Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice II/Giornata 7
Tout le monde sait que jusqu’à ces derniers temps, l’Angleterre n’a été divisée qu’en deux partis seulement : les torys qui tenaient pour la cour, et les whigs qui soutenaient ce qu’on appelle la liberté. Un candidat qui prétendait être élu au Parlement se présenta dans un gros bourg du nord de l’Angleterre, bourg qui n’était composé que de deux rangées de maisons bordant une rue très large, au milieu de laquelle coulait un petit ruisseau. Le prétendant au Parlement se présente chez un riche tory et veut se capter son suffrage en lui étalant de grands principes de modération, de sagesse, de conciliation. Le tory le laisse dire. Quand le candidat eut fini d’exposer sa doctrine conciliatoire, le tory sort froidement de sa maison avec le candidat qui le suit, le mène au bord du ruisseau, et là lui dit froidement : « Tout le rang de maisons qui est sur la rive droite du ruisseau est tory, tout le rang qui est à gauche est whig et il y a le ruisseau au milieu pour les gens qui ne sont ni whigs ni torys. »
Je demande pardon à l’homme vraiment illustre dont je combats l’ouvrage, de la grossièreté de la réponse du tory. Trop souvent les Anglais, dans leurs bons mots, n’atteignent à l’énergie qu’en violant toutes les convenances qui sur le continent sont une source si abondante de grâces. Mais, à la grossièreté près, la réponse énergique et brève du tory rend toute ma pensée sur le nouvel ouvrage de l’auteur de la Mascheroniana.
Nous craignons que, pour ne s’être pas rappelé ce petit apologue, il ne se trouve exposé aux aigres clameurs des pédants et aux reproches un peu plus graves de la jeunesse et des philosophes.
Quel dommage qu’en fait de théorie du langage, on soit obligé de dire de ce grand poète, qui a donné de si beaux modèles : Non erat ille lux, sed ut testimonium perhiberet de lumine.
Les Toscans veulent nous imposer despotiquement leur langue comme s’ils nous avaient vaincus en dix batailles rangées. Ils ont tous les ridicules des prétentions dénuées de pouvoir, et encore ils ne veulent pas nous imposer leur langue actuelle, mais le langage dur des Toscans à demi-barbares qui vivaient en 1400.
Les philosophes de la Haute Italie veulent qu’on parle la langue qu’ont parlée depuis cinq siècles les deux cents auteurs italiens dont les ouvrages passent généralement pour les meilleurs. Non seulement nous voulons parler la langue de Dante et de Parini, mais encore celle de Spalanzani, de Filangieri, de Vico, de Genovesi ; nous ne voulons avoir nul égard pour le Vocabulaire de la Crusca, que l’auteur lui-même avoue être un ouvrage de parti.
Une idée quelconque qui demande, en beau toscan garni de ses avveggnachè, de ses conciofosse chè et de ses imperrochè, cinquante mots pour être exprimés, mise dans l’italien qu’ont écrit généralement les bons écrivains du dix-huitième siècle, n’exige que trente mots. C’est tout simple, depuis le treizième siècle, la civilisation a marché, quoi qu’en disent MM. les pédants, le temps est devenu précieux. Il faut renfermer les ouvrages les plus importants en peu de volumes, il faut dans la conversation dire beaucoup en peu de mots. Voilà une de ces nécessités générales dérivant de la manière de chercher le bonheur des peuples modernes qu’aucun pouvoir, pas même celui de l’Académie de la Crusca, ne peut arrêter.
L’illustre auteur, entre deux partis divisés par le mépris le plus profond, de la part des philosophes, et par toute la rage de la vanité blessée, de la part des pédants, l’auteur, dis-je, vient proposer un mezzo-termine.
Le siècle des mezzo-termine est passé. Il n’y a pas de paix possible entre des jeunes gens qui ne veulent prendre pour règle de conduite que des vérités démontrées, et de vieux pédants qui, bouffis d’orgueil parce qu’ils ont eu la niaiserie de passer huit ou dix ans de leur vie à lire des milliers de volumes poudreux et bêtes, allèguent l’autorité.
On propose aux pédants rien moins que de les détrôner de la hauteur usurpée où les ont placés leurs fausses études. À des vieillards bouffis d’orgueil et hébétés par l’habitude de raisonner lâchement sur tout, on propose de nouvelles idées. Pas même un philosophe de 50 ans ne peut admettre de nouvelles idées, cela est contre la nature de l’homme.
