozizio, en 1757.
Il mourut à Milan, en 1816.

  1. L’ensemble des habitudes morales et non pas une passion.
  2. Ecco l’errore dei classicisti di buona fede, vecchi per la piu parte. La generazione che va formandosi a Pavia, non avrà le stesse abitudini, e di qua dieci anni la vittoria è sicura.