Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice II/Giornata … 2

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 247-252).
Appendice II — Des périls de la langue italienne.
GIORNATA …

À qui faut-il donc s’adresser ? Aux jeunes gens pleins de génie qui remplissent les universités de Pavie et de Padoue, à ces jeunes militaires que la paix rend aux soins de la vie civile, à ces employés qui, ayant abandonné les affaires, porteront dans la littérature les habitudes de raison qu’ils ont contractées en agissant sur des hommes et avec des hommes. Un bon dictionnaire est une affaire de raison et de discussion et non d’enthousiasme. Il faut un génie patient, il faut un génie qui sache espérer. Gravina aurait fait un meilleur dictionnaire qu’Alfierï. D’ailleurs nous avons une difficulté immense que n’avaient pas les étrangers : c’est le malheureux esprit de parti qui divise l’Italie sur l’article de la langue. Le moyen âge, qui nous a dicté cet esprit de parti, veut aussi nous dicter la langue, et jamais un Florentin, quelque raisonnable et philosophe qu’on veuille le supposer, n’admettra pour bon et ne consultera avec confiance un dictionnaire fait à Milan. L’unique compensation du malheur de notre position, c’est que nous pouvons faire notre profit, après les avoir soigneusement examinées et purifiées, des définitions de Samuel Johnson.

Une des considérations qui me font le plus désespérer de l’entreprise c’est la considération de finances.

Nous n’avons pas encore, dans notre malheureuse Italie morcelée, une loi qui protège les auteurs et les libraires contre le danger de la contrefaçon. Si un livre a du succès à Milan, on le contrefait sur le champ à Turin, à Plaisance, à Lugano, à Rome, à Florence, à Naples, à Palerme, etc., etc.

Notre dictionnaire ne sera donc pas fait par un philosophe comme Johnson, richement payé par des libraires qui sont sûrs d’acquérir dans le Dictionnaire une terre d’un revenu éternel et à l’abri de tous les accidents. Les héritiers de chacun des libraires qui firent travailler Johnson retirent chaque année du dictionnaire 10 à 15 mille lire italiane. Il est vrai que les frais furent immenses. Ils payèrent chèrement six commis pendant neuf ans. Chaque commis avait six mille francs. Ils fournirent à Johnson une grande quantité de livres.

Un dictionnaire français, celui de Catineau-Laroche (voyez le Journal de la Librairie) rapporte actuellement à son auteur un revenu de 6 à 7.000 francs par les nouvelles éditions qu’on en fait sans cesse.

Par un des malheureux effets de notre morcellement, le moyen anglais, le plus sûr de tous, est à peu près impossible pour l’Italie.

Pourrons-nous employer le moyen français et réunir une Académie de quarante ou cinquante gens de lettres célèbres ?

Pas davantage. Où réunirions-nous cette Académie ? Le moyen employé par les Français suppose cet autre immense avantage dont manque la langue italienne, une capitale où se forme un langage beau et simple et où viennent habiter naturellement tous les gens de lettres dignes de l’admiration du public.

Chaque petite capitale d’Italie a ses gens de lettres qu’elle met de l’orgueil à défendre. Vous ne pouvez réunir ces gens de lettres dans une même ville. Vous ne pouvez pas davantage les réunir pour un même travail. L’impossibilité du succès est la seule chose au monde qui puisse arrêter l’orgueil. Or croit-on, s’il s’élève une discussion, que l’homme de lettres de Venise le cède à celui de Milan ou le littérateur de Bologne à celui de Turin ? Bien loin de là, chacun sera soutenu par sa ville, fera une brochure et l’entreprise quelconque pour laquelle on aurait voulu les réunir ira à tous les diables.

J’ai à proposer un moyen qui, très probablement, ne sera jamais mis en exécution. Sachons profiter d’une circonstance unique et qui ne se reproduira plus. Sachons mettre en œuvre les talents de cette foule d’ex-préfets, d’ex-juges, d’anciens militaires. Beaucoup sont très-instruits ; nous voyons plusieurs d’entre eux entrer dans le barreau ou prendre d’autres états moins par le besoin de gagner de l’argent que par ce besoin plus noble des âmes fortes qui ont l’habitude de fonder leur orgueil sur des actions, le besoin d’une occupation.