En matière de style, il n’y a d’autorité pour nous que ce qui est démontré.
J’avoue que les prolégomènes dont l’illustre auteur fait précéder le recueil de mots qui formera le fond de son ouvrage ne m’ont pas entièrement satisfait.
C’est une étrange prétention que de s’imaginer qu’un poète refroidi soit encore trop bon pour faire un excellent philosophe. Toute la vie d’un homme de lettres n’est que le développement de sa jeunesse. Le philosophe soumet au feu de réverbère de l’attention toute puissante de cet âge heureux les problèmes encore obscurs de la formation et de l’expression des idées. Le poète écoute les sentiments de son âme ardente, nourrit cette âme par les passions orageuses et étudie dans les poètes anciens l’art d’exprimer avec grâce les sentiments passionnés qui l’agitent ou l’art de peindre les images magnifiques qui se présentent à sa vue.
Est-il possible qu’arrivés à un certain âge et déjà lancés dans la carrière et couronnés de lauriers ces deux hommes changent de métier ?
Les premières têtes d’un peuple ne sont pas trop bonnes pour faire sa grammaire et son dictionnaire. Nous avons vu chez un peuple voisin les seuls hommes en France qui, sous Louis XIV, aient eu une pensée indépendante, les Solitaires de Port-Royal, faire la grammaire de la langue française. Les philosophes les plus froids, les plus graves, les plus inaccessibles aux préjugés et aux passions ont successivement proposé leurs doutes, éclairci les points litigieux. Ils faisaient sortir leurs décisions de ce qu’il y a de plus profond dans l’histoire de l’entendement humain. Pour ne parler que des vivants, les comtes Garat, Volney, Tracy[1], MM. Maine de Biran et De Gérando ont perfectionné la grammaire française. Je crois que tous ces sages philosophes seraient bien embarrassés de faire deux vers passables. Ces philosophes ont étudié l’histoire de la langue dans l’histoire de la nation, et c’est à leur exemple et suivant les préceptes les plus simples de la raison que nous croyons que pour avoir voix délibérative dans la grande dispute sur laquelle l’illustre auteur nous présente un mezzo-termine, il faut commencer par se rappeler l’histoire de Florence avec l’abréviateur Pignotti et celle de Milan avec notre excellent Verri.
L’illustre auteur, absorbé dans les images sublimes que ses magnifiques poèmes ont révélées à l’Europe, paraît avoir un peu négligé les données historiques.
Mais ce ne sont pas encore les plus indispensables. La grammaire n’est que l’art de noter nos pensées.
Il faut donc connaître à fond l’histoire de la génération et du développement de nos idées. Que dirions-nous de l’homme qui voudrait parler d’astronomie sans connaître l’algèbre ? Il en parlerait avec un langage plus ou moins élégant, mais il en parlerait comme le peuple. Il ferait encore tourner le soleil autour de la terre. En fait, de sciences, toute l’Europe ne forme qu’une seule république. Il n’est plus permis au géomètre anglais d’ignorer ce qu’a inventé le géomètre italien.
L’illustre auteur semble avoir totalement, négligé cet exemple. Il ne parle pas de la science si difficile et si sèche qui nous explique la génération de nos idées. En Angleterre, depuis trente ans, personne ne parle grammaire s’il n’a commencé par les ouvrages de Horne-Toock, les recherches de Reid, de Dugald-Stewart et de plusieurs autres. En France, avant d’ouvrir la bouche sur cet objet, il faut avoir lu Locke, Condillac, Maine-Biran, De Gérando et surtout la Grammaire générale de l’illustre comte de Tracy.
Le grand poète que nous critiquons à regret semble n’avoir pas lu ces derniers ouvrages, et ne pas même les connaître de nom. Il cite Condillac, Dumarsais et Beauzée. C’est à peu près comme si, en chimie, on parlait encore de phlogistique et des théories de Sage et de Le Roy. Les grands analystes français vivants, aidés par la section des sciences morales de l’Institut, ont fait faire de tels progrès à la science des idées et à l’art de les exprimer d’une manière correcte, ou à la grammaire générale, grammaire qui est aussi applicable à notre langue qu’à l’anglaise ou à la française, qu’il n’est plus permis, même dans la préface d’un dictionnaire, de partir du point où la science en était, il y a 40 ans, du temps de Beauzée et de Dumarsais.
Nous avons d’autant plus de besoin d’introduire dans les discussions sur notre langue la philosophie des Adam Smith et des Tracy, que nous sommes embarrassés, troublés et même irrités par les folles prétentions des Toscans et des pédants. Ils ne pourront pas nier l’impartialité des décisions que nous emprunterons aux Tracy, aux Dugald-Stewart, aux Volney. Il y a même une bonne raison pour qu’ils ne nous combattent pas sur ce terrain : c’est qu’il est inaccessible pour eux. Je défie un pédant de pouvoir lire et comprendre un des grands philosophes anglais ou français qui ont parlé du langage. Les livres de ces philosophes sont très clairs pour le jeune homme de 20 ans, mais les têtes des pédants sont tellement embarrassées de faussetés, d’idées peu exactes, de testi di lingua pris dans les auteurs du treizième siècle que de la vie ils ne pourront comprendre une bonne grammaire générale construite d’après les principes fournis par l’idéologie.
Je ne sais pourquoi l’auteur s’est privé d’une partie des avantages de son esprit en attaquant les pédants. Je parie bien qu’ils ne lui en sauront pas gré. Il va être attaqué dans des ouvrages très sobres de pensées, mais remplis en revanche d’une foule d’expressions affectées, de mots affectés, de tournures affectées. Il n’y aura rien de naturel dans leurs ouvrages que la colère contre le téméraire grand homme qui ose proclamer en public qu’on peut dire des sottises, même en se servant de tous les avveggnachè et de tous les imperrochè du monde. Nos pédants voudraient bien nous faire croire que pour avoir de l’esprit, il suffit de rechercher un style périodique et soutenu avec dignité, un style plein d’une gravité tendue et composée. Surtout, il faut bien se garder de dire rien simplement et de descendre de sa hauteur. Tel est le caractère des pédants d’une certaine ville ; à vingt lieues de là, règne, avec le même orgueil stupide, une autre espèce de pédantisme et d’affectation, car l’affectation est un Protée dont les métamorphoses se varient à l’infini. Je ne finirais pas si je voulais caractériser toutes ces métamorphoses ; nos pédants n’ont qu’une chose de commun entre eux : c’est le manque absolu de naturel. Et la qualité que le dix-neuvième siècle demande le plus impérieusement à ses écrivains, c’est le naturel. On peut prévoir leurs succès.
Quoique l’illustre poète qui vient de leur porter le premier coup ait négligé les considérations historiques, et qu’il ignore peut-être jusqu’aux noms des Reid et des Tracy, son livre sera cependant pour nous de la plus haute utilité.
D’abord son nom seul le fera acheter par toute l’Italie. On peut dire que le nom si justement vénéré du caver Monti va remettre à la mode pour toute l’Italie la grande question de la langue. Or si ce que nous avons dit des dangers de notre pauvre italien est vrai, ce service est le plus grand que l’on pût lui rendre actuellement.
Et ce service ne pourrait lui être rendu que par le plus grand homme de notre littérature. Remercions donc cet homme vraiment illustre d’avoir eu cette heureuse idée.
En second lieu, le recueil de mots discutés par notre grand poète sera nécessairement très supérieur aux prolégomènes philosophiques et critiques dont il a jueé à propos de les faire précéder. Dans ces prolégomènes qui tiennent à l’idéologie, le plus grand poète vivant n’est pas sur son terrain.
Au contraire, dans la discussion relative au sens et à la beauté de chaque mot, il nous fera part des réflexions qu’il a été obligé de faire depuis sa tendre jeunesse en composant ses immortels écrits. Toutes les fois qu’en faisant une terzina, il a hésité pour rendre sa pensée entre deux mots presque synonymes, il s’est déterminé précisément par des réflexions du même genre que celles qu’il va nous donner.
Donc le plus grand service qu’un écrivain quelconque peut rendre à la littérature italienne, le caver Monti vient de nous le rendre.
Il y a plus, lui seul pouvait donner ce secours à la langue italienne. Grâces éternelles soient donc rendues à ce grand homme. Si à nos yeux il a erré, c’est seulement par excès de modestie. Il a été timide dans la querelle qu’il suscite au Vocabulaire de la Crusca et aux pédants. Il n’a point jugé de toute la hauteur où les ans de gloire et de succès l’ont placé sur le Parnasse italien.