Que chaque gouvernement nomme un commissaire, que Bologne voie se réunir une commission composée d’un commissaire piémontais, un milanais, un vénitien, un bolonais, un gênois, un romain, un florentin, un napolitain, un sicilien. Que chacun de ces neuf commissaires reçoive de son gouvernement un appointement de six mille francs par an. Leur travail devra durer cinq années. Chacun d’eux sera accompagné d’un secrétaire. Ce secrétaire devra savoir parfaitement, outre le latin, langue mère de la nôtre, une langue moderne, l’allemand, l’anglais, le français, l’espagnol. Ce secrétaire, également choisi par le gouvernement, recevra quatre mille francs par an.

Il faut que les neuf commissaires se réunissent dans une ville qui n’appartienne s’il est possible, à aucun des deux partis, qui, en fait de langue, se divisent l’Italie. La ville choisie pour leur réunion devra avoir de bonnes bibliothèques et se trouver dans une position centrale. Bologne semble assez convenable.

Aussitôt qu’ils seront réunis, les neuf commissaires ainsi que les neuf secrétaires qui auront voix délibérative nommeront un président du comité et un secrétaire. Ces deux fonctionnaires seront renouvelés tous les deux mois. Cinq fois par semaine il y aura une séance de deux heures pour discuter les difficultés de la langue. On dressera de chaque séance un procès-verbal. Tout se décidera à la pluralité des suffrages. La moitié des appointements de chacun des 18 membres de la commission sera convertie en droit de présence. Ce droit de présence sera distribué à la fin de chaque mois aux membres qui auront assisté réellement aux vingt séances.

Les neuf commissaires tireront au sort les neuf premières lettres de l’alphabet, et dans la première année chacun devra avoir fini tous les mots commençant par la lettre qui lui sera tombée en partage, ou il sera remplacé.

Au bout de trois ans le travail principal sera terminé.

Alors chacun des commissaires sera chargé d’examiner pendant trois mois pour chaque lettre le travail d’un de ses collègues qui lui sera assigné par le sort, et de fournir ses observations rédigées à la suite de chaque mot.

À la fin de la première année, on imprimera les neuf premières lettres du dictionnaire ; les neuf suivantes seront imprimées la seconde année ; le restant la troisième. Les observations, faites pendant la dernière année du travail des commissaires, seront pour la seconde édition. Par cet arrangement les commissaires recueilleront les critiques. Chaque article du dictionnaire sera signé de l’initiale de son auteur.

Les gouvernements conviendront entre eux que chaque débitant d’une contrefaçon quelconque du dictionnaire payera une amende égale à la valeur de deux mille exemplaires ; et tout imprimeur contrefacteur une amende égale à la valeur de cinq mille exemplaires. Le contrefacteur subira de plus deux mois de prison.

Le dictionnaire appartiendra aux cinq gouvernements qui, par un généreux amour pour les lettres, auront fait l’avance des frais nécessaires.

Aucun des commissaires choisis ne pourra avoir plus de cinquante ans, car il faut des gens actifs. Aucun des secrétaires qui les accompagneront ne pourra avoir plus de 30 ans.

La cinquième année de la commission sera entièrement consacrée à faire une grammaire italienne.

L’entreprise finie, chaque commissaire recevra deux cents exemplaires du dictionnaire, et chaque secrétaire cinquante.

Celui des commissaires qui aura montré le plus de zèle aura une pension de quatre mille francs. Une pension de deux mille sera la récompense de celui des secrétaires qui aura porté le plus d’activité dans ses fonctions.

Cette idée n’est qu’un aperçu offert modestement au public. Les bonnes têtes, les Instituts, les diplomates pourraient facilement perfectionner infiniment ce projet qui met d’accord tous les amours-propres. Plus probablement encore, il ne sera pas exécuté, et notre belle langue languira faute d’un dictionnaire qui soit un ouvrage de raison et non de parti.


12 mars 1818.