Comme il n’est pas d’homme sachant lire en Italie qui n’achète et ne médite son livre, s’il avait osé dire toute la vérité, il hâtait de dix ans peut-être l’accomplissement du désir de tous les vrais Italiens, la confection d’un vocabulaire qui ne soit pas un acte d’hostilité d’une des villes d’Italie contre toutes les autres et qui prépare ainsi, autant qu’il est donné à la grammaire, notre réunion générale.
Milan ne sent peut-être pas tout l’avantage de posséder dans son sein l’un des deux meilleurs hommes chez lesquels existe encore, en ce siècle sérieux et rembruni, le feu sacré de la poésie. Celui qui, accablé des chagrins que les révolutions ont si fort multipliés autour de nous, veut soulager son âme avec un peu de belle poésie nouvelle, est obligé d’ouvrir les œuvres de lord Byron ou celles de notre immortel Monti. La France et l’Allemagne sont muettes ; le génie poétique, éteint chez ces nations, n’est plus représenté que par des foules de versificateurs assez élégants ; mais le feu du génie manque toujours ; mais si on veut les lire, toujours l’ennui, comme un poison subtil, se glisse peu à peu dans l’âme du lecteur ; ses yeux deviennent petits, il s’efforce de lire, mais il bâille, il s’endort, et le livre lui tombe des mains.
Qu’il y a loin de cette triste manière d’être qui termine tous nos efforts pour lire les poëtes contemporains, au feu qu’on sent courir dans ses veines en lisant la Mascheroniana ou les élégies !
Redoublons donc d’hommages envers le grand homme que Milan, plus heureuse que toutes les autres villes de l’Italie, possède dans son sein. Réchauffons le feu sacré qui l’anime, et, tout en applaudissant au travail si utile qu’il vient d’entreprendre, écrions-nous au milieu de nos hommages :
« Ah ! ne vous perdez pas dans les épines du langage, n’imitez pas Alfieri qui perdit les années si précieuses encore de l’âge mûr dans la vaine étude du grec ; donnez-nous encore de beaux vers[3] ; vous le pouvez si vous le voulez ; ne désespérez pas de votre génie ! Si vous ne voulez pas courir les chances dangereuses de l’invention, suivez les traces de Cesarotti ; il nous a donné un Ossian, que les Anglais eux-mêmes viennent étudier avec respect, tant il est plus beau que l’original. Traduisez, ô grand poëte ![4] et, malgré vous, en traduisant, vous serez encore original, sublime, magnifique, et nous dirons encore, en parlant d’avance le langage de la postérité :
« Nous possédons dans nos murs le seul homme qui a su égaler le Dante, l’Arioste et le Tasse. »
Eh bien ! vous qui tancez si fièrement les paresseux, vous homme actif et dévoué au culte de la philosophie, prêchez par l’exemple. Imprimez, si vous ne voulez pas que je vous couvre de la même honte dont vous m’avez couvert.
Croyez-vous bonnement que si je savais faire un livre agréable, je ne l’imprimerais pas ? Vous qui y avez réussi, vous seriez mille fois plus coupable que moi si de lâches considérations vous retenaient quand…
qu’à re……
seriez un mo……
pas éluder la question par des sophismes. Accédez à ma demande, ou retirez l’anathème que vous avez lancé sur moi, et gardez votre part du titre infâme de paresseux.
Pour finir mes lettres à la milanaise, je vous redemande si demain nous dînons ensemble.
Aimez-moi, tout vilain que je suis, et croyez-moi
- ↑ Connu en Lombardie par l’excellente traduction que nous devons à M. le cav. Compagnoni, homme de lettres digne non pas de traduire, mais de composer des ouvrages originaux.
- ↑ Ce fragment avait été déjà publié par Colomb dans son édition de 1854. N. D. L. É.
- ↑ Vaine prière ! je lui ai faite ; il m’a boudé pendant un mois.(Note d’un inconnu.)
- ↑ Conseil fort sage. Monti en va devenir furieux. La raison est de l’eau pour lui car il est hydrophohe.
(Note d’un inconnu. Ainsi que la note précédente, elle est de la main qui a écrit le fragment de lettre ci-annexé.)(Note de Colomb.)
- ↑ En anglais : libre-penseur.N. D. L. É.